Éditorial du 6 octobre 2014

Sommes-nous angoissés pour notre nourrisson, l’Hebdo-Blog qui vient de fêter ses trois semaines ? Pas de baby blues ! Même si sa naissance nous amène à de complexes maniements ! En tout cas, ses yeux, à présent, sont grands ouverts sur son Umwelt. Voici, tout de suite, le texte de Patricia Bosquin-Caroz d’Introduction à la première Journée du FIPA du 4 octobre, qui vient de se tenir à Paris sous l’impulsion de Philippe Bénichou, directeur de l’Envers de Paris. De Bordeaux, un mot de Dominique Jammet et Guillaume Roy sur la prochaine journée du CPCT-Aquitaine. Déjà en route vers le Palais des Congrès à Paris, Aurélie Pfauwadel nous rappelle, avec le film Philomena de Stephen Frears, à quel point la maternité est histoire d’amour et, via Hélène Deutsch, retrouve Lacan. D’Angers, Guillaume Miant évoque le cas d’une patiente reçue par Pierre Stréliski dans le cadre d’une présentation de malades de l’Antenne clinique, qui pourrait rendre compte de ce que Lacan nomme dans le Séminaire VI la « machine fondamentale ». De Clermont-Ferrand, Valentine Dechambre avance sur la piste ouverte par Jacques-Alain Miller dans son introduction au prochain Congrès de l’AMP : la musique, la peinture, les Beaux-Arts ont-ils eu leur Joyce ? Et pour notre rubrique « Comment l’entendez-vous ? », Pascal Pernot a accepté de commenter un passage du Séminaire VII et de nous éclairer sur Das Ding. Bonne lecture !




Première Journée FIPA du 4 octobre 2014

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J’ai un problème avec mon corps

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Mère aimante

L’amour d’une mère peut prendre bien des couleurs. Que celui-ci soit une métaphore ou qu’il revête un caractère plus réel, la mère aimante prend d’abord son enfant comme objet. Le texte d’Aurélie Pfauwadel trace un sillon parmi les avatars du destin de la perte au cœur de l’être mère.

Le film Philomena de Stephen Frears, sorti en 2013, vient nous rappeler à quel point la maternité est histoire d’amour. Il relate la vie de Philomena Lee, une fille-mère irlandaise qui se voit arracher son jeune fils par les bonnes sœurs du couvent de Roscrea pour le faire adopter contre son gré. Philomena n’a depuis lors jamais cessé de le chercher – « J’ai pensé à lui tous les jours de ma vie » – et finira par retrouver sa trace, hélas trop tard, cinquante ans après.

Hélène Deutsch indique qu’en matière de complexe affectif maternel, on observe « autant de variantes que de mères »[1] : de l’amour infini, à l’indifférence, en passant par l’amour divisé ou empreint d’hostilité. On ne saurait, d’ailleurs, préjuger de manière normative de la valeur de cet amour, car un enfant peut aussi bien pâtir du défaut d’amour maternel que de son excès – et comme le rappelle Lacan, « On sait bien qu’à trop chérir un enfant, il y a plus d’un mode »[2]. La fameuse mère-crocodile est précisément celle qui aime tellement son produit qu’elle le menace de réintégration et par là de désintégration.

Une spécificité de l’amour maternel ?

Du point de vue de la psychanalyse, y a-t-il une spécificité de l’amour maternel – en ce qu’il peut se démontrer d’être absolu, inconditionnel, voire héroïque et sacrificiel ? Pour H. Deutsch, certains traits de l’amour maternel peuvent être observés ailleurs : « il existe une surestimation semblable de l’objet dans la passion amoureuse ; il y a dans le deuil une semblable éclipse de tous les autres intérêts de la vie ; il y a, chez les gens que tourmentent des sentiments de culpabilité, une semblable aptitude au sacrifice masochiste ; dans la mélancolie, nous trouvons une si forte identification avec autrui »[3]. Mais, pris tous ensemble, ces éléments composent le « complexe émotionnel de l’amour maternel » qui présente « quelque chose d’unique »[4].

Comment penser ce qu’aurait d’incomparable l’amour maternel sans tomber immédiatement dans l’idéalisation de cet amour, voire dans le fantasme d’une harmonie préétablie entre la mère et son enfant, ou le mythe d’un primary love à la Balint ? Il n’est pas indifférent que l’éclaircissement du concept d’objet en psychanalyse par Lacan soit allé de pair avec son élucidation des rapports mère-enfant. Tel est l’enjeu d’une théorie de la maternité en psychanalyse : elle emporte avec elle la conception qu’on se fait des rapports du sujet à l’objet – et inversement.

