Étiquette : L’Hebdo-Blog 18

Compte-rendu de Question d’École

« Problèmes cruciaux du contrôle et de la passe »

Samedi 24 janvier 2015 – Maison de la Mutualité

Cette journée a été organisée par le directoire de l’École qui en a choisi le thème et a proposé aux deux organes garants de la formation des analystes de le décliner. La Commission de la passe s’est intéressée à la façon dont les décisions sont prises par le jury qui nomme les AE ; la Commission de la garantie s’est ensuite intéressée à l’expérience du contrôle dans la pratique analytique, condition essentielle à la reconnaissance des Analystes membres de l’École, les AME.

La présidente de l’École, Patricia Bosquin-Caroz, a d’emblée rappelé que le contrôle et la passe ne sont pourtant pas obligatoires mais avant tout affaire de goût et de désir. Nous héritons de la dérégulation voulue par Lacan par rapport aux standards ipéistes. C’est dire qu’aucun standard, protocole ou immixtion des pouvoirs publics ne sont ici de mise : « un air de liberté souffle à l’École de la Cause freudienne », a-t-elle indiqué. Pour demeurer à la hauteur du devoir qui incombe à la psychanalyse en ce monde, les psychanalystes doivent rester sur la brèche en entretenant un rapport vivant à l’expérience ainsi qu’au sujet supposé savoir, loin de l’infatuation et du repli sur soi. En ce sens, la pratique du contrôle intéresse au plus haut point une école de psychanalyse car elle permet à l’analyste de rester en position analysante de sa pratique et de toujours forcer « son je n’en veux rien savoir ».

Cette journée a permis de parler des problèmes cruciaux du contrôle et de la passe en les proposant amplement au débat.

La boussole du passeur est son désir de faire émerger un savoir nouveau quant à l’issue d’une analyse et au devenir analyste. Lorsqu’une nomination d’AE est produite, ce qui emporte la décision de nommer ne se joue pas simplement au niveau des énoncés, mais se situe davantage au niveau d’une énonciation du passant, parvenue à la Commission par le biais du passeur. Celui-ci doit avoir réduit pour son propre compte, dans son analyse, sa captation par le sens joui afin qu’une inscription devienne possible pour un autre. En outre, si le passeur est attentif à ce qui se transmet d’un mode de jouir d’un corps, ce n’est pas affaire d’affects ou d’émotions non analysés. La condition pour être passeur répond à un moment logique de son analyse qui lui permet d’entendre le vivant en étant nettoyé de sa propre jouissance. Le passeur n’est pas un messager conscient et maître de ce qu’il transmet : il est lui-même le message.

La décision de nommer peut s’effectuer de manière fulgurante en emportant l’adhésion immédiate de l’ensemble des membres de la Commission de la passe. Parfois, une discussion s’impose. La commission s’est montrée sensible à certaines analyses qui se sont déroulées hors des sentiers battus. La nouveauté n’était pas pour autant contradictoire avec la construction logique. Les signifiants ont pu cerner l’inédit, entre l’articulé et l’inarticulable. Le pousse à nommer est aussi relatif à ce qui s’énonce du sinthome et qui n’est pas équivalent au fait de le nommer. En effet, il ne suffit pas qu’un passant dise « ceci est mon sinthome » pour qu’il soit nommé. Encore faut-il que cette production du sinthome soit enracinée dans un réel qui ait été aperçu dans l’analyse. Un reste de jouissance insu, un rêve de fin non analysé, sont des obstacles à la nomination. Le sinthome n’est ni un savoir, ni un effet de sens, c’est un mode de jouir qui n’est pas toujours repérable dans sa valeur de réel. La commission est attentive au détachement qui témoigne d’un savoir-y-faire avec le sinthome.

