À TERME

Ni évidente, ni tangible, ni naturelle ! Voilà le creux dans lequel Christiane Alberti a logé l’élan qui nous a conduits depuis plusieurs mois pour aborder l’Être mère, titre donné aux 44es Journées de l’ECF en 2014.

L’Hebdo-Blog, depuis sa naissance en septembre dernier, a accompagné la gestation de ces Journées, ce travail minutieux et enthousiaste où l’on peut saisir le multiple de cet être : première séductrice pour Freud, mais aussi réponse phallique au manque de la femme, Autre de la demande pour Lacan, transmettant la langue, impliquant l’enfant dans un désir, dans une jouissance, solution fétiche à la féminité voilant le manque comme l’interroge Jacques-Alain Miller, mais aussi Autre de l’amour, n’étant là qu’au prix de son manque assumé et reconnu. Christiane Alberti avance un vouloir être mère généralisé à mesure qu’avance le déclin de l’empire du père dans notre modernité. Ces Journées de l’ECF nous invitent ainsi à interroger les fictions maternelles, celles qui leurrent et enchantent, à la lumière d’une satisfaction réelle, soit à la lumière de l’expérience de la psychanalyse et de la singularité à partir de laquelle elle autorise à considérer notre époque.

« À devenir mère, cesse-t-on d’être une femme ? » interroge l’argument des Journées 44.

L’Hebdo-Blog propose, arrivé au terme de ce parcours, un triptyque qui part justement de cette question avec des textes issus de la journée préparatoire proposée par nos collègues de la délégation Val de Loire-Bretagne de l'ACF.

Dans les textes de Christine Maugin, Nathalie Leveau et Anne-Marie Le Mercier, on pourra suivre ce questionnement qui met en relief que l’être-mère ne se présente au fond que comme une modalité singulière de réponse, et notamment à l’énigme de ce qui fonde l’existence pour une femme. Mais cette réponse singulière, et donc multiple, non standardisable, impossible à réduire à une recette comportementale, révèle du même coup l’inadéquation profonde de l’existence à l’être.

Ce trajet à trois voix, trois énonciations, est clinique, ancré dans la clinique que l’expérience de la psychanalyse permet de transmettre.

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L’Être mère : à chaque mère, une solution !

Notre après midi du 18 octobre a donné la parole à L’ÊTRE MÈRE À NANTES. Ce qu’enseigne la psychanalyse c’est que l’être mère pose la question de lecture au cas par cas. Comme le questionne Christiane Alberti dans l’argument des journées, être mère n’est pas quelque chose qui se passe dans son corps uniquement. Avec l’enseignement de Lacan, nous pouvons avancer sur le fait qu’avoir un enfant, dans son ventre ou dans la réalité, est tout autre chose que de l’avoir dans sa préoccupation, dans son esprit.

Avoir un enfant cela peut être tout à fait satisfaisant pour la mère, mais cela peut tout aussi la confronter à un moment d’étrangeté. Dans la clinique nous pouvons rencontrer des mères pour qui l’enfant qui est là représente à la fois l’objet qui lui manque, la comble, mais aussi l’angoisse, l’inquiète. Et pour chacune des mères cela n’est pas chose facile.

Alors on peut répondre par un enseignement aux mères, à s’exercer à ce métier de la maternité, en donnant des modes d’emploi. Heureusement, Lacan nous indique dans sa Note sur l’enfant, que tout cela ne vaut que pris dans « un désir qui ne soit pas anonyme »[1].

À chaque mère, un lien à un enfant. Être mère est une solution que chacune trouve pour faire entrer son enfant dans ce qu’on appelle couramment sa préoccupation maternelle. Être mère, c’est aussi trouver une manière de faire avec cette question, trouver un arrangement, une solution singulière que la rencontre avec un psychanalyste peut aider à élaborer.

Chez Freud, être mère a été la première réponse phallique : au manque de la femme répondait l’avoir de la mère. L’enfant est alors un substitut phallique, la femme ayant trouvé dans l’enfant ce petit avoir qu’elle n’a pas et que son père ne peut lui donner.

