C’était quelqu’un

C’est avec une grande émotion et beaucoup de tristesse que l’École de la Cause freudienne, son Directoire, a appris le décès lundi soir dernier de notre collègue et ami Roger Wartel.


Roger Wartel, c’était quelqu’un ; quelqu’un qui restera une figure marquante de notre École à laquelle il était fondamentalement attaché, et ce jusqu’à l’extrême de sa vie.

Formé à Strasbourg, lieu d’une psychiatrie foisonnante et inventive, professeur de psychiatrie à Angers, psychanalyste, il a rejoint l’École de la Cause freudienne dès sa création. Il en a été l’un des tout premiers Directeurs, puis il la présida, étant ainsi un artisan efficace de son expansion.

Il a œuvré avec une énergie remarquable à la diffusion des enseignements de l’École en province, faisant d’Angers un foyer d’irradiation de l’orientation lacanienne dans l’ouest du pays. Il a voulu que les villes de la Vallée de la Loire et celles de Bretagne s’associent dans une même ACF : en 2017, cette ACF continue d’exister sous cette forme, et nous savons ce que la rigueur de ses activités d’études doit à Roger Wartel.

Il a formé plusieurs générations de psychiatres et de psychologues auxquels il a fait découvrir l’enseignement de Lacan.

C’est ce remarquable enseignant que j’ai côtoyé pour la première fois à l’université catholique pendant un an dans le cadre de mes études de psychologie. Roger Wartel était quelqu’un, mais nulle hauteur ne le rendait inaccessible ; bien au contraire.

Il était impressionnant de simplicité dans l’accès qu’il savait nous donner tant aux lettres de noblesse de la psychiatrie qu’à l’enseignement de Lacan. Il donnait envie, permettait, disait oui, nous qui avions tant affaire aux obstacles et aux embarras. Il savait donner la pierre d’attente pour plus tard, si ce n’était pas le moment.

Accessible, il donnait accès ; l’anecdote enseignait, le détail révélait, le propos de Lacan savamment rapporté éclairait. En d’autres termes, je peux le dire à présent, il savait lire. Il savait lire, à partir de la psychanalyse, quand on lui parlait, ce à quoi je me risquais à la fin de son cours ou à la suite d’une présentation de malade : son œil était malicieux, son propos vif et ses silences prometteurs. Il savait être incisif, tempétueux quand il apercevait déjà, avant nous, où allait la psychiatrie tout autant que la psychologie.

J’avoue que bien souvent encore aujourd’hui, des éléments de son enseignement me reviennent où derrière le propos s’aperçoit le principe qui peut encore aujourd’hui guider l’action analytique.

Roger Wartel était un lettré, cultivé, excellent lecteur, ayant parfaitement réussi à nouer sa fonction de professeur de psychiatrie et la psychanalyse qu’il pratiquait passionnément : cela s’entendait.

C’est ensuite au sein de l’ACF et de l’ECF, que j’ai retrouvé Roger Wartel, découvrant plus pleinement le désir qui l’animait pour la psychanalyse.

Jamais en retrait il ne fut à mes yeux, jamais à la retraite. Ces interventions lors de Journées d’étude, à l’occasion d’assemblées, filaient comme des flèches, opéraient des déplacements de discours sensationnels : je retrouvais alors la même énonciation soutenue par une voix sans pareil, mélange de précision et d’amusement : il pratiquait une psychanalyse première topique, celle que Lacan aimait.

Roger Wartel, c’était quelqu’un. Quelqu’un qui nous manquera ; car nous perdons un collègue et un ami avec qui les relations étaient chaleureuses.

Un dernier souvenir : il avait pris soin de venir me saluer et me féliciter pour mon entrée à l’ACF, puis à l’ECF. Quelle attention, m’étais-je dis ! En quelques mots absolument pas convenus, il m’indiqua une partie de la logique de mon parcours depuis cette année de psychologie, me libéra en partie des tourments que cette discipline m’occasionnait. J’en fus durablement impressionné.