La certitude du candidat a été interrogée au travers des exposés de deux AE en exercice. Pour l’une d’elle, l’analyse a été la chambre d’enregistrement d’une incertitude portant sur le désir. La précipitation de la fin de l’analyse a surgi dans la surprise du signifiant nouveau « pas achevé » et de son équivoque. Pour autant, il a fallu qu’un « c’est ça » soit décrété par le sujet ayant atteint ce qui n’est pas négativable de la jouissance. La décision a consisté à terminer l’analyse en saisissant que le pas achevé correspondait au franchissement d’un seuil et qu’il était l’incurable. Pour une autre de nos AE, la seule certitude était celle d’avoir été analysante. L’analyse a permis d’isoler un « se casser la tête pour être une femme ». La certitude reste disponible non pas comme quelque chose de solide : c’est une certitude instable, une certitude gazeuse. Le corrélat de la certitude apparaît alors comme une nouvelle satisfaction ressentie à la fin de l’analyse, qui signe le dépassement du fictionnel. Il s’agit d’une joie relative à l’ex-sistence, au-delà de la fiction de l’être et du non-être. Le sinthome ne relève pas d’un « je suis » qui pourrait s’énoncer.

La Commission de la garantie a mis l’accent sur les différentes temporalités du contrôle. Le choix du contrôle chez l’analyste qui n’est plus en analyse se présente comme une réponse à la pratique contemporaine de la psychanalyse. Il s’agit de se tenir à la hauteur du réel en jeu. Par ailleurs, le contrôle est un mode spécifique de la parole qui n’est pas l’association libre de la parole analysante. La parole en contrôle vise le bien dire du cas, ce n’est pas une cure déguisée. On fait appel à un psychanalyste qu’on suppose plus expérimenté, ce qui implique une dimension de recherche en psychanalyse, soit d’élaboration de ce qui est nouveau dans la pratique psychanalytique d’aujourd’hui.

Le contrôle est une expérience, il peut durer dans le temps ; il accompagne parfois longtemps la pratique de l’analyste, dans l’après-coup de son analyse. Lorsque celui-ci est encore en analyse, le contrôle permet un allègement par rapport à ce qui encombre et qui empêche l’acte. Il peut en effet arriver que l’analyste soit ému, parfois à son insu. Le tsunami du contrôle dérange la défense, il désinhibe en inscrivant le désir de l’analyste à l’horizon logique de la pratique analytique. Cela suppose d’accepter un savoir inédit, au point où le sujet est toujours exilé de la langue. Y consentir demande du temps.

La pratique du contrôle implique un arrachement par rapport au sens. L’activisme peut inciter l’analyste à trop parler à son analysant pour parer à l’angoisse que la parole analysante suscite. Il convient de se distancier du trop de sens en rendant rare la parole afin que celle-ci ait du poids. L’opposition entre le faire surmoïque, qui relève de la pulsion, et le non-agir de l’acte analytique est l'un des enjeux du contrôle.

Enfin, les cas où l’analyste est surpris par l’embarras, par l’inquiétude ou l’affect en parlant d’un analysant en contrôle incite à considérer ce dernier du point de vue du corps parlant affecté par lalangue. Le contrôle suscite un nettoyage de la jouissance permettant à l’analyste-sinthome de se tenir à la place du Un qui se réitère, afin de laisser être son patient dans ce qu’il a de plus singulier.

Riche d’enseignement, Question d’École a ouvert l’année 2015 sous le signe du sérieux de notre orientation conjugué à la liberté de parole.

Lire la suite

Discordance

Stella Harrison tente ici de saisir pourquoi Jacques-Alain Miller, dans son texte d’introduction au prochain Congrès de l’AMP, énonce que « Le sexe faible, quant au porno, c’est le masculin, il y cède le plus volontiers. »[1]

Lacan, quand il invente les formules de la sexuation, indique qu’un homme c’est un sujet qui jouit de son fantasme et ne peut atteindre son partenaire sexuel que par l’objet a qui, dans le fantasme, cause son désir. Si La femme, elle, n’existe pas, une femme peut avoir rapport à la jouissance phallique et à la jouissance supplémentaire car elle n’est pas toute dans la fonction phallique. La jouissance supplémentaire a deux faces, précise J.-A. Miller : « C’est, d’un côté, la jouissance du corps, en tant qu’elle n’est pas limitée à l’organe phallique. […] Mais, deuxièmement […] c’est la jouissance de la parole »[2]. « C’est exactement, poursuit J.-A. Miller, la jouissance érotomaniaque, au sens où c’est une jouissance qui nécessite que son objet parle. »[3]

Que son objet lui parle ?