Dans son rôle œdipien le père venait barrer la jouissance maternelle, celle de posséder son produit. Le père était le garant de la séparation de la mère et de son enfant ; par son intervention il empêchait la mère de dévorer l’enfant. Cette figure de dévoration, Lacan l’a transformée en celle de la bouche du crocodile que le phallus paternel vient empêcher de se refermer sur l’enfant[2]. Quand le Nom-du-Père peut barrer la jouissance de la mère, celle-ci devient symbolique : au désir de la mère peut se substituer le Nom-du-Père, laissant alors à l’enfant la possibilité de s’inscrire dans la castration, le manque et donc le désir. Lorsque l’enfant ne répond pas à la demande, il l’oblige à désirer en dehors de lui : la mère est d’abord une femme et son désir d’ailleurs permettra à l’enfant de se confronter à un manque et de cheminer vers son désir. Lorsque l’enfant satisfait la mère, ce n’est qu’au travers de son image phallique à elle la mère : ce que sa mère désire en lui, sature en lui, satisfait en lui, ce n’est rien d’autre que le phallus[3]. Ne pas être ce phallus de la mère crée une « discordance imaginaire »[4]. Il divise alors la mère, entre mère et femme.

Derrière la mère, une femme. Et Jacques-Alain Miller le rappelle[5]: une mère, quels que soient les soins qu’elle apporte à son enfant, cela ne doit pas la détourner de désirer en tant que femme. Sinon, c’est l’angoisse: un enfant qui comble sa mère l’angoisse au sens où elle ne désire plus en tant que femme. Autant la vraie femme est celle qui, sous la figure de Médée, peut aller jusqu’à tuer la progéniture de son mari Jason pour rester femme, autant la mère est celle du don symbolique, de l’amour, soit de ce qu’elle n’a pas. Le texte de Nathalie Leveau ouvre la discussion en effet sur cette division entre la mère et la femme.

[1] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 129. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 56. [4] Ibid., p. 57. [5] Miller J.-A., « L’enfant et l’objet », La petite girafe, n° 18, Agalma, 2003.

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Le « ou mère/ou femme » de la névrose

La maternité serait-elle une solution fétiche à la féminité se demande Jacques-Alain Miller[1]. Le fétiche est un voile qui sert à masquer le manque, pour faire croire qu’il y a, là où il n’y a rien. Lacan en parle à propos des perversions. Quand l’enfant reste pris dans la relation imaginaire à la mère constituée du couple mère-phallus, il a comme solutions de s’identifier soit à la mère – qui ne l’a pas – soit au phallus qui lui manque. Ainsi il ne sort pas de l’univers de la mère et du phallus. Lacan qualifie cet univers de « phallocentrisme » et le retrouve chez le petit Hans, un cas de névrose. Hans, cinq ans, déclenche sa phobie après la naissance de sa petite sœur dans un moment où pour lui le phallus, jusque-là imaginarisé au champ de la mère, devient réel. Avec ses premières érections, Hans l’appréhende désormais dans son corps. Ce phallus lui est solidement accroché. La mère dont le désir est tourné vers le phallus va le dévorer – le phallus et Hans avec ! Hans s’en sortira à condition de faire advenir le phallus comme signifiant. Il trouve la solution de la vis : le phallus se visse et se dévisse au gré des besoins.

Mais Lacan souligne que cette solution reste névrotique. La névrose c’est croire au phallus en tant qu’un objet pourrait combler le désir. L’enfant s’aperçoit que la mère manque, mais il ne l’accepte pas. J.-A. Miller parle de « scandale »[2] pour la castration maternelle : c’est un scandale ! Le sujet névrosé n’en veut rien savoir. Seule l’analyse permettrait de l’admettre, en découvrant qu’aucun objet ne sature le désir, que la mère ne peut être satisfaite, que le sujet ne peut combler la mère, ce qui constitue un soulagement. La sortie de la névrose se ferait donc par cette clé : admettre que la mère soit une femme.

Alors comment entendre la disjonction mère/femme? Est-elle à mettre au compte de la névrose ? Au sens où pour le névrosé la mère n’est pas une femme. On aurait donc : ou la mère / ou la femme. Car J.-A. Miller indique que c’est « dans l’inconscient » que la mère est le contraire de la femme.

