Étiquette : L’Hebdo-Blog 20

Éditorial

« J'appelle symptôme tout ce qui vient du réel. Et le réel, tout ce qui ne va pas, qui ne fonctionne pas, qui s'oppose à la vie de l'homme et à l'affrontement de sa personnalité. Le réel revient toujours à la même place. Vous le retrouverez toujours là, avec les mêmes semblants. Les scientifiques ont beau dire que rien n'est impossible dans le réel. » (Jacques Lacan, Entretien accordé au magazine Panorama en 1974).

À la minute où nous bouclons ce 20e numéro de l’Hebdo-Blog, un frein, un suspens. Après une attaque terroriste mortelle au centre culturel de Copenhague, le samedi 14 février, Seize coptes assassinés en Égypte. Et plusieurs centaines de sépultures juives profanées, en Alsace, hier.

Nous aussi, orientés de Lacan, reviendrons comme le réel toujours à la même place. Référons-nous encore à l’expérience qui nous tient, l’expérience de la psychanalyse. Scilicet.

Tu peux savoir, lecteur, et lire les derniers Lacan Quotidien, plusieurs textes de Jacques-Alain Miller, rompus à analyser cette actualité, et celui d’Éric Laurent: http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2014/01/LQ-371.pdf.

Et d’autres encore.

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Pornographie : censure du langage

« Ou bien tu jouis, ou bien tu parles ». Serge Cottet cerne avec justesse et drôlerie la logique d’un vel propre au porno.

Dans le hard sex, tel que les vidéos le diffusent depuis les années soixante-dix, on ne parle guère. Est-ce alors le corps parlant qui prendrait le relais ? Distinguons :

Il y a le porno chic. Il arrive que les sujets disent quelque chose, du moins dans les préliminaires. Dans l’un d’entre eux, l’incontournable Brigitte Lahaie entreprend une femme dans la rue et lui propose de venir chez elle : « On s’occupe de tout ». L’impersonnel, tel un Dieu du sexe, garantit que la maison ne lésinera pas sur les moyens ; vous en aurez pour vos fantasmes. Ce cliché racoleur, genre Club Med, fait mouche et la femme de rencontre cède (on n’a pas la suite sur Internet). De brefs préambules, un semblant de scénario bâclé en quelques mots font fonction de simple mise en bouche. À partir du moment où ça baise, comme dans le porno hard, on ne parle plus. Normal, la jouissance est muette. Silence, on jouit. Un bruitage tout terrain accompagne les exécutants. L’hyper-réalisme oblige à tout faire, tout montrer, toute honte bue : « Dans la gêne, il n’y pas de plaisir », n’est-ce pas ? Les X les plus nuls gomment toute transgression ; nul interdit, pas d’angoisse. Sex machine, le corps est rivé à un protocole mécanique où les fantasmes pervers, loin de maximaliser la jouissance, la ravale ; on baise comme on passe le balai. Au fait, qui jouit ? Le phallus certes, en gros plan, mais pas le porteur du phallus ; c’est la jouissance de l’idiot que ne dément pas l’acteur Rocco Siffredi, malgré son harem affamé. Lui, sans émotion, impassible, fait le boulot. Un seul interdit : la parole. L’ascèse analytique sert ici d’antonyme s’il en était besoin : abstinence, équivoque phallique du discours, tout dire, ne rien faire, le corps n’en parle que mieux.

Dans le porno, côté mâle, si l’organe jouit seul, si la jouissance est hors corps, est-ce que « ça parle » ? Rappelons que « la jouissance est interdite à qui parle comme tel », selon l’axiome lacanien. Tout se passe comme si les imbéciles en concluaient qu’elle n’est permise qu’à condition de se taire. Ou tu parles, ou tu jouis ! Non seulement le corps ne parle pas, mais il ne faut pas qu’il parle ; cette intrusion du langage dans l’acte émousse la jouissance : la moindre concession à la sublimation prive l’acte de son énergétique, telle une castration par le langage prise au pied de la lettre. La seule concession que le porno fait à cette disjonction, c’est l’expression du cri, pour la fille ; le seul signifiant autorisé pour le porteur du phallus est l’insulte : « Salope » !

