Très tôt Lacan fait l’éloge du non-savoir, lequel « n’est pas une négation du savoir, mais sa forme la plus élaborée » [1]. Formidable saillie apte à diviser plus d’un assidu du savoir, cette orientation traverse son enseignement. Le non-savoir n’est pas le néant du savoir, loin s’en faut, d’ailleurs Jacques-Alain Miller a relevé six axes sur ce thème [2], précisé ses logiques, et expliqué ce que le psychanalyste doit savoir pour lever « la confusion sur le zéro » [3] . D’un « savoir textuel » [4] qui n’obture pas la naïveté, à un « gay sçavoir » [5] proposé en tant que vertu qui rase le sens pour ne pas s’y engluer, voici un fil rouge pour la formation de l’analyste : s’appuyer sur un manque dans le savoir.
Ce type de paradoxe peut aussi bien orienter un enseignement. La parution récente de La logique du fantasme [6] nous donne un exemple de l’usage que pouvait faire Lacan de modèles logiques à des fins d’enseignement, et des paradoxes pour approcher d’un réel. Ainsi lance-t-il « Qu’en est-il d’un enseignement qui suppose […] l’existence de ce qui, assurément, n’existe pas ?» [7]
Reprenant un de ces paradoxes « comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ?» [8] J.-A. Miller indique que « ce n’est pas la première fois que Lacan transmue un impossible en un réel […] Ce qu’il est impossible d’enseigner, comment l’enseigner néanmoins ? » [9] Selon le tout dernier Lacan « l’enseignement est un délire » [10]. Délire ayant ici une connotation généralisée pour dire que vouloir combler les trous dans le savoir relève du besoin que les hommes ont de croire au sens, ce qui les pousse à en chercher et en injecter même là où il n’y en a pas. Notre propre fantasme, notre propre manière de faire sens y sont impliqués.
Précisons que c’est le discours analytique – la pratique de la psychanalyse – qui « ne saurait être matière d’enseignement » [11], mais la théorie, elle, peut être enseignée. Il peut donc y avoir « de l’enseignant » [12], mais c’est « à ses risques et périls que […] l’on prend la position d’enseignant » [13].
Qu’il y ait de l’enseignant serait alors affaire d’énonciation. Lorsque « la flamme de l’énonciation » [14] est éteinte, ou lorsque la transmission est juste littérale, telle « l’ambre gardant la mouche, pour ne rien savoir de son vol » [15], le risque est absent. À contrario il y a de l’enseignant lorsqu’un style agite le transfert.
Philippe Giovanelli
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[1] Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 358.
[2] Cf. Miller J.-A., « Logiques du non-savoir en psychanalyse », La Cause freudienne, n° 75, juillet 2010, p. 169-184. Voir notamment p. 178. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2010-2-page-169.htm
[3] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 250.
[4] Ibid.
[5] Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 40.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2023.
[7] Ibid., p. 171.
[8] Cf. Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n° 17/18, 1979, p. 278. Cité par J.-A. Miller, dans le Discours de clôture des Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP, 3 avril 2022 : consultable à https://congresamp2024.world/tout-le-monde-est-fou/ Également Miller J.-A., « “Tout le monde est fou”. AMP 2024 », La Cause du désir, n° 112, novembre 2022, p. 53.
[9] Miller J.-A., Discours de clôture des Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP, 3 avril 2022 : consultable à https://congresamp2024.world/tout-le-monde-est-fou/ Également Miller J.-A., « “Tout le monde est fou”. AMP 2024 », La Cause du désir, n° 112, novembre 2022, p. 53.
[10] Ibid., p. 51.
[11] Ibid., p. 52.
[12] Orrado I., « De l’enseignant », Rivages, Bulletin de l’ACF en ECA, n° 30, p. 155-161.
[13] Naveau P., « Le risque d’enseigner », in Miller J.-A. (s/dir.), Qui sont vos psychanalystes ?, Paris, Seuil, 2002, p. 416.
[14] Ibid., p. 419.
[15] Lacan J., « Préface à la thèse d’Anika Lemaire », in Lemaire A., Jacques Lacan, Bruxelles, Mardaga, 1977, p. 16.