Dans un service d’AMP (Aide Médicale à la Procréation), je reçois des femmes désespérées de ne pas arriver à avoir d’enfant. Elles se plaignent d’une injustice, elles deviennent envieuses – ce qui ne leur ressemble pas – au point de détester les femmes enceintes, de zapper toute émission de télévision qui parle d’enfant, de ne plus pouvoir entendre l’annonce d’une grossesse sans fondre en larmes, sans parler de l’impossibilité d’aller voir une amie qui vient d’accoucher à la maternité. L’enfant, qui ne paraît pas[1] – focalise toutes leurs attentes. Elles imaginent que si elles étaient mères, elles seraient accomplies et comblées.
Au fil des entretiens, elles réalisent qu’elles sont obsédées et ont l’impression que cela peut aussi être une des causes de leur infertilité. Leur entourage ne manque pas de leur dire : « Tu y penses trop », ainsi que le milieu médical qui rajoute : « Partez en vacances. N’y pensez plus et vous tomberez enceinte ». Mais elles ne pensent qu’à ça et n’arrivent pas à ne pas y penser. Certaines arrivent à dire que leur corps les lâche, qu’elles ne se sentent pas de vraies femmes. Elles viennent mettre au travail ce quelque chose qui « ne cesse pas ». Leur plainte n’est pas sans évoquer quelque chose de l’ordre d’un ravage. « Le ravage, c’est quoi ? » écrit Jacques-Alain Miller[2], « C’est être dévasté […] c’est une douleur qui ne s’arrête pas, qui ne connaît pas de limites ».
Pour Sophie Marret-Maleval « on trouve deux versions du ravage, l’une relative à l’ordre phallique, l’autre hors régime phallique. Chez Lacan, ces deux versions sont relatives à la division de la femme entre son inscription dans la fonction phallique et le manque d’un signifiant pour dire La femme »[3]. Dans la clinique de l’AMP on retrouve cette division, côté phallique, la revendication de l’enfant qui viendrait, dans le fantasme, restaurer la castration, et le fait de devenir mère qui viendrait les définir en tant que femme, puisque le signifiant mère, lui, existe bien.
C’est la boussole que j’ai choisie pour accueillir ces femmes avec leurs plaintes et leurs revendications. Pour cela il a fallu se décaler de l’idée que la cause d’une infertilité pouvait être psychologique, avec son pendant, l’espoir que « de parler » va leur permettre d’être enceinte. D’être orientée par la question de la jouissance féminine à l’œuvre pour chacune permet une ouverture vers une solution autre, qu’elles vont trouver au « une par une », solution qui ne sera pas forcément une grossesse, ou bien la grossesse sera de surcroît – comme la thérapie est de surcroît dans une cure analytique.
Estelle consulte pour des problèmes de couple. Elle et son compagnon sont suivis en AMP depuis six mois, mais son ami ne veut plus poursuivre le protocole à l’hôpital. Il dit qu’il a besoin de temps. Elle a l’impression qu’il la lâche et vient en parler.
Au bout de six mois elle peut me parler d’un lourd secret qui la travaille. Son ami, qu’elle a connu à 18 ans, alors qu’il vivait dans un foyer, lui avait raconté que sa mère était morte. C’est seulement au bout de cinq ans de relation qu’il a réussi à lui dire la vérité, sa mère n’était pas morte, il avait coupé les ponts avec sa famille parce que son père le battait.
Depuis, il a renoué avec cette mère arabe et musulmane et a fini par reparler à son père, voire même à lui pardonner lorsqu’il a retrouvé un homme vieillissant. Estelle, néanmoins, garde ce secret avec lui.
Lorsque son ami lui propose le mariage, elle accepte avec joie. Elle réalise qu’elle va enfin avoir une place officielle dans sa famille et que son ami ne pouvait pas envisager d’avoir un enfant hors mariage face à une famille traditionnelle musulmane à laquelle il s’identifie de plus en plus.
L’analyste lui a signifié que dans le choix de ce partenaire elle semblait répéter une loi familiale : on ne parle pas des choses difficiles et conflictuelles. L’hypothèse qui peut être émise est qu’elle s’était identifiée à cette mère morte, femme au corps mortifié qui ne peut être enceinte. Elle a pu déplier ces choses difficiles en séances et ensuite en parler avec son ami et sa mère.
Aujourd’hui son couple va mieux, ils se sont retrouvés affectivement et sexuellement. Elle interrompt ses séances.
Sylvie a fait une fausse couche à quatorze semaines de grossesse. Depuis, tout s’est arrêté, elle n’arrive plus à être enceinte, elle ne dort plus, mange trop et a pris du poids. Sa fille a deux ans, et quand elle a voulu un deuxième enfant sa grossesse est survenue très facilement. Elle pense que c’est un blocage psychologique, qu’elle y pense trop. Elle, qui aime bien tout programmer, est perdue face à ce qui n’a pas de réponse.
Au fil des entretiens elle peut parler de la perte innommable de son bébé. Elle me suggère timidement une idée qu’elle a eue, elle a pensé à lui écrire une lettre. Je la soutiens dans cette trouvaille en lui permettant de préciser ce qu’elle aimerait lui écrire. Elle dira qu’elle regrette de ne pas l’avoir connu, de ne pas avoir réussi à le garder dans son ventre et à l’aider à grandir. Elle écrira cette lettre qui va clore le classeur de cette grossesse arrêtée. Elle s’apaise.
Quelques séances plus tard elle est enceinte. Elle se sent toute puissante, mais pourtant les angoisses se déplacent. Elle réalise que sa grossesse ne suffit pas à résoudre ses conflits. Elle accueillera ma proposition de poursuivre les entretiens avec soulagement et commencera une analyse. Aujourd’hui, elle continue sa tâche autour de cette question : qu’est-ce qu’être une femme ?
[1] Hugo V.-M., « Lorsque l’enfant paraît » in Les feuilles d’automne, 1831.
[2] Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel I et II : L’orientation lacanienne : deux leçons du Cours de 1997-98 », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Le Seuil, n° 40, septembre 1998, p. 15.
[3] Maret-Maleval S., « le pas-tout sans le ravage » :
http://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2011/04/THEORIES-DE-LA-CLINIQUE-11.pdf