Nous voilà au cœur d’un discord ardent car ni le phallus ni l’inconscient ne parlent et la jouissance sexuelle, phallique, qui n’a que faire de l’Autre, est souveraine. La diffusion massive de l’image du porno travaille pour cette jouissance solitaire qui se protège de la rencontre réelle des corps. Même si prolifèrent à présent de nouveaux sites de rencontres qui semblent démentir cette seule tension vers le virtuel, nous objectons à nommer « rencontre » ces instants fugaces. Pourquoi ? Un mot d’abord sur la place du phallus dans le désir féminin. Quelles conséquences pourrions-nous tirer de ces passages des Écrits ? Commençons par « La signification du phallus » en 1958, Lacan écrit : « son désir à elle, elle en trouve le signifiant dans le corps de celui à qui s’adresse sa demande d’amour »[4]. La femme, si elle désire le phallus, aime le partenaire pour ce qu’il (ou elle) n’a pas. Mais, et déjà en 1960, Lacan, toujours visionnaire, nous propulse au XXIe siècle dans « Subversion du sujet et dialectique du désir » en écrivant, du sexe mâle, qu’il est « le sexe faible au regard de la perversion »[5], et il établit un répartitoire des modes de jouir :

Côté mâle, « la perversion […] accentue à peine la fonction du désir chez l’homme, en tant qu’il institue la dominance, à la place privilégiée de la jouissance, de l’objet a du fantasme qu’il substitue à l’Autre barré »[6]. Cet objet se distingue par sa permanence, sa fixité, condition nécessaire à la survie du désir. L’on peut donc penser qu’avant la fin d’une analyse menée à son terme, le désir, côté homme, est fragile par essence, comme ligoté au fantasme. Ce désir, « c’est un objet qui se satisfait du court-circuit de la parole. L’objet fétiche, c’est par excellence l’objet qui ne parle pas, l’objet inerte, l’objet en effet objectifié, objectalisé, et cohérent avec une exigence de jouissance qui admet que la parole reste hors jeu »[7]. Ce mode de jouissance est maître aujourd’hui, à l’heure où le porno est accessible à tous, à l’heure où, en cliquant sur « Charme » sur votre smartphone ou votre écran TV, jaillissent joyeusement les images d’organes sexuels et d’objets des plus spectaculaires. Le phallus se dévoile comme un réel ; sa représentation crève l’écran, ravalée, disponible, cocasse. L’homme s’y montre en position de faiblesse.

Du côté féminin, la jouissance est divisée. Avançons qu’une femme a plus d’un faible : le premier l’amène à prendre sa part dans la forme fétichiste du désir en tant qu’elle est inscrite dans la fonction phallique. Le second l’incite à quêter la lettre d’amour qui viendrait dire ce qu’elle-même ne saurait dire de son être de femme, pas-toute ; elle déchante et chante encore, comme la célèbre Lucienne Boyer en 1930, Parlez-moi d’amour […] Votre beau discours, mon cœur n’est pas las de l’entendre. Comme l’écrit Pierre Naveau « La condition de la rencontre est donc que le sujet divisé accepte que sa défense contre l’infini soit dérangée par ce qui, justement, le divise, c’est-à-dire par ce qui le surprend. Rencontre résonne avec surprise. »[8] Si J.-A. Miller put dire le sexe masculin « le sexe faible au regard du porno », n’est-ce pas en ce qu’il peut aisément trouver à se loger dans la forme fétichiste, figée et fragile donc, du désir ?

Au temps des gadgets, au timing du clic, quand règne l’urgence d’une jouissance instantanée, le sexe faible s’incarne chez l’idiot, et cela quelle que soit son anatomie, l’idiot dont la compulsion à jouir silencieusement déracine le désir d’un autre, le désir de la rencontre. La cure analytique vise à rompre avec cette pulsion homéostatique, avec la puissance mortifère du fantasme. C’est bien ce que nous avons pu apprendre de l’intervention de Bruno de Halleux lors de la soirée Enseignement de la passe du 13 janvier 2015. C’est d’une rencontre nouvelle, mordue par le langage, dégagée pour lui de l’image du corps féminin et de son poids menaçant, que B. de Halleux a témoigné, la parole prenant alors sa place.