Au nom de l’ECF, ses instances, sa présidente, Christiane Alberti, et les membres de cette École qui estimaient profondément Roger, je veux ici adresser à notre amie et collègue Marie-Odile ainsi qu’à ses enfants et petits-enfants, nos sincères condoléances et nos pensées attristées, les plus affectueuses.

 




Nous avions vingt ans et nous étions ses premiers disciples

Nous avions vingt ans et lui avait déjà cette élégance d’aîné, qu’il fût dans son impeccable et strict costume trois pièces, à faire vivre le cours qu’il nous donnait, marchant de long en large sur la scène, occupant tout l’espace de sa présence animée et passionnante, ou qu’il fût, comme ce jour-là, nonchalamment vêtu de velours et d’un foulard en lavallière. C’était à Strasbourg, il riait avec nous et nous faisait rire, content de nous avoir amené dans ce Winstub bruyant et chaleureux après nous avoir fait traverser toute la France pour nous entraîner à ce premier congrès où il nous montrait qu’on allait peut-être pouvoir partager avec lui la passion de ce qui était sa vie. Nous ne comprenions rien encore de cette intelligence du monde mais pressentions qu’il y avait dans ce désir en marche une voie à suivre.

C’est peu dire que nous lui faisions confiance. Il était notre maître. Il nous a tout appris : le pouvoir des mots, l’élégance de la langue, les devoirs de la fidélité, et nous ne nous élèverons jamais à la hauteur de son sens des responsabilités. Roger Wartel, homme de parole dans tous les sens du terme. La mesure scandée et classique de son style n’était pas vaine faribole, non plus que son goût charmant pour la deuxième forme du conditionnel passé : elle servait toujours des conséquences, qui étaient non seulement de plaire mais aussi de convaincre.
Nous avions vingt ans et nous étions ses premiers disciples. Il y en eut ensuite beaucoup d’autres, deux ou trois générations, qui lui doivent d’avoir trouvé leur orientation dans la vie, et aussi sans doute un modèle pour être à la hauteur des tâches à faire.
Nous avions vingt ans et son sérieux était plein de gaieté. Sa présence était attentive, et ses exigences à la hauteur de ce qu’il espérait de nous. Son œil bleu se faisait quelquefois malicieux quand il surprenait nos défaillances, mais il était toujours là pour nous encourager un par un, qu’on soit son patient ou qu’on soit son étudiant. Il nous accueillait dans sa belle bibliothèque pour des après-midi ou des soirées de travail et aimait faire un feu dans la cheminée de tuffeau dont la fumée nous piquait un peu les yeux. Et sa conversation avait toujours la courtoisie de n’être jamais ennuyeuse, même si l’on voyait bien qu’il ne s’en laissait pas conter par ce qui l’ennuyait, et qu’il œuvrait avec finesse pour mener au succès ce qu’il entreprenait.
Et surtout il était là pour défendre et pour promouvoir das Ding : la psychanalyse d’orientation lacanienne, qu’il avait nouée, comme le foulard à son cou, à la psychiatrie qu’il connaissait si bien. Cela faisait un objet, un outil, inédit et puissant pour combattre les obscurités et peut-être pour améliorer le monde.
Son dévouement, son engagement, sa compétence ont forcé l’admiration et le respect de tous ; sa gentillesse, son appui indéfectible, son intelligence courageuse ont gravé nos cœurs.
« Le Nom-Du-Père on peut aussi bien s’en passer, à condition de s’en servir»(1), disait Lacan à propos de Joyce et de la psychanalyse. C’est une phrase cruelle, qui souligne que la supposition du père est d’essence religieuse et que notre discipline a à penser au-delà de ce réconfort. « Parier du père au pire »(2) sont d’ailleurs ses derniers mots dans sa Télévision, égalant le grand Bossuet qu’aimait lire Roger : « Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain et dans une seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines »(3).
Mais quoi, il y a aussi le gay savoir qui perdure, et l’amour, et la libido. Nos actions ne sont pas vaines, car elles durent au-delà de nous. Toute la vie de Roger Wartel témoigne de cette certitude tranquille. « On est pas si seul en somme », avait ainsi noté Lacan sur une dédicace de ses Écrits.
Il arrivait à Roger d’être ému aux larmes quand il évoquait celui qui avait été son analyste. Et il nous a montré que la transmission et le combat sont plus les amis de la psychanalyse que la solitude et l’abattement. Il aurait signé cela sans doute : « La seule chose à quoi je tienne c’est à transmettre le goût du savoir, du gai savoir, à provoquer l’élaboration, disons le transfert de travail : transmettre le goût de lire Lacan en effet, garder vivant, actuel, le style, la manière de Lacan »(4).
Nous te pleurons Roger, aujourd’hui que tu t’en vas rejoindre une paix tranquille, mais ta vertu reste en nous pour toujours.