Ainsi que l’indique Jacques-Alain Miller, le geste principal de Lacan à cet égard a consisté à rappeler que la mère est une femme[5]. La question est donc de déterminer quel peut être le statut, pour un sujet féminin, de ses objets – en tant que le partenaire-enfant, pris ici dans sa dimension de partenaire amoureux, est un tenant lieu d’objet ?

Les circuits de l’amour maternel et son objet

Pour aborder les différentes formes que peut revêtir l’amour maternel, il convient donc d’examiner les divers modes de relation de la femme à son manque.

Selon cette optique, qui met en son centre la sexualité féminine, Lacan fait porter l’accent, dans la métaphore paternelle, sur le désir de la mère (DM) et non sur l’amour. La maternité est alors appréhendée selon une problématique phallique et œdipienne, en référence à la castration (-φ). Mais cette mère désirante est aussi une « puissance d’amour » : au-delà du comblement des besoins, la demande qui lui est adressée porte sur sa présence et son absence, et sur l’objet comme don symbolique, signe de l’amour[6]. La mère n’est pas seulement celle qui a mais aussi celle qui donne ce qu’elle n’a pas, son amour[7]. Par la métaphore de l’amour, la mère introduit l’enfant à l’Autre du signifiant, à la dimension de la parole et du désir, ainsi qu’à l’ordre de la culture et de la civilisation.

Dans ce cadre, Lacan précise que « Ce n’est pas tout à fait la même chose si l’enfant est par exemple la métaphore de son amour pour le père, ou s’il est la métonymie de son désir du phallus, qu’elle n’a pas et n’aura pas. »[8] À ce titre, l’enfant peut être l’objet d’un surinvestissement du narcissisme féminin, allant jusqu’à la surestimation fétichiste[9]. Là où H. Deutsch définit, de manière frappante, l’amour maternel comme « le plus altruiste amour de soi »[10], Lacan dévoila la manière dont l’amour maternel, comme dans toute relation amoureuse, masque la fonction de l’objet partiel, qu’il théorise comme objet petit a. Dans les années 1960[11], Lacan en vint à penser la formule de la maternité à partir du mathème du fantasme $ ◊ a, l’enfant ne venant plus à la place du phallus mais de l’objet a.

Ce n’est alors pas la même chose si l’enfant a pour la mère le statut d’objet cause du désir – part perdue, objet hors-corps auquel la mère aliène son désir car elle y a déposé ce qu’elle avait de plus précieux – ou si l’enfant vient en place d’objet réel ou « objet plus-de-jouir ». Dans le premier cas, la perte est constitutive de la maternité – et l’histoire de Philomena, par le redoublement répété de la perte, produit un effet de loupe sur cet aspect essentiel de l’amour maternel. Selon cette logique, l’enfant est pris comme partenaire érotomaniaque, dans la dialectique de l’amour, en un circuit qui comprend la dimension de l’Autre car l’enfant y est reconnu et aimé comme sujet de parole et de discours. À l’inverse, dans le second cas (à supposer que l’on puisse encore parler d’amour), l’enfant se voit traité comme un objet pulsionnel, partenaire de la jouissance Une maternelle.

« Mère aimante », on le voit, est un syntagme pour le moins équivoque…

[1] Deutsch H., La psychologie des femmes. Maternité, tome II, Paris, PUF, 1955, p. 256.

[2] Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 749.

[3] Deutsch H., op. cit., p. 276.

[4] Ibid.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 26 janvier 1994, inédit

[6] Cf. Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, op. cit., p. 690-691.

[7] Cf. Miller J.-A., op. cit., leçon du 6 avril 1994, inédit : « La mère n’est pas seulement celle qui a. Elle a à être, au-delà de l’Autre tout puissant de la demande, l’Autre de la demande d’amour – celle qui n’a pas, celle qui donne ce qu’elle n’a pas et qui est son amour. »

[8] Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 242.

[9] Cf. Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard/folio, 1987, p. 59, note 1 ; « Pour introduire le narcissisme », (1914), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 95.

[10] Deutsch H., op. cit., p. 277.

[11] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant » (1967) & « Note sur l’enfant » (1969), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.




Dans un trou

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Le tour de farce d’Erik Satie

« Le culte de Satie est difficile, parce qu’un des charmes de Satie,

c’est justement le peu de prise qu’il offre à la déification. »

Cocteau J. Le coq et l’arlequin – Notes autour de la musique.

Dans son introduction au prochain Congrès de l’AMP[1], Jacques-Alain Miller présentait le concept d’escabeau comme mode singulier de la sublimation « à son croisement avec le narcissisme », fondé sur le « je ne pense pas premier du parlêtre ».