Un cinéaste de la nouvelle vague, José Benazeraf (Joë Caligula, Le désirable et le sublime) avait dénoncé cette dérive du X avec la prétention de faire de l’art : « Le porno, c’est fasciste ! », disait-il. Il avait pour argument que la jouissance féminine n’était pas prise en compte ; il voulait la faire parler (Bordel SS 1978). Tâche difficile : le corps ne parle pas tellement dans ses films, mais on parle beaucoup en son nom. J. Benazeraf, auteur hybride, verbeux, subversif, mélangeait les genres. Entre Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Mocky dans les années soixante-dix, son slogan avait la cote : le sexe est politique ! Le porno côtoyait la philo : Spinoza, Hegel... Or, nul n’a été plus que lui visé par la censure ; son « anthologie » des œuvres censurées en DVD (1975) ne va pourtant pas loin ; diffusée un temps en salle et sur Canal Plus, J. Benazeraf la commente en voix off. Il voulait faire parler le sexe, on lui a coupé la parole : on ne compromet pas la culture avec le porno. Conclusion : le porno parlant est plus censuré que le hard.

Par contraste, on se souviendra de la scène du coït dans Les amants de Louis Malle, une des premières dans le cinéma français, en 1958. L’acte sexuel lui-même n’est pas filmé, tandis que l’expression de la jouissance de Jeanne Moreau est explicite. Avec la montée de l’orgasme, rythmant sa jouissance, elle répète de plus en plus fort : « Mon amour ! » dans les bras de son amant de rencontre. Aveu incongru, dérangeant. Le réalisateur a su tirer profit de la censure de l’époque, tout en révélant une censure plus obscure, moins contingente : un impossible de tout dire sur la jouissance féminine.

Tel n’est pas l’avis de B. Lahaie, la voix féminine du porno qui entend en dire toujours plus sur la femme. Depuis ses années hard sex, elle a lu Freud et repris du service hors champ : promue, dans les années quatre-vingts, grand prêtresse de la fellation sur les ondes de RMC pour l’édification des jeunes filles maladroites, elle donne aujourd’hui des leçons de savoir vivre.

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Foucault – le pouvoir : une fiction de l’être

Pierre Sidon nous propose de revisiter l’œuvre de Michel Foucault en l’interrogeant comme un symptôme parant au rejet premier de ce qui liait pour lui nom et pouvoir. En usant de déconstruction, en montrant la diffraction des marques du pouvoir et l’inexistence de La société qui en serait la source, Foucault fait-il une réécriture qui lui permet de « guérir » le lien social défait ?

Folie et histoire : bien avant le chef d’œuvre de 1961, Histoire de la folie à l’âge classique, ce binaire constitue à la fois le « premier problème »[1] et la méthode de Foucault. Dès 1954, dans Maladie mentale et personnalité, il recourt en effet à l’histoire pour contrer toute idée d’essentialisation de la maladie mentale : « le sujet de la maladie mentale […] est un être historique… »[2]. Ce refus de la maladie comme essence est corrélé à l’idée de conditionnement par un Autre aliénant : la famille, l’hôpital, la société. Vocation précoce : on raconte qu’il professait déjà l’histoire à l’âge de douze ans… en famille. Lacan souligne à propos de Poe : l’œuvre ne « saurait être élucidée au moyen de quelque trait de sa psychobiographie : bouchée plutôt qu’elle en serait »[3]. Cependant Foucault, promoteur de la question nietzschéenne : « qui parle ? », encourageait aussi à considérer que « chacun de ses livres pouvait se lire comme un fragment d’autobiographie »[4].