Ce n’est pas sans conséquences. Pour le névrosé, si la femme c’est le contraire de la mère, faut-il refuser d’être une mère pour rester une femme ? Toute une clinique est là convoquée : aléas des femmes pour avoir des enfants, mener à terme une grossesse ou se décider pour le bon géniteur, embrouilles des hommes et des femmes pour concilier vie de couple et vie familiale. Certains couples semblent s’accommoder très bien de cette disjonction, « couples exemplaires »[3] selon J.-A.Miller. Mais pour lui le soupçon pèse sur le secret de leur réussite : la femme consentirait à être une mère pour son homme. D’autres femmes voient dans la maternité un refuge à la féminité. Le dénuement qu’implique la position féminine, parfois vécu comme insoutenable, peut les précipiter dans « l’avoir des enfants »[4]. Souvent en rejetant l’époux, parfois le père. Ce qui est une manière de régler la disjonction.

Ainsi comment sortir de cette disjonction ? Comment le sujet peut-il en sortir autrement que par des solutions toujours coûteuses ? L’analyse n’offrirait-elle pas une voie de sortie meilleure en la dépassant ? Ce qui comporte d’accepter que la mère soit une femme, que la Mère n’existe pas, qu’elle n’est pas-toute, qu’elle n’absorbe pas-tout du manque et de la féminité. Ainsi le chemin est long, mais, passé le « scandale », l’« être mère » aurait chance de devenir plus supportable.

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 30 mars 1994, inédit. [2] Ibid., leçon du 6 avril. [3] Ibid. [4] Ibid.

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De mère en fille, un « se jouir » dévorant

Dans un petit texte produit avant le congrès de l’AMP sur l’ordre symbolique au XXIe siècle, Dominique Laurent précise la logique du lien mère-enfant : l’enfant participe de ce qu’elle appelle « l’appareil à jouir » de la mère, dans une articulation logique entre le phallus (-φ) et l’objet a. « L’enfant est inclus dans la consistance logique de l’objet a, mais il n’en reste pas moins pris dans la valeur de (-φ). Il participe de l’appareil à jouir qu’est le fantasme. Le corps de la mère se jouit de l’enfant qui la remplit, bien qu’il reste un semblant dans la série des objets perdus. »[1] Lorsque seule la jouissance de l’enfant comme objet est en jeu, l’enfant est réduit à incarner l’objet cause du fantasme maternel ce qui le met en impasse quant à l’accès à un désir propre.

Dans la première partie de son enseignement, Lacan indique que c’est la métaphore paternelle qui régule la jouissance dans le lien mère-enfant. Dans son dernier enseignement, avec « R.S.I. », il parle des objets de la mère que sont ses enfants, et évoque le père qui se fait respecter non parce qu’il fait la loi, mais parce qu’il choisit une femme comme objet cause de son désir[2]. Chacun a donc son objet, une femme pour le père, l’enfant pour la mère. Ici c’est la père-version qui prend le relais de la métaphore paternelle. Chaque Un, dans le couple dit parental, doit trouver l’usage qui convient de sa version du père comme traitement de la jouissance, c’est ce dont il s’agit dans le Séminaire Le sinthome. Ainsi la recherche d’un juste écart entre une mère et ses objets-enfants ne procède pas toujours de la métaphore paternelle ni forcément du lien à un homme.

Aline refuse que l’allaitement cesse avant la scolarisation de sa fille. Elle s’appuie sur la promotion contemporaine de la santé de l’enfant via l’allaitement pour justifier la jouissance de cette dévoration réciproque. Au fil des séances, elle s’aperçoit qu’elle vit chaque progrès de sa fille comme une perte. Ce dire fait de l’avidité de l’allaitement un symptôme, et ouvre la question de la séparation.

Cet exemple témoigne du lien de la mère à la castration, mais permet aussi de repérer comment une mère tente de nourrir l’illimité de la jouissance féminine par sa localisation dans un corps à corps avec l’enfant. La métaphore paternelle ne suffit pas à traiter la jouissance en cause. Son mari est très amoureux d’Aline, elle l’aime aussi, dit-elle, et consent à le laisser s’occuper de l’enfant et l’éduquer avec elle. Mais elle estime qu’elle seule, du fait d’être la mère, sait naturellement ce qui convient en matière d’allaitement. Ceci ne l’empêche pas de se plaindre que son homme ne l’aide pas assez en matière de soin aux enfants.