[1] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », présentation du thème du Xe Congrès de l’AMP à Rio en 2016, http://wapol.org/fr/articulos/Template.asp?intTipoPagina=4&intPublicacion=13&intEdicion=9&intIdiomaPublicacion=5&intArticulo=2742&intIdiomaArticulo=5 [2] Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, n° 40, Paris, Navarin/Seuil, 1999, p. 18. [3] Ibid. [4] Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 694. [5] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 823. [6] Ibid. [7] Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, n° 40, op. cit., p. 17. [8] Naveau P., Ce qui de la rencontre s’écrit, Études lacaniennes, Paris, Éditions Michèle, 2014, p. 82.

Lire la suite

Être mère – Des femmes psychanalystes parlent de la maternité

La rubrique Événements vous invite à vous laisser reparcourir par le souffle des Journées 44. Le moment fut puissant et vaste : plein les yeux, plein les oreilles. II a fallu un petit temps pour que chacun(e) puisse prendre la mesure de ce qui s'en est déposé. L'ouvrage Être mère - Des femmes psychanalystes parlent de la maternité nous convia à la lecture dès l'immédiat après-coup de cet événement. Ce temps de lire, nous vous proposons de le poursuivre avec les textes qu'Isabelle Galland et Patricia Loubet ont présentés aux Journées.

Lire la suite

Lorsque l’enfant ne paraît pas

Dans un service d’AMP (Aide Médicale à la Procréation), je reçois des femmes désespérées de ne pas arriver à avoir d’enfant. Elles se plaignent d’une injustice, elles deviennent envieuses – ce qui ne leur ressemble pas – au point de détester les femmes enceintes, de zapper toute émission de télévision qui parle d’enfant, de ne plus pouvoir entendre l’annonce d’une grossesse sans fondre en larmes, sans parler de l’impossibilité d’aller voir une amie qui vient d’accoucher à la maternité. L’enfant, qui ne paraît pas[1] – focalise toutes leurs attentes. Elles imaginent que si elles étaient mères, elles seraient accomplies et comblées.

Au fil des entretiens, elles réalisent qu’elles sont obsédées et ont l’impression que cela peut aussi être une des causes de leur infertilité. Leur entourage ne manque pas de leur dire : « Tu y penses trop », ainsi que le milieu médical qui rajoute : « Partez en vacances. N’y pensez plus et vous tomberez enceinte ». Mais elles ne pensent qu’à ça et n’arrivent pas à ne pas y penser. Certaines arrivent à dire que leur corps les lâche, qu’elles ne se sentent pas de vraies femmes. Elles viennent mettre au travail ce quelque chose qui « ne cesse pas ». Leur plainte n’est pas sans évoquer quelque chose de l’ordre d’un ravage. « Le ravage, c’est quoi ? » écrit Jacques-Alain Miller[2], « C’est être dévasté […] c’est une douleur qui ne s’arrête pas, qui ne connaît pas de limites ».

Pour Sophie Marret-Maleval « on trouve deux versions du ravage, l’une relative à l’ordre phallique, l’autre hors régime phallique. Chez Lacan, ces deux versions sont relatives à la division de la femme entre son inscription dans la fonction phallique et le manque d’un signifiant pour dire La femme »[3]. Dans la clinique de l’AMP on retrouve cette division, côté phallique, la revendication de l’enfant qui viendrait, dans le fantasme, restaurer la castration, et le fait de devenir mère qui viendrait les définir en tant que femme, puisque le signifiant mère, lui, existe bien.

C’est la boussole que j’ai choisie pour accueillir ces femmes avec leurs plaintes et leurs revendications. Pour cela il a fallu se décaler de l’idée que la cause d’une infertilité pouvait être psychologique, avec son pendant, l’espoir que « de parler » va leur permettre d’être enceinte. D’être orientée par la question de la jouissance féminine à l’œuvre pour chacune permet une ouverture vers une solution autre, qu’elles vont trouver au « une par une », solution qui ne sera pas forcément une grossesse, ou bien la grossesse sera de surcroît – comme la thérapie est de surcroît dans une cure analytique.

Estelle consulte pour des problèmes de couple. Elle et son compagnon sont suivis en AMP depuis six mois, mais son ami ne veut plus poursuivre le protocole à l’hôpital. Il dit qu’il a besoin de temps. Elle a l’impression qu’il la lâche et vient en parler.