Dans sa conférence de 1978 « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung »[5], Foucault résume ainsi sa question : « Comment ne pas être gouverné ? ». Si Didier Eribon, son biographe, ne veut pas y lire un « ne pas être gouverné du tout », on est tout de même frappé ici par la résonnance d’un dit primordial de la mère repris du père de celle-ci : « l’important est de se gouverner soi-même »[6]. Pensant avoir évité de diriger ses enfants, elle semblait avoir réussi néanmoins à interrompre la transmission paternelle, depuis plusieurs générations, du prénom du père : Paul. Après que sa mère l’ait tempéré d’un Michel, Paul-Michel, Foucault rayera plus tard le prénom du père haï, après avoir passé son tour de reprendre la vocation médicale de ce dernier. Mais ce rejet fera retour comme « foyer d’intérêt dont on n’arrivait pas à se détacher même lorsqu’on avait quitté sa famille »[7]. Source peut-être d’une archéologie du « paradigme médical » de son approche des sciences humaines[8] ? Source en tout cas d’un éthos « critique », d’un « désassujettissement dans le jeu de […] la politique de la vérité »[9], d’une « inservitude volontaire » portée haut – sans l’ironie de La Boétie. Ce rejet, il l’a mis au service d’une analyse des mécanismes du pouvoir : de l’absolutisme au « micro-pouvoir ». L’analyse se rapproche toujours plus de ses sources dans « l’individu » lui-même, mais ne parvient toutefois jamais à y pénétrer.

Dans ses débuts, c’est l’ironie, l’injure, l’isolement et le rejet qui semblent caractériser l’insertion sociale du jeune Foucault. Mais cela se situe bien au-delà de l’interprétation étonnamment essentialisante de son biographe voulant n’y voir que « poussée à l’extrême […], l’attitude typique d’un jeune gay mal dans sa peau »[10]. Certes l’homosexualité est épinglée par Foucault lui-même comme ayant tenu un rôle primordial dans l’orientation de son travail[11]. Mais,   nous sommes frappés, quant à nous,   par le poids singulier des mots du philosophe pour décrire le vécu de son homosexualité : « très vite, ça s’est transformé en une espèce de menace psychiatrique : si tu n’es pas comme tout le monde, c’est que tu es anormal, c’est que tu es malade »[12]. Identifié à une certaine abjection, « fouilleur de bas fonds » à l’instar de Nietzsche, il aura fait « sa patrie naturelle » « de la folie et de la manière dont elle est captée, disqualifiée, enfermée, méprisée, vilipendée » [13]. Mais cette « patrie naturelle », irrémédiablement opposée à la culture paternelle, ne résume pas son œuvre. Ce rejet primordial, il n’aura de cesse de le mettre au travail pour s’en extraire : le Pouvoir, initialement abordé sous l’aspect de sa violence – notamment en 1954 et 1961 – change de visage à mesure que s’accomplit, dans l’œuvre, le processus d’historisation qui en fit, plus que sa méthode, sa solution.

C’est ainsi qu’en 1973, reprenant son travail sur la psychiatrie, Foucault estime d’abord devoir récuser le substantif de « violence » dont il a usé dans son Histoire de la folie[14]. Nous faisons ici l’hypothèse d’une application possible des termes de Jacques-Alain Miller : d’« un rapport de méfiance, un rapport biaisé, tordu, au signifiant maître »[15]. Foucault, parti d’un vécu douloureux, rejoint, selon Deleuze, « un profond nietzschéisme » dans lequel « le pouvoir n’est pas essentiellement répressif puisqu’il « incite, suscite, produit »[16]. Il extrait donc sa conception du pouvoir d’un pathos primordial pour l’élever à la dignité d’une fonction physique, voire vectorielle, mathématique, comme semble l’indiquer le terme de « microphysique » qu’il promeut alors dans une réduction drastique du sens oppressif initial, peut-être à l’origine de son esseulement.

À quelques adhérences près (qu’il aimait les métaphores chirurgicales !), repérables par exemple dans sa fascination pathétique du tableau du roi Georges III nu et couvert d’excréments[17], et malgré une conception du pouvoir qui fait fi de l’amour, Foucault, inexpugnable Contr’un[18] et insoumis magnifique, aura produit une véritable déconstruction aux allures lacaniennes en concluant à l’hétérogénéité et à la pulvérulence des sources du pouvoir, à l’inexistence de La société[19]. Nous faisons l’hypothèse qu’il y est parvenu en traitant l’archive, dans un processus d’historisation subjective du savoir (qui lui est d’ailleurs reproché). Est-ce ainsi qu’il s’est, lui-même, « guéri » de son lien social défait, selon le mot même de son ami Althusser[20] ? Il est possible, en effet, que le rejet de l’ontologie, à l’origine d’une certaine irréalisation, ait constitué le vecteur à même de l’éloigner durablement de l’abjection primordiale à la source d’un certain sentiment initial d’infamie.