Ce moi seule peut-il ouvrir l’espace d’une autre singularité ? La cure vise à favoriser l’invention d’une autre réponse à ce qui, pour ce sujet féminin, reste énigmatique quant à ce qui fonde son existence. Aline se jette à corps perdu dans le travail qui la lie au corps médical. Mais c’est pour retrouver le même appétit de dévoration subie : elle se fait « bouffer » par son travail, et n’a pas assez de temps pour manger. Elle reconnaît là l’écho du refus anorexique qui animait le ravage entre elle et sa mère. Elle reste donc en attente d’une autre alliance entre le corps et la langue qui lui permettrait de s’orienter entre les femmes et les mères, sans que sa fille soit tenue de lui donner consistance de corps.

[1] Laurent D., « Mère », L’ordre symbolique au XXIe siècle, Scilicet, Collection Rue Huysmans, École de la Cause freudienne, Paris, 2013, p. 229-231. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, inédit.

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Il manquera toujours un portrait

Au moment de constituer le dossier pour cheminer vers les Journées 44, une idée s’est imposée à nous : constituer une galerie. Une association immédiate persista tout au long de la mise en série des tableaux maternels, une idée qui ne nous a pas quittés, mais que nous n’avons pas mise en exergue car elle était en filigrane dans notre réflexion, il s’agit du livre Portrait de femme de Henry James. De toute évidence, ce magnifique ouvrage écrit en 1881 n’est pas le dessin d'une mère... Il s’agit de la tentative d’écrire la complexité d’une femme : Isabelle Archer dont « les profondeurs secrètes de [son] âme étaient un lieu peu fréquenté, dont les communications avec la surface étaient interceptées par des forces multiples et capricieuses »[1].

Un constat simple nous permet de tisser un lien entre Portrait de femme et notre collection de mères: la quantité infinie d’adjectifs utilisés par H. James pour saisir l’insaisissable chez Isabelle : jolie, intéressante, généreuse, étrangère, intelligente, pédante, curieuse, naïve, fraîche, ardente, cruelle... La liste se poursuit. Une longue série de termes qui tente de rendre compte de l’être de cette femme-là. Mais en un instant elle change, se nuance ou s’accentue et parfois se contredit, ce qui fait d’elle une énigme, et d’abord pour elle-même. Plus de six cents pages ne suffisent pas à l’écrivain, si talentueux soit-il, dans l’écriture dudit portrait psychologique pour la dire toute. Il aura toujours une nuance à apporter pour rendre tangible la singularité de femme d’Isabelle Archer dans le rapport amoureux, dans ses confusions et dans sa quête.

Une mère étant une femme, nous pouvons, à l’instar de H. James, noircir des pages et des pages d’adjectifs pour nommer ce qui échappe de l’être mère. Peut-on faire une liste exhaustive des mères ? La nomination d’une mère saisit-elle son être ? Mère angoissée, mère aimante, mère déprimée, mère courageuse, mère envahissante, mère douce, mère bizarre, mère bavarde, mère muette… Pourquoi autant d’adjectifs ? Que viennent-ils nommer ? C’est parce que les mères sont des femmes qu’elles sont à nommer une par une. Autant de noms de mères que de noms de femmes, pas forcément le même, et toujours partiel. Pas de liste exhaustive. Les dires cueillis tant sur le divan que sur la scène du monde en témoignent : « Ah… ma mère… c’est quelque chose ma mère... ». Ce « quelque chose » semble se cristalliser dans l’aperçu d’une contradiction, d’une zone d’ombre… Une « zone peu fréquentée » pour s’exprimer avec les mots de H. James.

Les adjectifs que nous avions épinglés dans lalangue et qui nomment les mille et une mères – pour emprunter un des titres du Blog des Journées – témoignent des différentes manières d’essayer de cerner ce qui échappe de la mère à chaque fois que le sujet essaie de la nommer. La liste des noms des mères est illimitée et le dessin que nous pouvons dépeindre, toujours pas-tout.

Voici la raison pour laquelle Portrait de Femme de H. James a été notre toile de fond. En listant les noms de mère, peut-être avons nous pensé pouvoir réunir la mère et la femme dans un même tableau. Les articles publiés nous ont démontré que chacun des auteurs a épinglé, avec tact, un détail, à la recherche d’un bien-dire sur une mère.

