
Rien plutôt que quelque chose
Saison deux
Rencontres avec la castration maternelle [1] fait suite à L’enfant et la féminité de sa mère [2] : cet ouvrage est le produit de deux ans de recherche dans le cadre de « Travaux Dirigés de psychanalyse avec les enfants ». Ainsi pourrions-nous dire, dans le goût de l’époque, que cet ouvrage constitue la trace écrite de la saison deux de ces « TD ». Dans toute bonne série, d’une saison à l’autre, surgit de l’inattendu. C’est le cas ici, dès le titre : « l’enfant » – signifiant pourtant majeur tant pour les auteurs de ce livre que pour les participants à cette recherche – a disparu ! Cette absence sera la première rencontre du lecteur avec la question en jeu : comment les parlêtres – un par un – répondent à cet instant de voir, celui de la découverte de la castration maternelle ? Envers de la même pièce : lorsque cette rencontre n’a pas pu s’inscrire, quelles en sont les incidences ?
Découverte et symptôme
Pour un sujet, ce qui lui manque, ou ce qui se dérobe, après quoi il court – ou encore qu’il pense avoir, voire être – depuis Freud porte un nom : le phallus. S’il peut rester index d’une certaine puissance imaginaire, le vacillement moderne des semblants donne plutôt à entendre son retour sous les auspices du reproche : « phallocrate ! ». Lacan, lui, élèvera ce phallus à la dignité d’un signifiant, celui du manque, coupant court aux doux rêves des afficionados de la norme-mâle, ceux-là qui depuis la nuit des temps croient dur comme fer au prestige de l’organe, sans faille. En effet, l’homme n’échappe pas à la castration : tout sujet a à s’en débrouiller.
Et Lacan, dans son texte de 1958, en précise le rôle de pivot dans la clinique : « La signification de la castration ne prend de fait (cliniquement manifeste) sa portée efficiente quant à la formation des symptômes, qu’à partir de sa découverte comme castration de la mère » [3]. Ainsi, découverte de la castration maternelle et symptômes sont donc inextricablement liés.
À cette formule de Lacan, ces Rencontres articulent la question que soulève Jacques-Alain Miller : « Comme on le sait depuis Freud, la question analytique c’est bien plutôt : Pourquoi y a-t-il rien et non pas plutôt quelque chose ? Le traumatisme de la sexualité tel que Freud le présente, tient précisément à cette surprise, qui n’est pas la surprise qu’il y a quelque chose, mais au contraire, qu’il n’y a rien là où on attendrait, où on souhaiterait quelque chose. » [4]
Du « mariage pour tous » au « #metoo ».
Les travaux, à l’origine de ce livre, sont contemporains des débats autour du « mariage pour tous ». Attentif à « la spire de l’époque » [5], il en porte la trace : certains textes sont articulés au plus près des questions soulevées à ce moment-là. De l’écriture à la publication, le débat a glissé : le « mariage pour tous » est passé à l’histoire, et les réseaux sociaux s’agitent autour de #metoo, dans sa version mondialisée ou de #balancetonporc, dans sa version francophone [6]. Dans l’instant d’un « ça suffit ! », une levée, inopinée et heureuse, de l’omerta sur les harcèlements et agressions sexuelles subies par les femmes a remis au centre du débat ce qui fait malaise dans la civilisation : l’impossible rapport entre les hommes et les femmes. Aujourd’hui se pose, à nouveaux frais, la question du féminin, question qui dévoile l’énigme que constitue pour chacun le : il n’y a pas.
Et si la grande question du « mariage pour tous » était de savoir s’il fallait nécessairement à tous les enfants, pour leur bien, « un papa et une maman » ; le « débat » actuel nous ramène à la question du phallus, et à la partition dans le rapport à ce signifiant : tous les êtres humains ne manquent pas de la même façon. Certes, leur communauté secrète est d’être frères et sœurs de jouissance phallique, qui touche à l’universel des êtres parlants. Mais il existe une Autre jouissance, la jouissance féminine, rebelle à toute prise dans l’universel. C’est pourquoi les femmes ne peuvent être prises qu’une par une.
Là est appelée notre attention : des femmes ont pris la parole. N’en faisons pas les femmes. Ces discours tous azimuts méritent une écoute personnalisée, afin de ne pas les faire équivaloir. L’enjeu est de rappeler la singularité de chacune qui parle, d’une part, et de souligner que les hommes sont tout autant concernés par cette affaire. Y-aura-t-il un effet bénéfique à cette levée de l’omerta, ou renforcera-t-elle la haine du féminin ? C’est exactement ce dont traite cet ouvrage, à parler de « rencontre avec la castration maternelle ». Freud, le premier, avec son rêve de la gorge d’Irma, en témoigne : face à l’horreur, la haine peut surgir pour voiler ce dont je n’en veux rien savoir.
Face à ce trou dans le savoir, Lacan précise que La femme, « on la dit-femme, on la diffâme » [7]. On la diffame de ne pouvoir la dire, la dire toute. Passion triste, comme le rappelle Philippe Hellebois, soulignant ce que la misogynie et le racisme ont de commun : « Derrière l’Étranger, il y a donc la femme que le culte de la virilité se fait profession de rejeter » [8]. Ces deux logiques de haine visent in fine à la négation de l’Autre, à son effacement, à son rejet. L’Autre, Lacan nous a enseigné à ne pas reculer à lui donner son nom de réel : le féminin.