Après lui son enseignement se diffracte en des usages opposés[21], conformément au mathème du discours universitaire et comme, ironiquement, il l’avait souhaité : faute de l’amour forclos, le rejet de toute ontologie laisse les convives au banquet sans lien social véritable, et la voie est ouverte à tous les constructivismes sociaux, voire au transhumanisme qui trouve en Foucault une inspiration. Il nous laisse néanmoins l’exemple étourdissant de sa réinvention subjective singulière : « Écrire, c’est se transformer, c’est se déprendre soi-même. Si je savais où j’allais, je n’écrirais pas. »[22]

[1] Michel Foucault déclarait, dans les années 70 : « mon premier problème ça a été la psychopathologie et la psychanalyse ». [2] Foucault M., Maladie mentale et personnalité, Paris, PUF, coll. « Initiation philosophique », 1954, p. 17. [3] Lacan J., « Lituraterre » Autres écrits, Seuil, 2001, p. 13. [4] Eribon D., Michel Foucault, Paris, Flammarion, coll. Champs Biographie, 2011, p. 11. [5] Foucault M., « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », conférence prononcée par M. Foucault le 27 mai 1978 devant la Société française de philosophie, Bulletin de la société française de philosophie, 84e année, n° 2, avril-juin 1990. [6] Eribon D., Michel Foucault, op. cit., p. 17. [7] Voetzel T. Vingt ans après, Paris, Grasset, p. 55, cité in Eribon D., ibid., p. 31. [8] Defert D., « Michel Foucault ou les jeux de la vérité », France Culture, 1988. [9] Foucault M., « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », op. cit., p. 39, cité in Eribon D., op. cit., p. 12. [10] Eribon D., Michel Foucault, op. cit., p. 49. [11] Eribon D., ibid., p. 51-57. [12] Droit R.-P., Michel Foucault, entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 94-95, cité in Eribon D., Michel Foucault, ibid., p. 53. [13] Interview à la radio, par Jacques Chancel, 1975. [14] Foucault M., Le pouvoir psychiatrique. Cours au collège de France. 1973-1974, Paris, Gallimard, 2003, p. 15-18. [15] Miller J.-A., « Les semblants de l’Un », Conversation sur le signifiant-maître, Paris, Agalma/Seuil, 1998, p. 141. [16] Deleuze G., Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986-2004, p. 78. [17] Foucault M., Le pouvoir psychiatrique, op. cit., leçon du 14 novembre 1973. [18] La Boétie É. de, Le discours de la servitude volontaire ou le Contr’un, 1549. [19] Lagasnerie G. de, « Que signifie penser ? », Foucault contre lui-même, sous la direction de François Caillat, Paris, PUF, 2014, p. 30-33. [20] Althusser L., L’avenir dure longtemps, Paris, Stock/IMEC, 1992, p. 40. [21] Caillat F., Foucault contre lui-même, op. cit., p. 9. [22] Cité in Lagasnerie G. de, Foucault contre lui-même, op. cit., p. 45.

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Parler de lui encore

Mme N. vient au CPCT parce qu’elle ne comprend plus son fils Yohan, âgé de vingt ans.

Elle a eu « une adolescence carabinée, un père pédagogue qui la dévalorisait et une mère régisseuse ». À dix-sept ans, après une dispute avec son père, elle s’enfuit avec un « bad boy » et arrête ses études. Elle pensait l’aimer, il était intelligent et incarnait la liberté.

Enceinte à dix-neuf ans, elle dit avoir eu « un flash », réalisant que le père de son enfant était un truand se croyant supérieur à tous, condamné à des peines de prison. Or, devenue mère, « elle ne veut plus de bêtises ». Elle rompt et élève seule son fils. Mère câline tant qu’il est bébé, elle le tient à distance lorsqu’il a trois ans. « Je surveillais son œdipe » me dit-elle. Elle est présente, subvient à ses besoins, mais ne peut plus le câliner car il ressemble à son père.

Yohan semble être tombé malade à l’âge de dix-sept ans, suite à une liaison amoureuse. S’en suivront de longues périodes d’errance. Mme N. demandera l’aide de plusieurs personnes : des éducateurs, une association de parents et un psychiatre pour elle-même.