Cette oraison a initialement été prononcée par l’auteur lors des obsèques de Roger Wartel le samedi 14 janvier 2016, à Angers.

1Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Seuil, Paris, 2005, p. 136.

2Lacan J., Télévision, Seuil, 1974, p. 72.

3Bossuet, “Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre”, 1670.

4Miller J.-A., Conversation sur le Signifiant-Maitre, Le Paon, diff. Le Seuil, 1998, p. 144.




Le spectre de la paralysie générale, un inédit de Roger Wartel

Roger Wartel excellait à réunir, en un même lieu, des collègues psychiatres, psychologues, psychanalystes lacaniens, mais pas seulement, pour débattre autour d’un thème toujours choisi avec le plus grand soin — la faute, la violence, la causalité, etc. Il savait aussi interpeller et susciter des réactions vives quand cela s’avérait nécessaire comme en 1993 où il proposait ce titre provocateur : « À quoi servent les psychiatres ? ». C’était le rendez-vous de printemps auquel, pendant de nombreuses années, il nous conviait dans la magnifique Abbaye de Fontevraud.
Lors de la Journée organisée au Val-de-Grâce en septembre 2005 et qui avait pour titre Le jeune Lacan nous avions relu très attentivement les premiers travaux de Jacques Lacan. Pour la plupart ce sont des communications faites dans des Sociétés savantes avec ses maîtres, neurologues ou psychiatres, de 1919 à 1933. Si leur rédaction relève d’une écriture convenue de la clinique on y trouve néanmoins une volonté de nous faire présent le malade par sa parole. Ces quelques impuretés de la clinique, à peine perceptibles, dégageaient déjà un sujet de la massivité de la causalité organique.(1) Cette pensée qui perce au début du XXe siècle garde toute sa pertinence aujourd’hui.
Roger Wartel était un invité prioritaire à ce Colloque pour sa fidélité à Lacan, sa vivacité à trouver le point clé d’un article, son goût pour ces travaux écrits aux intersections des disciplines et aussi pour son intérêt pour le fait psychique dans les armées. Je lui avais proposé d’écrire sur les interventions de Lacan à la Société de psychiatrie et de centrer son propos sur ce qui dominait alors la médecine comme la neuropsychiatrie, la dimension lésionnelle dont les séquelles de l’hérédo-syphilis. Il avait, dans cette courte intervention, non seulement cerné le contexte neuro-anatomique de l’époque — localiser la maladie mentale dans la boîte crânienne — mais aussi rappelé les subtilités du traité de Dupré qui, en 1914, séparait les affections neurologiques des pathologies de l’imagination.(2) C’est alors que Roger Wartel met très subtilement en tension cette interpellation de Dupré aux psychiatres de son temps avec les propos tenus dans la même Revue, L’Encéphale, en 2005 « Les schizophrénies ne seraient-elles pas préfrontales? ». Il trouve avec une pointe de dérision « émouvante cette fidélité au scientisme ». Il fait alors un retour à 1929, pour nous indiquer que l’approche scientiste du début du siècle fut le point de rupture qui conduisit un groupe de jeunes psychiatres orientés par la psychanalyse, dont Louis Mâle et Jacques Lacan, à créer autour d’Henry Ey le Groupe de l’Évolution psychiatrique. Il nous montre comment cette disjonction, neurologie/psychiatrie, est toujours remise en question et que Lacan est revenu à plusieurs reprises sur cette nécessité de rappeler la non congruence des deux disciplines. Il note que 1972 fut la date de la première agrégation de psychiatrie, celles de neurologie « ancien régime »  furent regroupées sous le non surprenant de « Concours balai » à l’instar de ces voitures qui récupèrent le retardataires, hors course. En mettant en évidence ce signifiant, Roger Wartel nous fait à la fois un clin d’œil et il souligne que le coup de balai peut avoir l’effet inverse: le scientisme étant tenace, beaucoup plus que les psychiatres, eux peu résistants aux chants des sirènes de cette science qui « voudrait faire du cerveau le carrefour cérébral, le défilé obligé du fait psychiatrique » comme l’écrit Lacan.
Nous devons faire tout notre profit de cette lecture(3) qui anticipait ce qu’est aujourd’hui la psychiatrie  avec le retour des théories localisatrices et ses conséquences dans l’usage du scalpel et des électrodes. Roger Wartel ne s’était pas trompé, pas davantage non plus sur le retour de cette affection que l’on croyait d’un autre âge, la syphilis. Il savait saisir tout ce qui du réel faisait retour et que la science mettait à profit pour reprendre son hégémonie sur la psychiatrie; pas sans la complicité des psychiatres eux-mêmes. Il n’a cessé de le dire et de lutter contre ce retour insidieux. La psychanalyse est une des réponses à cette régression et c’est ce que Roger Wartel a toujours soutenu.