Au bout de six mois elle peut me parler d’un lourd secret qui la travaille. Son ami, qu’elle a connu à 18 ans, alors qu’il vivait dans un foyer, lui avait raconté que sa mère était morte. C’est seulement au bout de cinq ans de relation qu’il a réussi à lui dire la vérité, sa mère n’était pas morte, il avait coupé les ponts avec sa famille parce que son père le battait.

Depuis, il a renoué avec cette mère arabe et musulmane et a fini par reparler à son père, voire même à lui pardonner lorsqu’il a retrouvé un homme vieillissant. Estelle, néanmoins, garde ce secret avec lui.

Lorsque son ami lui propose le mariage, elle accepte avec joie. Elle réalise qu’elle va enfin avoir une place officielle dans sa famille et que son ami ne pouvait pas envisager d’avoir un enfant hors mariage face à une famille traditionnelle musulmane à laquelle il s’identifie de plus en plus.

L’analyste lui a signifié que dans le choix de ce partenaire elle semblait répéter une loi familiale : on ne parle pas des choses difficiles et conflictuelles. L’hypothèse qui peut être émise est qu’elle s’était identifiée à cette mère morte, femme au corps mortifié qui ne peut être enceinte. Elle a pu déplier ces choses difficiles en séances et ensuite en parler avec son ami et sa mère.

Aujourd’hui son couple va mieux, ils se sont retrouvés affectivement et sexuellement. Elle interrompt ses séances.

Sylvie a fait une fausse couche à quatorze semaines de grossesse. Depuis, tout s’est arrêté, elle n’arrive plus à être enceinte, elle ne dort plus, mange trop et a pris du poids. Sa fille a deux ans, et quand elle a voulu un deuxième enfant sa grossesse est survenue très facilement. Elle pense que c’est un blocage psychologique, qu’elle y pense trop. Elle, qui aime bien tout programmer, est perdue face à ce qui n’a pas de réponse.

Au fil des entretiens elle peut parler de la perte innommable de son bébé. Elle me suggère timidement une idée qu’elle a eue, elle a pensé à lui écrire une lettre. Je la soutiens dans cette trouvaille en lui permettant de préciser ce qu’elle aimerait lui écrire. Elle dira qu’elle regrette de ne pas l’avoir connu, de ne pas avoir réussi à le garder dans son ventre et à l’aider à grandir. Elle écrira cette lettre qui va clore le classeur de cette grossesse arrêtée. Elle s’apaise.

Quelques séances plus tard elle est enceinte. Elle se sent toute puissante, mais pourtant les angoisses se déplacent. Elle réalise que sa grossesse ne suffit pas à résoudre ses conflits. Elle accueillera ma proposition de poursuivre les entretiens avec soulagement et commencera une analyse. Aujourd’hui, elle continue sa tâche autour de cette question : qu’est-ce qu’être une femme ?

[1] Hugo V.-M., « Lorsque l’enfant paraît » in Les feuilles d’automne, 1831. [2] Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel I et II : L’orientation lacanienne : deux leçons du Cours de 1997-98 », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Le Seuil, n° 40, septembre 1998, p. 15. [3] Maret-Maleval S., « le pas-tout sans le ravage » : http://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2011/04/THEORIES-DE-LA-CLINIQUE-11.pdf

Lire la suite

Rien de plus tangible qu’une fiction

Une mère qui conte. La polysémie de cette expression condense la manière dont cette femme de théâtre a pris appui sur la langue afin de suppléer à sa précaire maternité. L’orientation de la cure, au plus près de cet usage de la langue, a produit l’écriture d’une auto-fiction dédiée à ses enfants.

C’était une formule peu ordinaire, surprenante, qui se détachait littéralement du reste de son propos : « Mes enfants, je les ai faits pour eux, pas pour moi ! »

Dite à plusieurs reprises, cette phrase ponctuait de longues et vaines tentatives d’explication où Lili se défendait des accusations de ses fils. « Tu ne sais pas faire une famille ! » résume l’insupportable reproche qui a fait surgir en séance la formule où pointe une sorte de fantasme d’auto-engendrement des enfants par eux-mêmes. Cette formule lui offrit une direction dans son rapport à ses enfants qui révèle l’usage particulier qu’elle a de la langue pour s’orienter. Sa prise en compte dans la cure a donné lieu à une solution nouvelle trouvée dans l’écriture. Tenons qu’elle a écrit le scénario de sa maternité ! Non pour dire la mère qu’elle fut mais plutôt ce qui a barré son accès à l’être. La sublimation par l’écriture ne vient-elle pas ici en lieu et place de sa précaire maternité ?

