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Édito, L'Hebdo-Blog 156

Perlaboration ou décision : peut-on s’arracher à la jouissance ?

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Il y a une décision insondable du sujet à être névrosé, c’est-à-dire de jouir uniquement dans le cadre de ce qui est permis par le Nom-du-Père [1]. Par ailleurs, Freud donnait la consigne au sujet en analyse de ne pas prendre de décisions importantes concernant sa vie, dans le courant de son analyse. Ceci a été possible avec des analyses qui n’ont pas duré très longtemps. S’il s’agit de s’abstenir de poser un choix pendant l’analyse, c’est à la fin d’une analyse qu’une décision de désirer semble être possible. Une décision d’une prise de position par rapport à la jouissance. Mais il me semble que cette décision ne peut être que la conséquence d’un corps à corps dur et fastidieux avec la jouissance, corps à corps que Freud a nommé la perlaboration.

Dans Le Séminaire[2], Lacan situe le désir au lieu de l’inhibition. Il dira même que l’inhibition est le paradigme du désir. Cet énoncé qui peut paraître surprenant à première vue, s’éclaire si l’on considère que le désir est ce qui évite au sujet de s’engouffrer dans une jouissance qui le conduira les yeux ouverts vers sa perte, à l’instar d’Œdipe à Colonne marchant vers sa mort. Dans ce sens, le désir est une décision insondable de l’être à « ne pas faire » et c’est ce qui lui donne l’allure d’une inhibition.

Du côté homme, ou du moins du côté de l’obsessionnel, il y a une tendance du sujet à plonger régulièrement dans une jouissance exacerbée dont il ne peut pas s’abstenir. L’obsessionnel peut passer à l’acte et transgresser les lignes de l’interdit, rêvant d’être perversement jouisseur. Mais il est rattrapé sans cesse par un désir dont la forme est l’inhibition. Ainsi, un homme peut désirer à répétition des femmes en série, qui ont toutes un trait commun. De « filles phallus » [3], dira Lacan. Celles-ci se manifestent de deux façons. Soit elles portent le trait du désir maternel, le phallus auquel le sujet s’est identifié dans sa petite enfance, soit elles portent le trait de la constellation œdipienne, c’est-à-dire qu’elles sont désirées parce qu’elles sont attachées à un autre homme qui les désire. L’homme réalise par cette répétition une jouissance phallique. Une jouissance dont l’objet est un fétiche. La série des femmes devient alors une série d’objets métonymiques, ayant tous un trait commun. Cette jouissance est d’autant plus phallique qu’elle constitue une tentative d’insérer la femme dans la logique du « tout ».

C’est cette appartenance forcée à un groupe sous l’égide d’un « toutes les mêmes » qui donne à la série des femmes une valeur d’objets fétiches, et du même coup, cette appartenance les diffame. C’est un forçage violent puisque les femmes, par essence, ne répondent pas à la logique du tout. Mais l’homme qui rend la femme « toute » est un jouisseur malheureux et cela n’est que logique, puisque pour un tel homme il n’y a qu’une seule jouissance, une jouissance masculine, et cela le condamne à la solitude. Car fondamentalement, la jouissance phallique est une jouissance masturbatoire, même si elle a lieu en présence d’une femme. Lacan dira que le phallus est une objection de conscience à rendre service à l’autre [4]. Un homme un peu trop homme, pris dans cette jouissance phallique uniquement, peut avoir l’expérience sordide d’un rapport à l’autre qui exclut l’amour, malgré ses rencontres multiples. Dans les cas heureux, cela le conduira en analyse.