Il soulignait que si Lacan s’était passionné pour l’auteur de Finnegans Wake, « c’est en raison du tour de force – ou de farce – que cela représente d’avoir su faire converger le symptôme et l’escabeau. Exactement, Joyce a fait du symptôme même, en tant que hors-sens, en tant qu’inintelligible, l’escabeau de son art ».

J.-A. Miller se demandait si la musique, la peinture, les Beaux-Arts avaient eu leur Joyce.

On sait combien la tumultueuse et iconoclaste avant-garde des Années Folles bouleversa les critères du jugement établis de l’esthétique. Mais sait-on suffisamment la place décisive qu’y occupa Erik Satie et ses compositions musicales en forme de « practical jokes » ?

« Je n’ai que faire du soleil » se plaisait à dire ce petit homme faunesque, excentrique et affable, qui n’a cessé de diviser les milieux musicaux, accusé par certains de destruction pure et simple de l’âme musicale, cette âme marquée par le symbolisme wagnérien de la fin du XIXe siècle.

Dans un éloge posthume, André Breton écrivait : « Le passage du XIXème au XXème siècle n’a déterminé aucune évolution d’esprit aussi captivante que celle de Satie. Nulle plus haute école de liberté à l’égard de toutes les conventions, nul sourire plus espiègle et, en fin de compte, si poignant par-dessus le gouffre intérieur, de l’espèce la plus noire, duquel s’échappe la nuée de ces dessins et inscriptions calligraphiées en pleine solitude. »[2]

Comment présenter l’œuvre de l’auteur des fameuses Gymnopédies ? Le compositeur Henri Sauguet écrivait : « Satie fut et doit demeurer inexplicable [… ] La musique, l’art de Satie sont inanalysables »[3].

Satie déclarait lui-même que tout ce qu’il composait ne signifiait rien, et aux tenants trop sérieux des conformismes académiques qui ne l’aimaient pas, il affirmait : « le Chaos est assez comique de lui-même »[4].

Marcel Proust, autre dandy de l’époque, disait à propos de la musique d’Erik Satie qu’elle ne pouvait faire que « rire ou crier », soulignant par ce trait le pied de nez du compositeur aux valeurs de bon goût bourgeois où se reconnaissait la communauté des mélomanes.

L’art d’Erik Satie se caractérise par une extrême économie de moyens dans ses créations, et une liberté de choix qui ignore toute barrière académique, allant jusqu’à inclure des numéros de music-hall dans ses concerts. « Le Music Hall, le Cirque, disait-il, ont l’esprit novateur »[5]. Parmi ses œuvres les plus connues, ses pièces pour piano déterminent des directions neuves, imprévues, élaguant, jetant du leste, supprimant tout superflu, refusant toute dramaturgie, réduisant au maximum la durée des périodes : l’air y circule à l’instar des haïkus japonais, léger et vif.

Il résulte de cette musique une magie sonore, un flux d’incessantes et poétiques cocasseries musicales, émergeant de la rigueur de rythmes neufs qui dessinent une structure nette à chacune de ses pièces. Debussy et Ravel s’inspireront de cette grammaire musicale novatrice, aux imprévisibles et troublantes résolutions harmoniques.

Le burlesque musical d’Erik Satie trouvera sur son chemin des compagnons d’art avides de tendances nouvelles dans leurs créations : Dada, Cocteau, Duchamp, Picabia, Diaghilev, avec qui il « paradait »[6] dans des créations scéniques ébouriffantes, ou encore Debussy et Ravel… lequel n’hésita pas à baptiser Satie de « précurseur de la musique moderne »[7].

La formule fâcha durablement Satie qui lisait dans les honneurs un embaumement avant l’heure. Satie ne pardonnera pas plus à Ravel son refus réitéré de la Légion d’honneur, un leurre à ses yeux, « quand toute sa musique l’accepte »[8].

Satie tenait bon sur le « sans pourquoi » de son art, hermétique à toute possibilité de l’interpréter. C’est d’ailleurs un paradoxe pour les interprètes de sa musique, comme le dit le pianiste Alexandre Tharaud : « Savoir se défaire d’un jeu classique, de l’envie de créer un discours, de donner un sens, de chercher le « beau son », et de marquer de son empreinte la partition. Ces considérations n’ont pas de prise sur Satie, elles font même très mauvais ménage avec son œuvre »[9].

Si le maniement ex-centrique de la lettre musicale chez Satie débarrassa l’esthétique éthérée et chargée de symboles du wagnérisme de l’époque, il tourna tout autant le dos aux diktats d’un nouvel ordre musical, le dodécaphonisme importé en France de la même Allemagne.