Guy Briole

Le spectre de la paralysie générale

Le spectre de la paralysie générale [PG] est un terme bien venu. Il s’agit, historiquement, d’une méningo-encéphalite-syphilitique tertiaire que certains ont appelé syphilo-psychose. Elle fut, au siècle dernier, un véritable fléau et a été mise en place en 1822 par Bayle. Pourquoi la dit-on « générale » ? Sans doute parce que le germe responsable, le tréponème, ni virus, ni bactérie, est capable de tout dans tous les organes si on lui laisse le temps. Pour la PG, il faut des décennies. Jadis, le spectre était dénoncé à la tribune de la Chambre des députés sous cette interpellation d’un homme politique de la IIIe République : « Nos soldats s’alcoolisent devant le comptoir. Ils se syphilisent derrière ! »
Qu’en est-il aujourd’hui ? On pourrait croire qu’il n’est plus question de syphilis. Voilà bien que le spectre est là, parce que le tréponème fait concubinage avec le sida. Il est un germe opportuniste qui profite, comme le bacille de Koch, de l’immuno-dépression. Aussi, là où le sida s’étale, Afrique, Amérique du Sud, tourisme sexuel, la vérole, la grande vérole, revient jusqu’à chez nous. Il s’agit d’un problème de santé publique, car il faudra réapprendre pour enseigner la clinique élémentaire de la PG. Ainsi, nous faudra-t-il regarder attentivement les pupilles, apprécier une discrète ataxie, explorer la dysarthrie(4). Il faudra aussi assurer la main qui pratique la ponction lombaire et apprendre à lire les résultats de tests sérologiques plus fins que le Bordet-Wassermann. Les thérapeutiques sont heureusement plus modernes que la malaria-thérapie. La PG n’est pas éradiquée, pas plus que les fornications hasardeuses !
Notre problème, aujourd’hui, porte sur trois brèves communications, datées des années 1929-1930. Elles sont signées de Lacan, qui, à cette époque, n’est pas encore docteur en médecine, ni chef de clinique. Qu’a-t-il écrit de ces textes ? En 1933, dans Exposé général de nos travaux scientifiques, il précise qu’il publia « selon l’orientation que nous donnaient nos maîtres (…) mettre en évidence les conditions organiques déterminantes dans un certain nombre de syndromes mentaux ».(5)
Ainsi, peut-on supposer que ce n’est pas Lacan qui eut écrit de sa plume, en 1929, « (…) l’état paranoïde, symptomatique de la paralysie générale ». Lacan est, en effet, à cette époque, cosignataire d’un texte avec Georges Heuyer, lequel nous est connu pour la part prise dans l’émergence de la psychiatrie infanto-juvénile.(6) Il n’était cependant pas très favorable à la psychanalyse et vous savez qu’il eut cette remarque délicate à l’égard de la thèse de Lacan : « Une hirondelle ne fait pas le printemps ! ».
Les communications, assez brèves, se font sous l’égide de la Société de psychiatrie de Paris dont les réunions pluriannuelles sont publiées dans la revue l’Encéphale. Cette revue, toujours présente en 2005, est farouchement positiviste, et même scientiste au sens péjoratif.
Quel est le contexte ? Dans ce début du XXe siècle, la neurologie est la discipline médicale aristocratique. Elle est le triomphe, l’apothéose de l’anatomoclinique, puisque l’on parvenait à rapporter en un site neuro-anatomique une manifestation clinique périphérique. Charcot avait affirmé, à juste titre, « Somme toute, l’œuvre de la neurologie est achevée », ce que Monsieur et Madame Déjérine confirmaient par leur traité de 1913. Au fond, on retrouvait, avec la PG, l’ambition de Bayle, à savoir l’autopsie, que pudiquement on appelait « rendez-vous chez Morgagni »(7) expliquait les symptômes mentaux.
Or, il fallait que la maladie mentale, si imprécise, entrât dans une catégorie raisonnable dont nous avions le prototype anatomique par l’ouverture de la boîte crânienne des PG. Il fallait que la maladie mentale rentrât dans l’encéphale pour être maîtrisable, en référence à l’instance suprême du Savoir neurologique. Il était, là, une certitude qu’un pontage fut à portée de scalpel.