« Un virage à 180° »

Mme N. est tendue lorsqu’elle évoque son fils, son visage est crispé, elle relate les disputes, les manœuvres de son fils pour lui soutirer de l’argent, son laisser-aller complet et ses dents pourries. « Il n’est plus sous ma responsabilité depuis qu’il a dix-huit ans », plaide-t-elle. Puis : « J’ai fait des choses horribles : les éducateurs m’ont expliqué qu’il fallait un éloignement familial pour Yohan, ils me demandaient de ne pas l’aider. C’est allé très loin. » En effet, il s’est fait renvoyer du foyer d’hébergement. Elle l’a laissé à la rue, a coupé tout lien avec lui, témoignant alors de son côté d’un sentiment de liberté, mais d’un « flottement inouï ». Elle me dit : « Il allait mal, c’était l’horreur de le voir comme cela, alors j’ai donné la main à mon fils. » Elle le reprend chez elle mais au prix de nombreux conflits qui la débordent. Elle perd parfois la voix d’avoir crié. Elle le reprend, à la façon d’une régisseuse – comme sa mère, repère-t-elle. Elle le met dehors tôt le matin quand elle part au travail, mais elle se sent mal de le voir rester là, désemparé, à côté des boîtes aux lettres de son immeuble.

– « Il reste à côté des boîtes aux lettres ? … C’est une adresse que vous lui assurez, c’est important pour lui. »

Mme N. surprise acquiesce, soulagée. Par la suite mes interventions viseront à la soutenir dans sa place de mère prenant soin de son fils. Quand elle doit s’absenter pour le travail, il l’appelle parfois car il est en détresse. Il lui demande de venir le chercher. Parfois elle ne veut pas être dérangée, elle ne répond pas. Elle est alors inquiète, ne dort plus et se met en colère quand, décidant de le secourir, elle s’aperçoit qu’il a trouvé une solution et la laisse en plan. Elle ne comprend pas qu’il l’appelle alors qu’il sait qu’elle est loin.

– « Il a besoin de vous parler, ou même d’entendre votre voix sur le répondeur quand vous ne pouvez pas lui répondre. »

Ensemble nous évoquons les aides extérieures qu’elle recherche : ses parents prennent le relais le week-end, un ami lui loue un appartement et prend Yohan sous sa coupe, « entre hommes ».

Je lui indique que son fils est malade et qu’il faudrait qu’il consulte. Ce signifiant « malade » l’arrête, la questionne et l’apaise. Les consultations pour son fils auprès d’un collègue précisent cette ébauche diagnostique. « Il a dit que ça ne passerait pas comme ça, il a parlé de psychiatrie. » Elle prend cela très au sérieux. Elle me dit être plus douce, elle était « braque ». Elle me dit qu’elle l’entend et qu’elle s’est entendue. « Vous ne vous rendez pas compte, j’ai fait un virage à 180°. » Yohan ne supporte pas la vie, seul dans son propre appartement et va manifestement très mal. Mme N. accepte de le reprendre chez elle, mais avec un protocole médical. Elle sait maintenant qu’il est malade. « Je souhaite continuer à l’aider, mais ne pas recommencer à l’identique. »

Régler la distance à l’Autre

Par trois fois, les aides que Mme N a sollicitées visaient à la séparer de son fils dans le réel. Les éducateurs ont imposé l’éloignement, l’association de parents lui a conseillé de ne plus l’aider pour se protéger, son psychiatre lui a dit : « Je ne peux plus vous aider, vous ne voulez prendre aucun risque avec les hommes, revenez quand vous parlerez de vous. »

Mme N. remarque que je l’invite à parler d’elle. Elle me dit : « Nous avons parlé de beaucoup de choses la dernière fois, mais je reviens toujours à mon fils. »

– « Oui, pour le moment vous avez besoin de parler de lui et de vous. »

Par la suite, Mme N parle de son fils et d’elle-même, de ce qu’elle met en place pour lui, de ce qui la soutient, elle.

Elle a un métier qui lui plaît, où la féminité et l’apparence comptent. Elle s’y sent indépendante. C’est un milieu où il n’y a pas de cadre ou d’habitudes préétablies. Cela lui convient parce que c’est elle qui instaure des règles.