Chaque adjectif accolé au mot « mère » tente de toucher ce qui lui échappe. Voici ce qui donne son caractère infini à cette liste de mères. Car l’une à peine cernée, une autre apparaît avec sa couleur à elle, son style, sa trace particulière ; et parfois est-ce la même. Ce qui nous amène à la conclusion qu’il manquera toujours un portrait et nous pouvons nous demander en empruntant les mots de Ralph intrigué par la présence d’Isabelle : « Qui est cette créature rare ? »[2], « Ralph devait découvrir par lui-même ce qu’il voulait savoir. »[3]

Ce qui éveille plus encore le désir de s’acheminer au Palais de Congrès les 15 et le 16 novembre.

[1] James H., Portrait de Femme, Paris, 10/18, Éditions Liana Levi,1995, p. 43. [2] Ibid., p. 52. [3] Ibid., p. 53.

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Hôtel Europe

Théâtre de l'Atelier, mercredi 5 novembre 20h30, acteur, Jacques Weber, auteur, Bernard-Henri Lévy, qui vint parler avec la salle après la représentation, rassemblée sur une initiative de l'Envers de Paris.

Après la présence de l'acteur, alternant la confusion, l'exaltation, l'outrance, l'ironie, la ferveur la déprime la joie la peine ou la douleur, BHL, généreux et bien présent, expliqua que son texte mêlait le corps de l'auteur avec la pensée qui l'attrape, le tient, le bouscule, le convoque.

Comme le fera remarquer Jean-Daniel Matet, président de l'EuroFédération de Psychanalyse dont le projet, pour BHL, correspond, dira-t-il, à celui des Lumières en Europe, avec ces échanges en plusieurs langues et ces pays multiples, il y a un enjeu du texte qui intéresse les psychanalystes. Il s'agit de cette question politique aiguë du choix, au présent, entre l'uniformité sans parole et une nouvelle donne politique.

Cette nouvelle donne, BHL l'expliquera avec une simplicité bien rare dans le débat politique contemporain. Elle relève notamment d'un constat: la nation n'est plus l'échelle adaptée. S'en déduit un autre constat : comment passer de plusieurs nations qui font leurs cuisines locales et s'isolent en silence, à une organisation politique nouvelle, à une donne novatrice qui ne soit pas juste le fruit d’un savoir-faire technocratique, comme l'est si souvent la Commission européenne, épinglée dans le texte d’Hôtel Europe, avec ses réglementations raffinées qui divertissent des juristes sourcilleux. À l'appui du constat, venait faire écho le final de Jacques Weber : une déclamation, voire un plaidoyer, pour la construction d'un discours qui se tienne en matière d'Europe.

Ainsi, ce que propose BHL n'est pas un remède, moins encore une recette. Il fera remarquer, suite à une interrogation de Philippe Benichou, directeur de l'Envers de Paris, précisément sur cette question d'acte politique et de suite à trouver devant ces constats peu glorieux, notamment ces ratés politiques dans différents conflits de ces dernières décennies, que les moments où il réussit à poser des actes sont finalement rares et dépendants des contingences.

Ces contingences sont encrées d'une traversée des siècles, elles imposent des outils nouveaux, un réveil radical et une rigueur renouvelée. C'est sur ce point qu'Anaëlle Lebovits-Quenehen interrogera BHL en reprenant le moment qui verra s'opposer Husserl et Heidegger : l'Europe n'avancera pas si chacun s'exclut d'un effort de lecture, d'un rapport à la lettre, qui est d'abord sa marque, de Jérusalem à Athènes, et d'Athènes à Milan, de Milan à Sarajevo, et de Sarajevo à Munich, de Munich à Stockholm.

On pourra relire le texte et revoir la pièce, pour sa densité. On pourra aussi relire ces époques pas lointaines du tout, où les décideurs, comme on dit d'eux, ne furent pas à la hauteur. Avec ce texte, BHL engage son corps dans l'élaboration d'une pensée sur l'Europe, comme il engage celui de chacun, pour rencontrer une histoire parfois un peu bizarre, souvent un peu violente.

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Voici, déjà, l’Hebdo-Blog numéro 7 !

L’Hebdo poursuit, jusqu’au bout, la série consacrée au thème des Journées sur « Être mère – Fantasmes de maternité en psychanalyse » avec un texte de Philippe Lacadée.

Vous y lirez quelques remarques à propos de « la conversation sacrée entre la mère et l’enfant » pour révéler les impasses de l’harmonie préétablie et donner tout son poids à ce que Lacan appelle : « le malentendu de la naissance ». Balzac et Michelet seront nos appuis sûrs.