Par l’atmosphère sonore inédite de ses micro-compositions, « constructions en mosaïque » en perpétuel déplacement, Satie le gymnopédiste se hisse sur l’escabeau de son art avec ce seul fil phonique, faunesque, pur S1, « d’une pauvre pensée » comme il se plaisait à le souligner… soutenant son nom propre de ce travail au pied de la lettre, il s’auto-nomma « Satie, le pauvre » dans une totale identification à ses créations.

Brouillé avec la lâcheté, il se fâcha tour à tour avec ceux de ses amis qui renoncèrent dans leurs parcours artistiques à partager cette même longueur d’ondes dans leurs créations.

À ceux qui l’accusaient de n’écrire pas de la musique, Satie va ironiquement donner raison : « Ne croyez pas que mon œuvre soit de la musique, ce n’est pas mon genre : je fais, le mieux que je peux, de la phonométrie. Point autre chose. […] Du reste, j’ai plus de plaisir à mesurer un son que je n’en ai à l’entendre. Le phonomètre à la main, je travaille joyeusement et sûrement […] L’avenir est donc à la philophonie »[10].

Dans l’abondante correspondance adressée à ses amis et plus encore à lui-même, on retrouve un même maniement witzien de la lettre, imperméable au sens. La langue y est du pur style « Sati’ Erik », truffée de jeux de mots, équivoques, néologismes, mélange de grossièreté et de délicatesse, parfois même d’injures, tracées dans de sublimes arabesques.

Entouré de ses fidèles amis, Picasso, Picabia, Milhaud, Brancusi et Duchamp qui se relaient à son chevet, Satie rend l’âme à l’hôpital Saint-Joseph à Paris.

« La lettre… mais où est donc la lettre ? » aurait-il gémi en se débattant sur son lit de mort, renversant ses couvertures pour mettre la main sur ce mystérieux courrier. « C’était là son dernier tour de clé, verrouillant à jamais toute communication »[11], rapporte le musicologue Louis Laloy.

À l’heure venue de son dernier souffle, alors qu’il reçoit la visite de l’Abbé Saint, Satie s’exclame dans un ultime tour de farce : « Je suis heureux de voir enfin un saint de mes yeux. »[12]

Il nous reste la saveur insolite de cette œuvre gymnopédiste, sur laquelle John Cage et Merce Cunningham dans les années 1970 ont trouvé un appui sans pareille pour créer des chorégraphies nouvelles, donnant aux corps d’insoupçonnables façons de se tenir et de se mouvoir.

Dechambre-2

[1] Miller J.-A., Présentation du thème du Xe congrès de l’AMP à Rio de Janeiro en 2016. Site AMP.

[2] Transcription d’un manuscrit autographe d’André Breton de 1955. Archives Erik Satie de l’IMEC in Erik Satie Les cahiers d’un mamifère. Chroniques et articles publiés entre 1895 et 1924. Texte établi par S. Arfouilloux. Paris, l’Escalier, 2010, préface.

[3] Olivier PH., Aimer Satie, Langres, Hermann, 2005, p.110.

[4] Satie E., Correspondance, réunie et présentée par O. Volta, Paris, Fayard/IMEC, 2000, p. 609.

[5] Volta O. Erik Satie, Paris, Hazan, 1997, p. 69.

[6] Allusion à Parade, ballet en acte composé par Erik Satie, poème de Jean Cocteau, costumes et rideau de scène Pablo Picasso.

[7] Ibid., p. 30.

[8] Olivier P., op. cit., p.1.

[9] Tharaud A., CD Erik Satie, Avant dernières pensées, Arles, Harmonia mundi, 2009.

[10] Satie E., Mémoires d’un amnésique, Revue musicale S.I.M. n°4, 15 avril 1912, p .69.

[11] Volta O., Erik Satie. Correspondance, op. cit., p. 8.

[12] Ibid., p. 642.

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Das Ding et la mère

Après une première cure non lacanienne, Pénélope s’adresse à moi pour se « séparer de la chose maternelle ». Enseignante en philosophie, c’est avec ce savoir qu’elle acquiesce à l’orientation du précédent analyste : ordonner, avec des interprétations sans équivoques, les traits du bon et du mauvais objet attribués à la mère. Cette mère n’ayant pu être correctement soignée d’un cancer durant la grossesse, meurt dix ans après, du fait, prétendait-elle, du choix de la préservation de la grossesse. La première cure n’a pas permis à Pénélope de se séparer de l’inaccessible poids de mort que sa venue au monde comporte et qu’en bonne kantienne elle désigne comme ce qui est pour elle la chose en soi.