Mme N. aborde sa relation aux hommes. Elle dit : « Je me tiens à distance des bad boys, mes vieux démons, parce que je suis maintenant une femme respectable. » Elle fréquente un homme qui souhaiterait construire une vie de couple. Elle constate qu’elle veut rester indépendante. Elle sait être affective, mais n’a pas les « sentiments adaptés » pour vivre avec quelqu’un.

Reprendre une vie normale

Lors de ces séances, Mme N. a exposé ce qui la soutient, ce qui lui permet de régler son lien à l’Autre. Le lien à son fils échappe à cette formule et la pousse vers la haine. Elle vient traiter ce qui dans le lien à son fils ne trouve pas à se symboliser, rendant inhumaine la séparation et impossible la vie sous le même toit. Le signifiant « malade » permet à Mme N. de tenir une place, celle d’une mère « respectable » qui prend soin de son fils. Les entretiens se terminent quand, Yohan allant à nouveau mal, Mme N. conclut que « cela doit maintenant passer pour lui par le CMP ». Elle se sert de ce signifiant « malade » pour introduire une respiration dans leur couple, sans le livrer à la rue. Elle peut envisager une séparation d’avec son fils qui doit être soigné et « veut essayer de reprendre une vie normale ».

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Lorsque l’enfant questionne, d’Hélène Deltombe

Le commentaire fort vif de Carolina Koretzky du bel ouvrage d'Hélène Deltombe met en valeur ce qui de son titre fait ressource dans la cure qu'un psychanalyste conduit pour un enfant en souffrance : le moment où ce qui fait question, pour son entourage ou pour lui-même, peut se décliner en une énigme. Car l'énigme, et l'appui pris par Freud sur la légende d'Œdipe nous le rappelle, constitue réellement la façon dont le sujet est mis à l'épreuve de soutenir la question de son désir, en y mettant du sien.

C'est précisément ce point que vise le psychanalyste en son interprétation. La 3e Journée de l'Institut psychanalytique de l'Enfant le 21 mars mettra à son étude les diverses facettes et les diverses façons de l'interprétation.

Daniel Roy, directeur de la Journée.

Lorsque l’enfant questionne[1] est le titre du dernier ouvrage d’Hélène Deltombe. En 2010, H. Deltombe abordait déjà la clinique psychanalytique avec les adolescents dans son ouvrage Les enjeux de l’adolescence. Sur le plan épistémique, Lorsque l’enfant questionne est un livre qui a la grande qualité, d’un côté, de nous faire entendre le plus intime de chaque cas clinique présenté – ne sont jamais absents les méandres et les détours parfois compliqués d’une cure d’enfant – et, de l’autre, de poser les bases théoriques de la pratique analytique. H. Deltombe réussit à montrer clairement la puissance de l’appareil conceptuel de Freud et de Lacan pour aborder les problématiques cruciales que la clinique avec les enfants nous pose. Ainsi, elle permet au lecteur de toucher de près la manière dont ces concepts répondent à une pratique très concrète. H. Deltombe partage avec le lecteur son expérience d’analyste avec les enfants. J’utilise ici le terme d’expérience non pas dans le sens d’avoir de l’expérience (méfiance !), mais dans le sens où nous sommes en permanence – comme le souligne Bruno de Halleux dans sa belle préface – avec Hélène au cœur de son cabinet.

Ce livre, vous l’avez compris, est un livre éminemment clinique : Dylan, Olivier, Yvan, Victor, Sylvain, Florent, Marilyne, Simon, Stefan Zweig, Petit Hans, Hélène Deltombe. J’inclus l’auteur à la fin de la liste, lisez ce livre pour en déceler le mystère !