Avec Rose-Paule Vinciguerra, nous découvrirons l’entretien autour de son livre Femmes lacaniennes et en quoi « le dire novateur de Lacan sur les femmes » a eu des effets décisifs sur la psychanalyse elle-même. Christine Maugin, elle, se penche sur la part de folie féminine « qui ne doit pas être confondue avec la folie psychotique ».

Puis nous quittons le continent noir. La folie des hommes investis des pouvoirs politiques absolus et incarnée par le Père Ubu est ici évoquée par José Rambeau. Et c’est « l’ironie, le geste iconoclaste » de Marcel Duchamp, « ce non dupe », que met pour nous en scène Pierre-Gilles Gueguen.

Un entretien avec Stéphanie Tessier et Fatiha Belghomari nous donnera un aperçu de la psychanalyse à l’Île de la Réunion, qui « se pratique et s’affirme de l’orientation lacanienne », et nous voilà en route !

Car rendez-vous, maintenant, au théâtre de l’Atelier où nous sommes invités par L’Envers de Paris le 5 novembre, à la représentation d’Hôtel Europe. Un débat suivra la représentation en présence de Bernard-Henri Lévy et sera animé par Anaëlle Lebovits Quenehen et Jean-Daniel Matet, président de l’Eurofédération de psychanalyse. C’est encore sous l’égide de l’Envers de Paris, et de l’Association des psychologues freudiens, que se tiendra la soirée du vendredi 7 novembre prochain autour de l’ouvrage Femmes lacaniennes de R.-P. Vinciguerra cité plus haut.

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Entretien avec Rose-Paule Vinciguerra autour de « Femmes lacaniennes »

L’Hebdo-Blog s’entretient avec Rose-Paule Vinciguerra à propos de son livre Femmes lacaniennes récemment paru aux éditions Michèle (Paris, octobre 2014).

Rappelons que l’Association des psychologues freudiens et l’Envers de Paris organisent une rencontre avec Rose-Paule Vinciguerra autour de ce livre, le vendredi 7 novembre à 20h30, au 31 rue de Navarin, Paris 9e. Sophie Gayard sera discutante.

 

L’Hebdo-Blog – Pourquoi ce titre Femmes lacaniennes donné à votre livre ?

Rose-Paule Vinciguerra – J’ai tenté de repérer en quoi le dire novateur de Lacan sur les femmes avait changé l’abord de la pratique et de la théorie psychanalytiques.

L’H-B – Vous rappelez que Jacques Lacan souligne que les femmes sont « plus réelles »[1] parce qu’elles n’existent qu’une par une, mais les hystériques femmes sont-elles aussi plus réelles ?

R.-P. V. – Les hystériques femmes, si elles font l’homme, n’en sont pas moins des femmes ! La question est de savoir en quoi ce réel des femmes que Lacan a repéré notamment avec le pas-tout, leur permet, lorsqu’elles sont analystes, de laisser les analysants s’avancer vers une zone énigmatique et contingente au-delà des effets du symbolique dans la cure. Mais cela ne veut pas dire que les analystes femmes soient spontanément mieux orientées que les hommes ni que les hommes soient exclus de ce pas-tout.

L’H-B – Au plus près du Séminaire « R.S.I. » de J. Lacan, vous développez très précisément qu’un homme qui se met à croire à une femme fait exister La Femme : quelles peuvent en être les incidences cliniques pour le sujet masculin?

R.-P. V. – Lacan distingue entre croire à une femme comme on croit à son symptôme et la croire et il ramène cette distinction à celle de la croyance névrotique et de l’index de certitude dans la psychose ; c’est dans le second cas qu’un homme crée La femme. Mais installer une femme en position de La femme, cela se rencontre aussi dans l’amour, dans l’homosexualité masculine… Les surréalistes, eux, « suppléaient »[2] à La femme qui n’existe pas, comme le dit Lacan.

L’H-B – Aujourd’hui où le symbolique défaille et confronte de plus en plus le rapport des hommes et des femmes au réel de la jouissance, avec quels nouveaux symptômes du non rapport sexuel la psychanalyse joue-t-elle désormais sa partie ?

