20 janvier 1983, François Mitterrand prononce un discours au Bundestag relatif à la question de la dissuasion nucléaire. Écrit par morceaux avant de prendre l’avion puis dans un petit bureau mis à disposition à l’arrivée à Bonn, le texte, qui délaisse les éléments initiaux que le Quai d’Orsay avait préparés, fera date.
Il y a 40 ans, la partie pour Mitterrand est claire : l’Allemagne doit-elle accueillir des missiles d’armes nucléaires sur son sol pour contrer la volonté soviétique de déployer plusieurs batteries à l’Est ? Pour le président français, aucun doute, la réponse est oui alors que l’opinion allemande n’est pas enthousiaste. « L’arme nucléaire, instrument de cette dissuasion, qu’on le souhaite ou qu’on le déplore, demeure la garantie de la paix dès lors qu’il existe l’équilibre des forces. Le maintien de cet équilibre implique à mes yeux que des régions entières d’Europe occidentale ne soient pas dépourvues de parade, face à des armes nucléaires spécifiquement dirigées contre elle » [1], déclare-t-il. Le mot est lancé : la parade consonne avec une danse et des affaires amoureuses. Comme on s’aime, on se fait peur. Les codes sont posés. C’est l’époque d’une dissuasion nucléaire connue, chiffrée, établie, avec des lieux identifiés, listés, visibles ; la parade et le comptage s’accommodent l’une l’autre selon une doctrine phalliquement vôtre.
Ce que l’on dit de la doctrine du nucléaire n’a pas beaucoup varié depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale : il y a en magasin de quoi faire disparaître au moins l’équivalent de ce que mon ennemi peut détruire. C’est conséquemment une arme qui ne doit pas servir parce qu’elle ne peut servir autrement qu’en anéantissant ceux qui s’en servent. Une arme tellement sensationnelle qu’elle serait cette rareté par laquelle on se met à parler – et qui donc éloigne la guerre. Curieux engin dont il paraît alors évident que c’est une arme d’autant plus efficace qu’elle reste là, plantée, pour ne jamais servir comme arme. Pourtant, c’est bien une arme.
Or, Lacan en parle déjà en 1967, en des termes qui viennent toucher la consonance romance de telles prévenances : « Mais le bruit du monde et de la société nous apporte bien l’ombre d’une certaine arme incroyable, absolue, qui est maniée sous notre regard d’une façon vraiment digne des muses » [2]. Avec les muses, Lacan fait entrer un intercesseur. On susurre son cheptel d’ogives à l’oreille ; de ce seul fait, nous sommes bercés entre un ciel où il ne resterait plus qu’un nuage, depuis lequel même une riposte est impossible et la condition de pauvre mortel qui tente de s’en dépêtrer – d’être pauvre et d’être mortel. Une arme qui navigue quelque part entre Dieu et la plaine habitée d’anonymes menacés qui ne seront jamais autre chose.
Alors, l’arme atomique fonctionne comme un semblant, qui de fait est soumis à l’usure. Emmanuel Macron, le 12 octobre dernier, finira par reconnaître que de cette arme, « moins on en parle, plus on est crédible » [3], laissant ainsi entendre que la doctrine a changé. Il est sommé de ranger les muses car l’heure n’est plus à cela, peut-être même est-il déjà trop tard. La conjuration est terminée. E. Macron est, comme dirigeant d’une puissance nucléaire, soumis à cette usure du semblant qu’a imposée Vladimir Poutine, qui, depuis le 24 février dernier, n’a pas caché à de multiples et nombreuses reprises l’intérêt de ce que l’on appelle la frappe nucléaire tactique : il n’est pas nécessaire de raser la planète des dizaines de fois pour justifier de l’arme atomique. Il suffit de raser une ville une fois, une région simplement, une partie d’un pays comme on mutile un corps agonisant pour le laisser à ses plaies. On ne s’en parle plus, parce que les jeux semblent déjà faits.
La dissuasion n’existe plus. Retour à ce à quoi ça sert : tuer. La question du reste est donc désormais concernée. Impossible, depuis la menace en Ukraine, d’économiser pour de petits frais la refonte des usages supposés de l’arme nucléaire.
Luc Garcia
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[1] Mitterrand F., in Archives de la présidence de la République, disponible sur internet : https://www.elysee.fr/francois-mitterrand/1983/01/20/discours-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-devant-le-bundestag-a-loccasion-du-20eme-anniversaire-du-traite-de-lelysee-sur-la-cooperation-franco-allemande-la-securite-europeenne-et-la-cee-bonn-jeudi-20-janvier-1983
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 125.
[3] Macron E., disponible sur internet : https://fr.style.yahoo.com/moins-parle-crédible-menace-nucléaire-190835096.html?guccounter=1&guce_referrer=aHR0cHM6Ly93d3cuZ29vZ2xlLmNvbS8&guce_referrer_sig=AQAAAN0sTUfoxPUR7CGoMOzc_IU1_-_tNkdSthTFKIfaSzSnJjcSDcugpn-_vnkBsxnYkSuNKiT1f7MC0cgpVkxSwMAZEeejabb-owpLeHaQ_g04DtfblD3FnyhHg1DKafo3DrKv4BeDEL5UyrQ8m8kLwHBMxhMCSheQv4KocCGXTCqp