H. Deltombe ne nous épargne jamais les moments d’impasse dans la cure. Ceci constitue un élément fondamental dans ce que signifie la transmission d’un cas clinique. Transmettre les impasses d’une cure, comme Freud savait si bien le faire, c’est aller à l’encontre de toute idéologie de réussite ou de productivité dans une analyse. Présenter ce qui ne change pas quand tout change, montrer les impasses du transfert, montrer ce qui se répète, inclut la dimension du réel, fondement même de ce qui oriente notre pratique. L’analyste ne travaille pas avec ce qui marche, il travaille avec ce qui ne marche pas, ce qui cloche, ce qui ne trouve pas d’accord. Il travaille avec ce qui ne s’arrête pas de rater. Je pense au cas de Victor qui montre que, comme l’adulte, un enfant peut parler pour en dire le moins possible sur ce qui le taraude et que le dénouement du symptôme advient par l’irruption de l’inconscient, un inconscient qui a moins à voir avec un contenu profond et mystérieux qu’avec ce qui est de l’ordre du non-né, du non-réalisé, qui a donc à voir avec la trouvaille.

Le symptôme de l’enfant – un enfant comme symptôme du couple, un symptôme qui dérange l’Autre parental ou scolaire – est dans tous les cas la porte d’entrée que le psychanalyste emprunte pour faire résonner une vérité inconsciente. Dans son ouvrage, H. Deltombe développe finement le côté « solution » du symptôme de l’enfant. Il n’est ni une erreur ni un déficit, mais une solution, certes coûteuse, mais une solution trouvée. D’où le risque de réduire un symptôme, voire de l’éliminer, sans offrir au sujet l’accompagnement nécessaire pour qu’il trouve une nouvelle solution à son existence. Le cas de Karim est ici exemplaire. Le problème, comme H. Deltombe le souligne si justement, c’est que nous sommes aujourd’hui confrontés à des institutions de soin qui s’emploient « à éradiquer les symptômes sans plus s’attacher à la part de vérité qu’ils recèlent »[2]. J’en profite pour rapporter cette magnifique citation de Jacques Lacan dans le Discours aux Catholiques, que j’ai découverte grâce à ce livre : « décomposer jusqu’à la niaiserie tout dramatisme de la vie humaine »[3]. C’est précisément ce que soutiennent silencieusement certaines des méthodes contemporaines d’annulation du sujet. À l’analyste de permettre à ce dramatisme de se faire entendre.

Comme c’est souvent le cas en psychanalyse, la cause est ce qui se trouve à la fin. La postface du livre concerne la cause du désir de l’analyste. Freud, avec l’interprétation qu’il nous offre de son propre rêve connu sous le nom de « l’injection faite à Irma », a déployé pour nous les fondements névrotiques du désir de l’analyste. Il n’y a pas de désir qui saurait être pur. À l’analyste, dans sa propre cure, de dégager les ressorts de ce désir et d’en faire non pas un obstacle, mais le moteur des cures qu’il mène et oriente. Ce livre l’illustre particulièrement bien : un symptôme de mutisme (revers de toutes ces choses brûlantes à dire) peut devenir un silence où l’enfant pourra enfin poser ses propres questions.

Nous arrivons ainsi au titre de ce livre : Lorsque l’enfant questionne. L’auteure avoue l’avoir trouvé en résonance au livre de Françoise Dolto, Lorsque l’enfant paraît. Mais ici paraît, et la fascination pétrifiante de l’imaginaire avec laquelle ce mot résonne, est remplacé par questionne. Questionner ouvre sur le champ de la parole et du langage, c’est la puissance du signifiant qui est au premier plan. Mais qu’est-ce qui questionne ? L’enfant ? Les parents ? Le symptôme ? L’analyste ? Tout est à décliner, c’est la beauté de la clinique. H. Deltombe l’explicite parfaitement : les problèmes adviennent lorsque l’enfant ne questionne pas. Car l’enfant et la question sont étroitement liés : l’enfant questionne sans relâche le désir de l’Autre, il va l’interroger pour, un jour, ne plus être un assujet[4] et accéder à son désir.

Finissons donc avec cette belle phrase qui signale la portée de notre tâche : « On peut faire le pari que la rencontre avec l’analyste pourrait lui permettre de chercher ce qui se passe d’énigmatique pour lui. Il s’agit d’éléments inconscients, signifiants, qui le font souffrir et dont il n’a pas les clefs pour devenir sujet de son inconscient »[5].

[1] Deltombe H., Lorsque l’enfant questionne, Paris, Éd. Michèle, 2013, p. 97. [2] Deltombe H., ibid., p. 97. [3] Lacan J., Le triomphe de la religion précédé de Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 20. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 189. [5] Deltombe H., op. cit., p. 71-72.

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