En effet, la PG se manifestait :
– par l’hébétude, la stupidité, la perte de l’initiative, l’incurie, ce qui évoquait l’inhibition mélancolique ;
– par la turbulence des activités incohérentes, désordonnées, la perte de la pudeur, ce qui évoquait la manie, en fait ici moriatique, démentielle ;
– par les délires qui allaient entretenir un vaste débat entre les hallucinations, les hallucinoses, ainsi que le reprendra historiquement Henri Ey dans son Traité des hallucinations. Détenait-on la preuve de l’origine anatomo-infectieuse du délire ? Pour certains, l’évidence était là, d’autant que la malaria-thérapie semblait révéler des psychoses hallucinatoires chroniques, type Gilbert et Ballet.
Il est intéressant de remarquer que Dupré, en 1914, dans son traité Pathologie de l’imagination, met en garde contre la simplicité de cette anatomo-clinique. Il traite, de façon disproportionnée, de la paralysie de la PG. Sa description est une merveille du genre, mais elle ne fait qu’introduire à une séparation radicale entre les apparences de délire de la PG et les vrais délires. Il dénonce « l’insuffisance des méthodes anatomiques », signale le caractère « colossal » du délire du paralytique général. En fait, pour lui, il ne s’agit pas de délire mais de démence frontale. Retenons de Dupré – 1914 :
– nous avons appris à penser anatomiquement (il fait ici allusion à la PG) ;
– nous avons appris à penser physiologiquement ;
– nous devons désormais apprendre à penser psychologiquement.
Croyez-vous que l’affaire soit close ? Pas du tout. En 2005, la même revue L’Encéphale, tenait des propos étonnants et nous proposait : « Les schizophrénies ne seraient-elles pas préfrontales ? ». C’est émouvant cette fidélité au scientisme, cette imperméabilité, cet oubli de lecture de Dupré ! Ajoutons que la société savante, qui s’intitulait Société de psychiatrie de Paris, a été relevée et publiée dans l’Encéphale sous le titre Association française de psychiatrie biologique. De l’autopsie nous nous sommes avancés jusqu’à la synapse, au chromosome, aux neurotransmetteurs.
Faisons retour à 1929. L’excès et la butée – le terme est ambigu – de la Société de psychiatrie conduisent à lui faire pièce. C’est aussitôt la fondation du Groupe de l’Evolution psychiatrique qui se constitue autour d’Henri Ey, Laforgue, Male, Rouart, Lacan. Ce dernier restera fidèle à l’Evolution psychiatrique tout au long de sa vie. Il participera à des colloques, à Bonneval entre autres. D’où viendra, en 1946, Propos sur la causalité psychique, article publié dans les Écrits.
L’affaire n’est pas close, puisque Henri Ey, en 1948, dans son Etude n° 3, parle de cette période de la fondation de l’Evolution, rappelant sa nécessité en raison « du ravage, de l’aveuglement passionné » de ceux qui faisaient du mécaniscisme et de l’organicisme leurs certitudes. Il fallait « arracher la psychiatrie aux tenailles du mécanicisme ». Poursuivons encore, avec Lacan, en 1969, qui publie un texte bref sous le titre “D’une réforme dans son trou”.(8) Il y est question de la disjonction de la neurologie classique et historique d’avec la psychiatrie. Nous nous trouvons, là, après la publication du Livre blanc de la psychiatrie, animée par l’Evolution, peu de temps avant les événements de 1968. A ce propos de la « disjonction du neurologue de la psychiatrie », Lacan rappelle « la haute tenue scientifique du neurologue ». Mais ce n’est pas pour autant qu’il faille faire du cerveau « le carrefour cérébral, défilé obligé du fait psychiatrique »(9). Il ajoute, fermement : « Nulle formation n’est plus impropre que celle du neurologue à la saisie du fait psychiatrique »(10). Il faudra attendre 1972 pour que soit instaurée la première agrégation de psychiatrie qui, à la vérité, récupérait cette discipline dans le cadre de la médecine. Les dernières agrégations de neurologie, ancien régime, datent de 1965 sous le titre de « Concours balai » !