Du côté femme, les choses se passent différemment. Si elle est intéressée aussi par l’objet phallique qu’elle trouve sur le corps de l’homme, la vraie condition de son désir n’est pas fétichiste. Au-delà de l’objet, elle entretient une relation érotomaniaque avec une représentation du père, homme châtré, duquel elle attend un signe d’amour, qu’il lui donne ce qu’il n’a pas, c’est-à-dire non pas un objet, mais une parole. C’est ce rapport à ce que Lacan appelle « l’incube idéal » [5] qui lui permet de jouir, mais cette jouissance est Autre. Elle n’a pas le caractère limité du pénis dont la jouissance s’arrête bêtement dans le passage de la tumescence à la détumescence. Cette jouissance tend au contraire à l’illimité. Ici aussi les péripéties sont au rendez-vous, dans les cas où une femme devient trop femme, négligeant son rapport au phallus. La répétition apparaît alors dans le maintien d’un rapport avec un homme lointain, impuissant, avec qui les rencontres des corps sont quasi impossibles. Le phallus est absent de ces relations, et il ne lui reste qu’à attendre infiniment une parole de cet homme idéal, jusqu’au désespoir.

Dans le cours d’une analyse, le sujet peut passer par toutes les péripéties de ces répétitions fantasmatiques. La répétition, telle que Freud en parle, est une façon de se remémorer en acte un événement d’un passé lointain et refoulé, sans s’en souvenir. Dans les cas paradigmatiques, ce travail conduira le sujet à retrouver la formule du fantasme fondamental qui organise ces répétitions et qui fonde le rapport du sujet à l’autre sexuel. C’est ce que J.-A. Miller appelle une « opération-réduction » [6] dans l’analyse qui se fait par répétition. C’est un passage du multiple de la répétition à la formulation qui fait Un, et elle permettra une traversée du fantasme.

Freud décrit la période qui précède la fin d’une analyse comme un état de guerre. Le sujet qui a fait le tour de toutes ses répétitions se trouve devant ce que J.-A. Miller a appelé L’os d’une cure  [7], c’est-à-dire une jouissance liée au corps et irréductible. À ce moment-là, on peut s’attendre à une exacerbation côté homme, d’un appel à une identification phallique renouvelée et d’autant plus forte, et une intensification du fantasme organisé autour de l’objet fétiche. Du côté femme, on s’attendra à une exacerbation du ravage dans la relation avec un homme châtré, impuissant et impossible. Pour Freud, cette aggravation de la jouissance avant la fin de l’analyse n’est pas un obstacle. Bien au contraire. Cette présence de « l’ennemi » est nécessaire, car on ne peut pas vaincre un ennemi quand il n’est pas présent. C’est alors que commence le dernier combat de l’analyse que Freud appelle la perlaboration. Un corps à corps avec la jouissance, soutenu par le transfert, qui se terminera, il faut l’espérer, non pas par un asséchement de la jouissance, mais par un nouage symptomatique. En effet, dans L’os d’une cure, J.-A. Miller décourage l’espoir d’aller jusqu’au au bout de la jouissance. La jouissance ne se réduit pas à zéro. Elle ne fait que se déplacer. Si elle désinvestit le fantasme, elle devra investir le symptôme, et ceci sans doute par une décision plus ou moins insondable, mais pas sans le travail dur et fastidieux de la perlaboration.

Je propose que la jouissance désinvestie du fantasme et investie dans le symptôme comme partenaire est un dépassement du binaire sexuel homme/femme. Le sujet construit alors une jouissance qui n’est ni toute phallique, ni toute Autre. C’est une jouissance singulière au sujet qui régule son rapport avec son partenaire-symptôme. N’est-pas cela le troisième sexe [8] dont parle Lacan ? C’est en tout cas la thèse qu’a soutenu Marie-Hélène Brousse lors des dernières journées de l’ECF.

[1] Intervention lors d’une table ronde intitulée “Décider le désir” aux XVIIe Journées de la Revue la Escuela lacaniana de Psicoanalisis à Barcelone les 24 et 25 novembre 2018.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2004.

[3] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits II, Paris, Seuil, 1999, p. 211.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, texte établi par Jacques-Alain Miller, 1975, p. 13 : « l’objection de conscience faite par un des deux êtres sexués au service à rendre à l’autre ».

[5] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op. cit., p. 211.

[6] Miller J.-A, L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 20.

[7] Ibid.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXVI, « La topologie et le temps », 1978-1979, inédit.

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