Sa première grossesse n’était pas choisie, plutôt fut-elle « un accident » fruit de ses premières amours. Enceinte très jeune, elle se captait dans le regard de l’Autre à travers cette expression de pitié qu’elle croyait susciter et entendre : « Oh la pauvre ! »

La naissance de son premier fils en portera la trace. Sans ciller, elle précise qu’en plus d’être moche c’était un garçon et qu’en définitive, elle n’avait rien à lui donner ! Un second enfant naîtra à intervalle rapproché, accentuant son sentiment d’isolement et de non choix. Elle s’occupera d’eux avec soin mais sans véritable affinité. Elle garde aujourd’hui très peu de liens avec eux car elle ne comprend pas leurs reproches tout en cherchant une explication plausible à leur distance. Elle en conclut qu’« ils n’ont jamais accepté la femme », souhaitant seulement voir en elle, une mère.

Les formules, puisque celle-ci en est une autre, fourmillent dans les propos de Lili. Mais au-delà de cet aspect « prêt-à-porter», elle possède un véritable talent d’orateur. Elle sait jouer de sa voix, donnant aux mots un relief qui les animent. Lili est conteuse et metteur en scène sous le statut d’intermittent du spectacle. C’est une femme de théâtre, une vocation qu’elle trouva très tôt dans l’existence, fixée dans ce souvenir : allongée sur le lit de ses parents, se voyant reflétée trois fois dans le lustre, elle sut immédiatement qu’elle ferait du théâtre.

La dimension du miroir, dans une sorte de reflet diffracté, fut une solution autant qu’une impasse. C’est précisément sur les modalités d’une relation en miroir qu’elle s’avança vers un homme. C’était l’instituteur de ses fils. Sa femme venait de partir avec le mari de Lili. Elle occupa en quelque sorte la place laissée vacante, aidée de cette nomination insolite : « J’étais une mère d’élève ». De cette union naquit sa fille, dont elle est très proche, peut-être même trop, c’est sa « confidente ».

Elle s’est toujours assurée d’un interlocuteur stable permettant un échange qui ait les caractéristiques de la conversation. C’est précisément ce qu’elle me demanda lors de notre première rencontre il y a quelques années : « J’espère que vous n’allez pas trop m’écouter ! » Elle souhaitait donc que je lui donne la réplique, que je lui réponde sans forcément aller vers le sens. Elle arrivait dans un moment difficile de sa vie, venait d’être quittée par son compagnon et n’avait rien vu venir. Elle cherchait un appui, un autre capable de lui frayer une voie dans la perplexité intense qui la saisissait.

Son ancrage fragile dans l’être a toujours constitué un drame dans sa relation aux hommes, elle a souvent été quittée de manière « brutale ». Dans une certaine mesure, l’existence de ses enfants et en particulier de sa fille l’a protégée. Élise lui a « servi de mère », toujours attentive à ses fléchissements. Lorsqu’un diabète se déclara chez la jeune fille, elle passa à côté des signes pourtant évident de la maladie. Elle se souvient de sa fille s’injectant l’insuline nécessaire à sa survie, y voyant le signe d’une enfant qui a toujours voulu se battre seule contre la maladie : « je l’ai faite responsable et autonome ». Ainsi se réalise en acte la formule qui a orienté sa maternité d’emprunt.

Il peut se révéler hasardeux d’écouter Lili lorsque sa parole glisse sur des tentatives d’explication infructueuses, sur des fragments de conversations où apparaît toujours sa position imaginaire vis à vis de son interlocuteur. L’impression générale qui s’en dégage alors est que cela ne mène nulle part.

Dans la cure, je me suis orientée de son rapport à la langue en lui permettant de rejoindre l’appui qu’elle prend souvent sur la structure du récit dont le conte ou le théâtre sont les paradigmes. Cette solution, depuis toujours, lui permet de rétablir une trame salvatrice. Dans le meilleur des cas, elle en extrait une formule capable de la sortir de la perplexité.