Rompre avec la sociologie objectalisée et le Souverain Bien

1959. Lacan reprend les termes freudiens de l’Entwurf. Le rapport à autrui se divise en deux. Un : mobilisation des représentations assurant la retrouvaille des coordonnées de plaisir et de déplaisir autour de l’objet perdu du fait de l’entrée dans le langage. Deux : une partie reste, als Ding dit Freud, comme Chose, hors représentation, extérieure, interdite, voire, dit Lacan, « hostile, à l’occasion »[1].

L’article de Heidegger « Das Ding » sert de point d’appui. Pour le philosophe, la Chose est ce qui se situe comme vide, rien, là où « la proximité [de l’être] se cache elle-même et demeure […]. Le vide, ce qui dans la cruche n’est rien, voilà ce qu’est la [choséité de la] cruche»[2].

Lacan récuse la voie de l’être, vise le réel de la jouissance dans ses rapports avec l’Autre des signifiants.

Il tranche d’avec ce que l’on pourrait appeler une sociologie objectalisée par laquelle les post-freudiens prennent support d’un universel œdipien pour donner une raison à l’interdit et distribuer à la mère les bons et mauvais points des représentations de l’objet perdu. Ils mettent « à la place centrale de Ding le corps mythique de la mère ».[3]

Lacan a alors déjà « révisé »[4] l’interdit œdipien par la castration et la métaphore du Nom-du-Père. Dans le Séminaire VII, il précise : « la loi de l’inceste se situe […] au niveau du rapport inconscient avec das Ding […]. C’est dans la mesure où […] l’homme cherche toujours ce qu’il doit retrouver mais ce qu’il ne saurait atteindre […] que gît l’essentiel, […] la loi de l’interdiction de l’inceste »[5].

Voilà qui boucle la rupture d’avec l’articulation psychologisante entre sociologie et interdit de l’inceste. Cela permettra plus tard à Lacan d’affirmer « l’ordre familial ne fait que traduire que le Père n’est pas le géniteur et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d’homme »[6]. Il ajoutera « La parenté en question met en valeur ce fait primordial que c’est de lalangue qu’il s’agit […] l’analysant ne parle que de ça parce que ses proches parents lui ont appris lalangue, il ne différencie pas ce qui spécifie sa relation à lui avec ses proches parents »[7].

Dès lors, c’est dans l’exception pour chacun que « Das Ding se présente au niveau de l’expérience inconsciente comme ce qui déjà fait la loi […], une loi de signes où le sujet n’est garanti par rien »[8]. Lacan insiste sur le renversement de la loi morale introduit par Freud. C’est ce qui induit la minuscule du « bien interdit »[9], à opposer à la majuscule du Souverain Bien qui, depuis l’antiquité grecque, idéalise la voie éthique de la confrontation à une loi espérée universelle.

Ex nihilo

Aucun universel ne règle l’inaccessibilité à la Chose. Si Freud ouvre une « béance renouvelée concernant le das Ding […] au moment où nous ne pouvions plus le mettre en rien sous la garantie du Père.»[10], cela impose de reconsidérer les conditions singulières de sa constitution et les leviers qui, dans une cure, permettent au sujet de la mettre à sa place. Lacan martèle : « la création ex nihilo se trouve coextensive de l’exacte situation de la Chose comme telle.»[11] Le signifiant « crée le vide » et introduit « la perspective même de le remplir »11. Lacan précise ici comment un trou est « façonné » dans le réel par le signifiant et propose plaisamment de qualifier « nom divin » celui de Bornibus, marque de moutarde remplissant les pots dont le vide est la Chose.

Dans sa première cure, Pénélope tissait l’ordre des raisons des bonnes et mauvaises mères et défaisait l’ouvrage dans une relation amoureuse ravageante. Son compagnon l’aimait « à la vie, à la mort » en refusant qu’elle devienne mère pour la « garder toute à lui ». Récemment, elle disait mettre la Chose à sa place en rompant avec cet homme sur ces mots : « tu es un des noms que je donne maintenant à ce qui me fixait à ma mère. »

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 65.

[2] Heidegger M., « Das Ding », Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 199-211.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, op. cit. p. 127.

[4] Cf Lacan J., « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 45. Lacan y évoque la « révision du complexe ».

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, op. cit., p. 83.

[6] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 532.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, inédit.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, op. cit., p. 89.

[9] Ibid., p. 85

[10] Ibid., p. 119.

[11] Ibid., p. 147. Dans le Séminaire « R, S, I », inédit, Lacan donnera au symbolique le nom de « trou ».