Le débat concernant le traitement ou la consommation des animaux existe depuis l’Antiquité et a fait l’objet de nombreuses réflexions philosophiques. Mais le discours autour les droits des animaux connaît depuis quelques années un tel essor, accompagné d’un accueil mondial enthousiaste, que la psychanalyse a à considérer en cela que ce phénomène questionne ce qu’il en est de l’éthique du sujet au XXIe siècle.
Comment en effet expliquer l’engouement et le développement de la pratique du véganisme durant cette dernière décennie ? De façon générale, nous associons le plus souvent le véganisme avec le fait de ne pas manger de la chair animale, ni de produits issus des animaux. Mais le véganisme ne se limite pas au domaine de la nourriture. Il est également lié au mouvement de droits des animaux. Être végan exige de ne pas se vêtir de tissus issus des animaux. Être végan interdit aussi d’utiliser des produits qui sont testés sur des animaux. Cela implique de condamner toute recherche faite sur ces derniers ainsi que de lutter en faveur de leur bien-être. Ainsi, les corridas, les zoos, les cirques, sont considérés comme des espaces de divertissement barbares. Dès lors, il est possible de poser qu’être végan est un style de vie. Un style de vie qui, selon ses membres, repose sur un idéal, la visée d’un monde sans cruauté [1] et qui se base sur des principes moraux spécifiques [2].
Comme l’affirment les membres de cette communauté, le véganisme n’est pas un choix diététique mais un choix éthique.
Le Séminaire de Lacan sur L’Éthique de la psychanalyse, et notamment l’apologue de saint Martin, nous permet d’éclairer un point de ce choix éthique qui résonne si fort chez les sujets aujourd’hui.
Saint Martin coupe en deux l’étoffe dont il est vêtu et donne la moitié à un mendiant. Lacan se demande si ce geste peut être interprété comme un signe d’amour ou de simple bienfaisance car, après tout, il n’est qu’une « simple question d’approvisionnement [3] ». Saint Martin donne ce qu’il a et en cela, déjà, on pourrait interpréter son geste comme n’étant pas un signe d’amour. Il donne ce qu’il a car, lui, il interprète ce que le mendiant veut au niveau du besoin. Mais peut-être, nous dit Lacan, « au-delà du besoin de se vêtir, mendiait-il autre chose, que saint Martin le tue, ou le baise [4] ». Ce que saint Martin tue serait le plan du désir, dans la mesure où Lacan nous a appris à le situer au-delà du registre du besoin et de la demande.
Pour Lacan, cet apologue illustre ce qu’il en est de l’amour imaginaire, de l’altruisme. Le geste altruiste atteste du fait que « J’imagine leurs difficultés et leurs douleurs au miroir des miennes [5] ». En ce sens, il est l’autre face de l’égoïsme, dans la mesure où il s’agit d’une relation entre egos. Selon Lacan ce point est bien illustré par le principe de l’utilité de Bentham. Le maximum de bonheur pour le plus grand nombre de ceux dont on considère l’intérêt, le calcul des plaisirs et des peines, les siens et ceux des autres, repose sur la relation entre semblables et la répartition égale des biens. Ainsi, sacrifier une part de son plaisir pour le bien de l’autre ne contredit pas son égoïsme. Au contraire, protéger quelque chose de l’image de l’autre c’est d’autant plus important dans la mesure où c’est sur cette image que nous nous constituons comme moi. C’est sur ce point que Lacan place la « puissance convaincante de l’altruisme. Ici, aussi bien, la puissance uniformisante d’une certaine loi d’égalité […]. Dénominateur commun sans doute d’un respect de certains droits que l’on appelle […] élémentaires, mais qui peut aussi bien prendre la forme d’exclure de ses limites, et aussi de sa protection, tout ce qui ne peut s’intégrer dans ses registres [6] ». Agir de sorte que l’image de l’autre reste intacte, de façon qu’une certaine égalité soit maintenue, se trouve pour Lacan à la base des droits élémentaires que l’on reconnaît à l’autre. Cependant, baser une morale sur ce point ouvre sur la possibilité de l’exclusion de tout ce qui ne relève pas de ce registre imaginaire.
En ce sens, Lacan souligne que cet équilibre maintenu au niveau imaginaire « c’est précisément le prétexte par quoi j’évite d’aborder le problème du mal que je désire, et que désire mon prochain [7] ». L’on pourrait dire alors que la morale de l’utilité se base et illustre bien ce qu’il en est de la relation imaginaire entre semblables. Mais ce qu’elle voile, c’est ce que Freud nous a enseigné, c’est-à-dire que dans toute relation avec le semblable, entre en jeu la relation avec le prochain, avec le Nebenmensch, avec ce qui reste étranger et fait donc intervenir la pulsion de mort.
Lacan développe aussi un axe qui met en valeur la fonction de l’ordre symbolique dans le geste de saint Martin. Si l’on prend ce geste au niveau des biens, il nous faut nous demander ce que c’est que ce morceau d’étoffe. « Le textile, dit Lacan, est d’abord un texte. [8] » Il atteste de l’invention et de la production humaine. En tant que produit il entre dans le circuit des échanges entre les hommes, ce qui fait qu’il a une valeur d’usage. Lacan souligne que Bentham a bien situé le lien entre les besoins humains et l’ordre symbolique dans sa théorie des fictions. Il y met en premier plan le pouvoir de celles-ci et pointe qu’elles servent à repartir les plaisirs et les peines. Autrement dit, ce qui relève des fictions, c’est-à-dire de l’ordre du langage, détermine le plaisir et peut devenir objet de répartition et de partage.
