Livre « inclassable » [1], Lumières aveugles de Benjamín Labatut [2] est la preuve matérielle que, si la vérité a la structure d’une fiction, cette dernière ne cesse de se fragiliser au rythme du progrès. Fort bien documenté, ce recueil atteste qu’« [i]l n’est nullement nécessaire qu’une écriture veuille dire quelque chose » [3], et en montre les ravages. Nous en tirons les conséquences sur trois points successifs.
Premier point : B. Labatut retrace les antécédents des deux grandes inventions de Fritz Haber. Celle du salpêtre synthétique, fertilisant efficace qui a éloigné un risque sans précédent de famine. La seconde invention est le gaz de chlore qui fut la première arme de destruction massive. Ironie de cette triste histoire, B. Labatut signale le véritable regret de F. Haber. Ce ne fut pas l’usage du gaz comme arme. Au contraire, ce qu’il regretta fut le déséquilibre que provoqua son fertilisant sur l’environnement. Le taux de nitrogène permettait aux plantes libres de « proliférer sans frein […] pour se répandre sur la surface de la Terre jusqu’à la recouvrir totalement, étouffant toutes les formes de vie sous un vert effroyable » [4]. Une pulsion de vie à l’état pur entraîne inévitablement la mort [5].
Deuxième point : l’absence de vrai sur le vrai apparaît dans la pure écriture mathématique. B. Labatut le dévoile dans l’affrontement entre un Schrödinger croyant en un Dieu qui ne joue pas aux dés, versus un Heisenberg pour qui « La meilleure description d’un système quantique n’était pas une image ou une métaphore, c’était un ensemble de nombres » [6]. Point d’existence de la matière, mais pure indétermination des probabilités. Il n’est pas anodin que ce chapitre soit intitulé « Quand nous avons cessé de comprendre le monde ».
Enfin, le troisième point capitonne ce récit à travers son tout dernier personnage. En jardinant en pleine nuit, un ancien mathématicien confie au narrateur que le véritable danger n’est pas la série de désastres provoqués par le progrès scientifique, mais celui de l’écriture mathématique qui porte en elle-même ce mouvement à n’en rien comprendre. D’ici vingt ans nous ne saurons plus ce que c’est que l’humain. « Non que nous l’ayons jamais vraiment saisi, a-t-il ajouté, mais c’est de pire en pire » [7].
Que suggère le poète dans ces brillants récits ? Que ce que nous vivons aujourd’hui était déjà là. Que la flagrante absence de garanties de la science pendant la crise du Covid 19 était loin d’être une nouveauté. La tempête informative de notre époque, pur progrès technique, n’a pour résultat que de mettre à ciel ouvert un effet propre à la démarche de la science moderne. Depuis le cogito cartésien, il ne s’agit que de produire du savoir, tout en se débarrassant de la question de la vérité, comme le signale Lacan dans son séminaire inédit « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » [8]. C’est bien ce que le dernier personnage de ce roman saisit : le pire sera la chute totale des semblants, la pulvérisation des vérités menteuses.
L’analyste, tout comme le scientifique, ne croit pas au père Noël. Un adolescent me racontait le jour où sa mère lui a avoué l’inexistence de ce personnage. Il me dit : « mais je voulais y croire ! ». Il revient à l’analyste, non de dénigrer ni de revendiquer ce semblant, mais d’en saisir, une par une, la fonction dans ce corps parlant singulier devant nous. Pour le moment, c’est le seul principe de réalité qui nous reste.
Cristóbal Farriol
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[1] « Hoy, el que no tiene más de un par de ojos está ciego » : Benjamín Labatut, el autor chileno recomendado por Barack Obama. BBC News Mundo, 11 août 2021, disponible sur internet https://www.bbc.com/mundo/noticias-57943009
[2] Labatut B., Lumières aveugles, Paris, Seuil, 2020. Labatut B., Un verdor terrible, Barcelona, Anagrama, 2020.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, Paris, Seuil, p. 23.
[4] Labatut B., Lumières aveugles, op. cit., p. 39.
[5] Cf. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », in Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XV, Paris, PUF, 1996, p. 273-338.
[6] Labatut B., Lumières aveugles, op. cit., p. 189.
[7] Ibid., p. 214.
[8] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 9 juin 1965, inédit : « mais que pour ce qui est de la vérité, il s’en décharge sur l’Autre, […] de cette façon, aussi bien, il s’en débarrasse, et par la voie ouverte, la science entre et progresse, qui institue un savoir qui n’a plus à s’embarrasser de ses fondements de vérité ».