R.-P. V. – Avec la chute des idéaux et la course aux plus-de-jouir pressés, le non rapport sexuel s’est dénudé. Si l’impossibilité de trouver un signifiant de La femme mène à l’impasse du rapport sexuel, c’est l’extension dans la civilisation du non localisable de la jouissance féminine qui amène aujourd’hui à reconsidérer l’impasse de ce rapport : partenaires multiples ou pas de partenaire du tout, communautarisme ou autisme de la jouissance, addictions variées, solitude toujours.

L’H-B – Pouvez-vous repréciser à partir de votre clinique ce qu’il en est de cette substance que la fille attend de sa mère et dont le fond est « ravissement », « rapt »[3]?

R.-P. V. – Une fille attend de sa mère qu’elle lui donne je ne dirais pas légitimité, mais réalité corporelle de femme, mais à poursuivre cette voie elle ne peut qu’y perdre car le réel en jeu dans la corporéité d’une femme ne peut pas se transmettre. Il n’y a pas de « voix du corps »[4]. Le corps de la mère reste étranger, Autre et l’énigme de son désir (que veut-elle ?) redouble l’énigme du réel de son corps. Ce rapt est aussi bien ravage – ravage sans doute différent de celui que révèlent les reproches, déchiffrés par Freud, de la fille à la mère – car ici il y a de l’indéchiffrable. Celui-ci fait les femmes divisées entre sujet parlant et Autre qu’elles sont toujours pour elles-mêmes. C’est là qu’une femme disparaît et c’est le point d’origine du surmoi féminin.

L’H-B – Avec les avancées de la science et le discours du capitalisme, comment la psychanalyse lit-elle les nouveaux rapports symptomatiques que les femmes entretiennent désormais à l’objet a qu’est l’enfant pour elles ?

R.-P. V. – Impossible de répondre brièvement à cela. Disons que les avancées de la science et du marché capitaliste créent des situations absolument inédites dans l’histoire de l’humanité où l’enfant peut venir à être bout de chair que l’on veut à tout prix ou dont on ne veut plus s’il n’est pas conforme à ce qu’on attendait et auquel on ment sur son origine. Cela ne fait que dénuder ce qui était déjà présent : les rejets, les secrets délétères n’ont jamais été épargnés aux enfants. C’est ici que la psychanalyse peut jouer un rôle important.

L’H-B – À l’époque où le symbolique s’efface devant l’exigence surmoïque de la jouissance, que devient, dans la cure, l’inconscient-savoir et comment entendre que depuis, la place de ce qui excède la représentation, le psychanalyste ait à « déranger la défense contre le réel »[5]?

R.-P. V. – Le psychanalyste est pour l’analysant en position de semblant d’objet a cause du désir, objet qui excède la représentation, et c’est comme tel qu’il permet que s’élabore l’inconscient-savoir qui mène un sujet in fine à opérer un renversement du « tout mais pas ça » accompagnant ses débuts d’analyse. Un psychanalyste a aussi éprouvé dans sa propre analyse les limites de l’inconscient-savoir – encore que celui-ci ne soit jamais épuisé – et l’incidence de ce qui excède tout sens, de la marque dernière, inexplicable, d’un dire sur le corps. Dès lors, il ne peut pas renoncer à ce que l’analyse aille jusqu’aux confins de cette défense la plus tenace contre le réel, ce point de fuite qui ne parle pas. Ce moment peut être surprise pour l’analyste lui-même ou même intervenir dans un moment d’outre-passe !

L’H-B – Parce qu’elles se mesurent sans cesse à l’épreuve du pas-tout de leur féminité, les femmes seraient, soutenez-vous, plus à même de « faire refleurir les rameaux de l’amour »[6] à l’encontre du « culte du nom unique »[7] fondamentaliste et du « Un-tout-seul »[8] de l’individualisme. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

R.-P. V. – Les femmes résistent plus que les hommes au nivelage post-moderne de l’individualisme, sans doute parce que leur rapport aux semblants ne peut être uniformisé. Quand elles se font servantes du « culte du nom unique » (jadis, il y eut les « furies de Hitler »[9] révélées par le livre récent de Wendy Lower et, dans un contexte bien différent, on voit aujourd’hui des femmes partir faire le djihad en Syrie), c’est sans doute dans une servitude volontaire à l’égard de leur homme ou pour se forger une identification moins précaire. Si les femmes aspirent à l’amour, c’est pour arrimer ce qui est sans attaches dans la Jouissance Autre qu’elles éprouvent. À cet égard, le lien analytique les intéresse. Et l’amour de transfert ouvre au sujet supposé savoir qui n’est guère complice des semblants mortifères ou intoxicants de la civilisation.