L’incidence du langage sur le plaisir, le fait, démontré par Bentham, de la transformation de besoins supposés naturels en plaisirs façonnés par le langage, conduit Lacan à placer la théorie des fictions de Bentham comme une condition de l’apparition de la psychanalyse. Elle constitue selon lui une théorie « significative du virage qui aboutit à Freud [9] » dans la mesure où elle met en premier plan « la dialectique du rapport du langage avec le réel [10] ». Une fois, donc, réel et fictif séparés, tout ce qui relève de l’ordre symbolique vient au premier plan comme déterminant la conduite humaine et comme ce qui peut entrer dans le circuit des échanges humains. En ce sens, nous dit Lacan, oui, les « besoins de l’homme se logent dans l’utile [11] », c’est-à-dire dans ce qui s’organise à partir de l’ordre symbolique.
Poser comme base éthique de l’action le but de maximum de plaisir à partir d’un certain maniement des fictions, pour le plus grand nombre, produirait une loi juste, pointant le problème du fonctionnement des biens. Seulement, nous dit Lacan, cette conception n’arrive pas à attraper le tout de la conduite humaine et « tout ce discours n’aurait pas de sens si les choses ne se mettaient pas à fonctionner autrement [12] ». Ce morceau coupé par saint Martin démontre bien sa valeur d’usage. Ce que la psychanalyse apporte de nouveau c’est qu’au-delà de cette valeur, promue par l’utilitarisme, il y a sa valeur de jouissance.
Ainsi, d’un côté, Lacan confirme que l’utilitarisme présente les idéaux, les institutions et le droit en tant que fictions qui ont un pouvoir sur la conduite humaine, fictions qui se basent en fin de compte sur un réel : soit ça donne du plaisir soit de la douleur. De l’autre côté, Lacan souligne la limite de l’utilitarisme en ce qu’il continue à considérer le plaisir comme un bien. « Le moraliste traditionnel, quel qu’il soit, retombe invinciblement dans l’ornière de nous persuader que le plaisir est un bien, que la voie du bien nous est tracée par le plaisir. Le leurre est saisissant […] car tout un chacun sent bien qu’il y a quelque chose qui cloche [13] ». Ce qui cloche c’est ce que Freud a situé au-delà du principe du plaisir et que Lacan nomme dans ce Séminaire das Ding, soit ce qui ne relève pas de la fiction et qui, dans la dialectique des biens, ne peut pas être partagé. Dès lors, la question de la jouissance entre en jeu et un changement de perspective s’opère concernant ce « morceau d’étoffe ».
Qu’en est-il des principes moraux qui soutiennent le choix du véganisme ?
Dans La Libération animale, référence principale du véganisme, Peter Singer pose le principe moral de l’égale considération des êtres sensibles, lequel peut être découpé en deux composantes. D’un côté l’égalité de considération, de l’autre, la sensibilité des êtres, qui se voit mise au premier plan dans la logique de l’argumentation avec l’évidence empiriquement constatée que les animaux soient des êtres sensibles. Singer suit Bentham : « La question n’est pas : ‘‘peuvent-ils raisonner ?’’, ni ‘‘peuvent-ils parler ?’’, mais ‘‘peuvent-ils souffrir ?’’ [14] ». Il propose comme critère absolu de l’action les effets de sensibilité qui en résultent. L’on pourrait ajouter, avec Lacan, que la force de ce fait trouve sa racine dans l’incidence du registre imaginaire sur la construction de notre moi. Humains et animaux sont imaginairement identifiés, de même que leurs douleurs et leurs droits. Ils se trouvent sur une égalité de plans et, en ce sens, ne pas entacher l’image des animaux dévient vital pour le moi. Selon Singer, le mouvement de la libération animale demande des humains « un altruisme plus grand que tout autre mouvement de libération [15] ». Autrement dit, il met au premier plan la puissance de l’egoïsme qui, lui, sert de base pour la reconnaissance des droits élémentaires des animaux. Cette identification imaginaire fait que « la libération animale est aussi une libération humaine [16] ».
J.-A Miller note, au sujet de ceux qui militent pour les droits des animaux, que : « Sous cette gentillesse de les protéger s’exprime en fait le fantasme de maîtriser leur jouissance inconnue, c’est-à-dire en définitive que faire des animaux des sujets de droits, c’est le rêve d’une domestication universelle. Et en premier lieu d’ailleurs la domestication du fameux être parlant, qui se révèle toujours à la surprise des bonnes âmes un tout petit peu plus sauvage qu’on espérait [17] ».
Ainsi, l’on peut se demander si l’invocation éthique du choix du véganisme ne dissimule pas une tentative d’unifier le corps vivant à l’espèce animale et d’essayer de rendre compte de la souffrance de l’être parlant par le biais de la souffrance du corps de l’animal.
[1] Dans le mouvement des droits des animaux, le terme sans cruauté désigne les produits ou les activités qui ne nuisent ni ne tuent les animaux dans le monde.
[2] Principes moraux dont la référence principale est l’œuvre du philosophe utilitariste Peter Singer et celui du juriste anglais Jeremy Bentham.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 219.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 220.
[6] Ibid., p. 230.
[7] Ibid., p. 220.
[8] Ibid., p. 268.
[9] Ibid., p. 46.
[10] Ibid., p. 21.
[11] Ibid., p. 269.
[12] Ibid.
[13] Ibid., p. 218.
[14] Bentham J., Introduction aux principes de morale et législation, Paris, Vrin, 2011, p. 325.
[15] Singer P., La Libération animale, Paris, Payot, 2012, p. 421.
[16] Ibid., p. 64.
[17] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 23 mars 2011, inédit.