Roger Wartel

1 Briole G., « Le jeune Lacan, tel qu’en lui-même », in : Lacan au miroir des sorcières, La Cause freudienne, 2011, n° 79, p. 98-105.

2 Dupré E., Pathologie de l’Imagination et de l’Émotivité, Paris, Payot, 1925 ; 504 p.

3 Les textes de cette Journée n’ayant pas été publiés, il s’agit donc d’un inédit.

4 Pour ce diagnostic on enseignait en médecine qu’il fallait demander au patient de prononcer cette série cocasse de mots : trente-troisième régiment d’artillerie territoriale !

5 Lacan J., « Exposé général de nos travaux scientifiques », dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Paris, Seuil, 1975.

6 Paralysie générale avec syndrome d’automatisme mental, en collaboration avec M. Heuyer. Séance du 20 juin 1929, in l’Encéphale, 1929, t. II, p. 802-803.

7 Giovanni Battista Morgagni, est un anatomo-pathologiste italien du XVIII siècle. Il est une référence de l’étude post mortem du cerveau avec ses quelques 800 autopsies.

8 Lacan J., D’une réforme dans son trou. Article écrit le 3 février 1969 pour le journal Le Monde mais qui ne fut pas publié. Cf. archives ECF.

9 Ibid.

10 Ibid.




Je me souviens de Roger Wartel

A 19 ans, j’assiste au premier cours de Roger Wartel récemment nommé professeur à la faculté de médecine d’Angers. Il nous décrit un symptôme curieux et bien peu médical d’une jeune femme incapable de pénétrer dans un parking écrit « P ».

Et, nous déclare-t-il : «  P = Putain, et je lui ai dit que j’étais impuissant à la guérir ». Pour une jeune apprentie médecin issue d’une filière scientifique, ce constat était quelque peu déroutant, mais ne pouvait manquer de piquer la curiosité.
A la fin de l’année, la question d’examen « la vocation médicale » a laissé coite et affublée d’un 9/20 celle qui était habituée aux notes excellentes.

Jeune externe scrupuleuse de réanimation, je m’étais aperçue qu’une patiente dont j’avais la charge avait perdu connaissance non à cause d’un AIT mais à cause d’un oubli de pilule : en somme elle était tombée par terre de peur de tomber enceinte ! Fière de ma découverte, j’en réfère à l’interne de psychiatrie qui en réfère au grand professeur qui, après s’être entretenu avec la patiente, me lance un «  prenez-la en charge ». Elle n’est jamais venue au rendez-vous. Mais alors pourquoi m’avoir dit ça ?

Etudiante en dermatologie, j’assistai aux présentations de malades de psycho-somatique et commençai à m’intéresser à la psychanalyse. Mon premier cartel fut avec Roger Wartel, le maître comme plus-un, mais un maître aux remarques toujours déroutantes. Qu’est-ce qu’il veut dire ?

Plus tard, faisant ma demande d’entrée lors de la création de l’ACF, je rencontrai Roger Wartel qui me dit : «  je ne sais pas si nous allons prendre des gens comme vous ». Alors pourquoi m’avoir suggéré de rentrer à l’ACF pour me faire une telle réponse ?
Susciter le désir, voilà ce qu’il avait fait pour moi, lui qui disait au jeune médecin qu’il pouvait réveiller l’inconscient.




Le Rouge et le Noir

Soit un ânon et un bœuf. Harnachez les. Puis vous les attelez à un palonnier. Si vous voulez que la résultante de leurs efforts inégaux soit perpendiculaire au palonnier qui les lie, il convient que la longueur des bras du palonnier soit inversement proportionnelle à la force que transmettra chacun des animaux au timon et puis à la charge que vous envisagerez de leur confier.