Deux femmes
Parmi la dizaine de cas qui composent cet ouvrage, j’en extrairai deux. Julie [9] et Ingrid [10] ont chacune pris rendez-vous avec un analyste du fait d’une rencontre avec un obstacle : ne pas arriver à devenir mère. La similitude s’arrête là. Elles viennent toutes deux pour ça, et en même temps, chacune pour autre chose. En effet, derrière le semblant qui leur permet d’articuler une demande, il s’agit pour chacune d’un réel absolument singulier, incommunicable et impartageable. Dans le champ du réel, là est son affinité avec le féminin, il n’y a pas de « pour toutes ».
Pour Ingrid, l’analyste considère que la signification phallique opère, et oriente pour un temps, la cure à partir de cette boussole. « Dépositaire comme Autre femme du secret de la jouissance féminine pour sa mère » [11], selon la belle formule de l’auteur, Ingrid butte dans sa cure sur un symptôme d’énurésie infantile que trois analyses ont laissé quasiment…vierge de savoir. C’est par le biais d’une saisissante équivoque autour du signifiant « lapiz » qu’elle retrouvera ce qui, de ce symptôme dont elle ne voulait rien savoir, nouait précisément savoir, féminin, et penisneid – ce mystérieux « j’aimerais mieux être un garçon » [12]. Dominique Wintrebert conclut alors que pour Ingrid, l’impossible d’être mère serait « cette défense contre la castration féminine, que Lacan appelle jouissance de la privation » [13].
Avec Julie, l’analyste opère tout à fait autrement, du fait de coordonnées du cas radicalement autres, malgré là encore un initial « je n’arrive pas à devenir mère ». À cet énoncé initial, sera substitué pendant très longtemps un premier symptôme : Julie se « gratte » jusqu’au sang. Dans son histoire, lorsqu’arrivent pour elle les premiers signes de féminité, Julie est laissée-tomber par le père. Là arrivent dans sa vie ces affects qui seront pour longtemps les partenaires de sa féminité : mépris, dégoût, et rejet – affects auxquels l’analyste ne succombe pas, sachant y lire comment ils opèrent comme déni de la castration. Comme le souligne Laurent Dupont : « Si La femme n’existe pas, il convient pour chacune d’inventer un savoir y faire avec la féminité. Julie c’est le dégoût, le mépris le rejet de la féminité qu’elle présente à l’autre par ce symptôme : du féminin, tu peux toujours te gratter. » [14] Julie tombera enceinte, puis perdra l’enfant. À partir de sa propre formule « y laisser sa peau », et d’une proximité métonymique avec « scarifier » surgit pour elle une question : « jusqu’où faut-il se “sacrifier” pour devenir femme ? » C’est seulement alors qu’elle pourra venir questionner chez elle la coexistence intenable de deux nécessités : être le phallus et le déchet. De là, elle pourra avoir un enfant.
Ainsi donc, le syntagme « ne pas arriver à devenir mère » recouvre pour Ingrid et Julie, une terra incognita à nulle autre pareille. De même les autres cas présentés dans cet ouvrage écrivent singulièrement le pluriel de ces rencontres avec ce qui sera fondateur du symptôme, soit de ce que chacun a de plus réel.
Le rêve de Freud
Pour le lecteur finissant par prendre ses aises avec ce livre, le chapitre traitant du rêve de « L’injonction faite à Irma » sonnera l’heure du réveil… Dix textes composent le corps de ce chapitre. Aucun n’est pourtant à nul autre pareil, et pour cause ! Avec ce rêve de Freud, c’est comme avec la pulsion et l’objet, on tourne autour et « on s’en tire comme on peut ! », dit Lacan. [15] De se tenir au plus près de cette révélation du « il n’y a pas », ce chapitre interprète le livre : face au gouffre béant de cette gorge, figure de l’horreur, chacun de ceux qui prirent leurs plumes acceptèrent d’en perdre quelques-unes. Faire le choix de suivre Freud dans son insatiable curiosité, disant oui à cette rencontre qui force le « je n’en veux rien savoir » auquel s’affronte sans cesse un analyste, cela ne va pas sans mise. Et de ce fait, pas non plus sans joie.
[1] Wintrebert D., Haberberg G., Leclerc-Razavet E., (s./dir), Rencontres avec la castration maternelle, 2017, Paris, L’Harmattan.
[2] Leclerc-Razavet E., Haberberg G., Wintrebert D., (s./dir), L’enfant et la féminité de sa mère, 2015, Paris, L’Harmattan.
[3] Lacan J., « la signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 686.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 20 novembre 1991, inédit.
[5] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.
[6] On lira notamment à ce sujet les textes de nos collègues :
Lebovits-Quenehen A., Encore un effort pour aimer les femmes, Lacan Quotidien n°760, 17 Janvier 2018
Regnault F., Dénonce ou consens !, Lacan Quotidien n°761, 21 Janvier 2018.
[7] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1972, p.79.
[8] Hellebois Ph., Une invidia penis permanente, Débat préliminaire au Forum Européen de Rome du 24 Février 2018 : “L’étranger”
[9] Dupont L., « Écorchée vive », in Rencontres avec la castration maternelle, op. cit., p. 47.
[10] Wintrebert D., « La fille au crayon », Rencontres avec la castration maternelle, op. cit., p. 27.
[11] Ibid., p.28.
[12] Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1982, p. 21.
[13] Ibid., p.31.
[14] Dupont L., « Écorchée vive », op. cit., p.49.
[15] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994 p. 60.
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