J’ai écouté la conteuse et l’écho de sa parole lui est revenu comme digne d’être écrit. Un pas a donc récemment été franchi. Elle a dédié à ses enfants une auto-fiction, un livre qu’elle a écrit et publié à compte d’auteur. Cet ouvrage est le récit organisé en séance de ce qu’elle nomme « l’injustice généralisée » de son enfance. Elle y relate, avec son talent de femme de théâtre, sa perception d’un rejet primordial de la part de sa propre mère, dénudant ainsi le réel auquel elle a été confrontée. Ce livre est un message tout particulièrement adressé à ses enfants, un livre « pour qu’ils comprennent » mais à charge pour chacun, de l’interpréter. Elle assure qu’ils ont tous les trois accueilli cet ouvrage avec « fierté ». N’avons-nous pas ici le fantasme de maternité de Lili : conter à ses enfants l’histoire d’une mère d’abord en lutte avec son existence ?

Lire la suite

Reliefs de biographies

Au sortir de l’été, Nathalie Jaudel, avec La Légende noire de Jacques Lacan (Navarin/Le Champ freudien), nous a gratifié d’une vivifiante bouffée de fraicheur. Ceux qui s’intéressent à Lacan sous le mode biographique sans éluder le psychanalyste y ont trouvé de quoi lire et s’instruire. Une lecture précise et informée, orientée et implacable, de ce qui est communément narré du personnage dans la veine historique, qui fait occasion de remettre en chantier l’art et l’usage de la biographie dans notre champ. Le thème est ancien, il mérite aujourd’hui réactualisation alors que tant de donnes antérieures changent, et que d’ailleurs paraissent de nouvelles biographies de Freud. Lacan et Freud racontés à nouveaux frais au XXIe siècle: les Séminaires de La Règle du jeu les ont donc mis sur la table d’un débat avec René Major, Catherine Millot, Nathalie Jaudel et Éric Laurent, ce dimanche matin de fin janvier.

Ce fut moins une séance de polémique qu’un espace de liberté, laquelle se heurte incessamment ici aux écueils, aux reliefs, aux chausse-trapes qui empêchent les voies royales et les trajets linéaires.

Nathalie Jaudel prend soin de débusquer dans son livre les jugements personnels portés sur le personnage de Lacan, lorsqu’on les fait prévaloir à répétition sur ce qu’il ne cesse de remanier, de reformuler de façon déconcertante dans ce qu’il s’efforce de transmettre, et donne une nouvelle jeunesse aux prétentions biographiques qui concernent davantage le biographe que le personnage.

La biographie relève plus du roman d’un personnage que d’une « vie » où il est davantage possible de faire prévaloir ce que quelqu’un a laissé à ceux qui tentent de le suivre. Jacques-Alain Miller, il y a peu, nous a réappris, se référant à Plutarque, à percevoir que les innombrables anecdotes rapportées à propos de Lacan ne prennent du relief que de son enseignement. Le débat permit d’ailleurs de revenir sur certaines et de mettre l’accent sur de nouvelles distorsions notables entre des informations données et les termes dans lesquels elles ont pu être reprises.

Le vrai danger de la biographie d’un psychanalyste est de ne pas se préoccuper de l’actualité de la psychanalyse, de l’acuité de sa pratique et de son incidence dans le siècle que nous vivons aujourd’hui. Cela amène à sélectionner des termes de sa vie sans se préoccuper de leur rapport à la psychanalyse. Il est de faire d’un psychanalyste, de celui qui en a fondé la pratique ou de celui qui fit en sorte que celle-ci puisse rester vivante, un personnage de roman auquel on voudrait le réduire. Car ce qui se dégagea du débat engagé avec la salle, c’est d’abord en quoi les outils légués par leur travail peuvent se repérer parfois dans l’abord des vies de Lacan et Freud. Il convient d’y entrer par l’interprétation incluant un dire plutôt que par la description se réduisant à des énoncés qui mettent en avant un jugement de l’auteur biographe surplombant son objet. Ce dernier n’est pas le bon relief, celui dont on peut se servir.

Ce fut une bonne matinée.

Lire la suite

Espace rédacteur

Identifiez-vous pour accéder à votre compte.

Réinitialiser votre mot de passe

Veuillez saisir votre email ou votre identifiant pour réinitialiser votre mot de passe