Remarque : un couple peut-être aussi dissemblable qu’il est possible. Mais encore faut-il pour faire couple qu’un timon entraîne une charge — un projet. Le point essentiel est celui de la fixation du palonnier au timon. Et les voilà noués.
Encore un peu de mécanique élémentaire : de deux, il y a nécessairement trois, liés par un point subtil que l’on peut figurer de l’entrecroisement de droites. Ce modèle est généralisable qui constituerait une sorte de clef de lecture aussi bien des romans, des pièces de théâtre et des films. Toutes les permutations sont possibles selon ces trois pôles autour de ce même point. Écrivain, cinéaste, metteur en scène jouent de ces combinaisons.
Souvenez vous de ce film ancien qui paraîtra à certains désuet, mièvre, même « dépassé ». Non, c’est un chef d’œuvre que l’on doit à Jean Renoir.
Fresnay, Gabin, Von Stroheim, tournent comme dans un ballet, de paire en paire, et chaque paire se trouve un instant arrimée à une belle idée : ça marche par trois avec pour troisième terme la loyauté, l’honneur, la fidélité, la conscience de classe, la communauté d’arme et puis la patrie ! La grande illusion éclate, panache et espièglerie.
Changeons de siècle. Nous sommes dans un manège où deux chevaux en parallèle trottent. Juché sur eux, un écuyer acrobate se tient souplement droit. Il fléchit alternativement les genoux d’un mouvement discret et subtil. Ses pieds reposent sur deux selles, l’une sobre et noire, l’autre ornée de passementerie rouge. Nous appellerons l’écuyer Julien.
Stendhal nous avertit : « La parole a été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée ». Julien, précepteur, est un séminariste à l’habit noir coupé, boutonné, brossé, plus seyant à son futur état que ne l’est « sa parfaite incrédulité ». Il récite à la demande, en latin, des pages entières du Livre saint. Au diocèse on reste réservé sur la validité théologique de cette pratique et sur son efficacité apostolique. Par contre, dans sa bourgade, nobliaux et bourgeois sont béats devant ce gouffre de savoir.
Julien a la charge des enfants de Rénal. Il fait contraste à la parfaite rusticité du mari, de retour d’émigration. Madame, une belle trentaine, est distinguée, d’une aristocratie provinciale teintée de rousseauisme.
Ramage et plumage du précepteur font effet. La tendresse s’insinue sans que Madame soupçonne où cela la conduit. De touche en touche elle n’avait bientôt « plus rien à refuser » à Julien et le déniaisa. Le scandale affleure. Le diocèse envoie à Paris ce précurseur de Rastignac. Le voilà devenu secrétaire de ministre. Il change de couleur d’habit. Que va-t-il faire de sa carrière ? Le goupillon lui échappe. Et le sabre ?
Lodi, Rivoli, Wagram, Borodino sont loin, où l’on pouvait gagner du galon et même un bâton de Maréchal ou un duché, à la force du sabre — de taille et d’estoc.
Mathilde, la fille du ministre, a fait quelques lectures qui l’ont éveillée. Elle n’a pas la brièveté de Cécile de Volanges, ni la fougue de Madame Roland, mais elle mérite que Julien s’élance comme au pont d’Arcole en grimpant nuitamment sur une échelle ; il franchit une fenêtre et assure sa prise. Ils y prennent goût au point qu’il l’engrosse. Décidément, Julien fait encore scandale. Mais il y gagnera, sans autre difficulté, et une particule, et un brevet de lieutenant qui lui ouvrent les portes de l’armée au Hussard de Strasbourg. C’est moins glorieux que de gagner le ruban rouge de la Croix d’honneur au champ de bataille, mais c’est le temps des demi soldes.
« Hypocrisie », « hypocrite », le mot revient dans le texte de Stendhal comme une clef de lecture. Eh bien c’est ce que Madame de Rénal dénoncera au point de mettre en péril le mariage et la promotion de l’amant. Et il la blesse d’un coup de pistolet.
Le procès pourrait très bien s’arranger sous la rubrique de la passion. La question se pose alors de savoir si Julien a aimé ces deux femmes. Son hypocrisie le portera-t-elle à accepter une indulgence royale, un non lieu, qui ferait douter de la véracité de ses amours ?
On est au comble de l’hypocrisie au point qu’accepter l’indulgence serait faire éclater sa duplicité. Plutôt la mort.
L’hypocrisie sera donc entretenue jusqu’au châtiment absolu alors qu’il n’avait aimé aucune de ces femmes, qu’il avait trompé leur amour.
Dans les dernières pages Stendhal insiste sur le fait que la vie même de Julien a été portée, guidée, soutenue, pas tellement par son propre vouloir mais par les autres, qui lui proposent un mirage, une étoile, dont il ne peut s’approcher qu’en avançant masqué. Grandes illusions.
Supposons ces quatre couples.
1° Julien et le Prélat : hypothèse réalisable.
2° Julien et l’officier : c’est trop tard depuis Waterloo.
3° Julien et Madame de Rénal : elle lui apprend la distinction tandis que lui jauge sa propre audace.
4° Julien et Mathilde de la Mole : elle l’introduit au monde et lui donne accès aux privilèges …
Tout cela s’effondre. Reste de ces couples Julien et la mort.

Ce texte avait initialement paru dans le blog des J45, Faire couple, à l’automne 2015.