L’H-B – Quelle est la phrase de J. Lacan à propos de la féminité que vous aimez le plus et dont vous aimeriez nous parler ?

R.-P. V. – Peut-être pas celle que j’aime le plus, mais celle qui nous concerne. Lacan dit dans L’angoisse : « Il semble que la femme comprenne très, très bien ce qu’est le désir de l’analyste. »[10] Une femme, en effet, quelque « goût » qu’elle en ait, peut se faire objet cause de désir pour un homme. Et être dans la position d’analyste, c’est, à partir d’une place de semblant d’objet, mener la jouissance à condescendre au désir. Il y a là affinité entre la position féminine et la position analytique. Même si être à cette place, « c’est plus difficile pour une femme que pour un homme, contrairement à ce qui se dit »[11] car il lui faut faire semblant de déchet, silence. Cela n’est bien sûr qu’un des aspects de la question.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 223. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », Ornicar ?, Paris, Champ Freudien, n°5, leçon du 11 mars 1979, p. 27. [3] Vinciguerra R.-P., Femmes lacaniennes, Paris, Michèle, 2014, p. 58. [4] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 463. [5] Miller J.-A., « Le réel au XXIᵉ siècle. Présentation du thème du IXᵉ Congrès de l’AMP », La Cause du désir, Paris, Navarin, n°82, 2012, p. 94. [6] Vinciguerra R.-P., Femmes lacaniennes, op. cit., p. 230. [7] Ibid., dernier chapitre. [8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 6 décembre 2006, inédit. [9] Lower W., Les furies de Hitler, Paris, Taillandier, 2014. [10] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 208. [11] Ces deux dernières citations sont extraites de Lacan J., « La Troisième », texte établi par J.-A. Miller, La Cause freudienne, Paris, Navarin n°79, p. 16-17.

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Exposition Marcel Duchamp : La peinture même au Centre Pompidou

Pour Marc Fumaroli, historien et critique d’art, le nom qui résume la montée au zénith de l’art business est celui de Marcel Duchamp. Il fait de Marcel Duchamp l’emblème, le promoteur et la dupe de ce qu’il a contribué à installer, soit l’art anonyme et la série des œuvres reproductibles industriellement… Il est en effet incontestable que la célébrité du frère de Jacques Villon et de Raymond Duchamp-Villon s’est faite à New York alors que la notoriété des œuvres de ses frères est restée cantonnée au marché de l’art européen.

Le cas Duchamp

Il y a dans la destinée de ce fils de notaire de Rouen des ruptures très marquées. En 1912, à l’âge de 25 ans, il propose au Salon des Indépendants le tableau intitulé Nu descendant un escalier. Ses deux principaux biographes notent que le refus de ce tableau, qui sans doute était à l’égal des Demoiselles d’Avignon une œuvre majeure du modernisme, a eu un effet traumatique sur Duchamp. Robert Lebel considère que cette œuvre dépassait tout ce que le cubisme et le futurisme avaient produit. Le désarroi, qui a suivi ce qu’il a vécu comme un échec, a poussé Duchamp à abandonner sa carrière pour un poste subalterne de bibliothécaire.

La suite cependant fera de lui un peintre peu prolixe mais le Nu descendant un escalier trouve à New York le succès qu’il n’a pas rencontré à Paris. Fumaroli insiste sur le fait que l’Armory Show de 1913, dont le tableau faisait partie, était « monté comme un Barnum » ; il n’empêche que Duchamp sera d’emblée et pour toute la période qui va jusqu’à sa mort en 1968, reconnu comme le plus grand des artistes contemporains aux USA[1]. Quand il s’y rend en 1915, il y est accueilli comme le Pape de l’art moderne. Le peintre refusé du modernisme européen se sent adopté par New-York où il jouit du statut de l’exception. Il partagera sa vie entre cette ville et Paris, sans jamais faire vraiment partie d’un mouvement artistique (bien qu’il flirte avec Dada et le surréalisme).

La suite fera de cet homme plutôt froid et terriblement ironique, adepte des calembours et champion d’échecs, une vedette malgré lui. Il sera reconnu comme fondateur aussi bien de l’expressionnisme abstrait que du Pop Art ou de l’art conceptuel dans leur forme américaine, et il ne fera rien pour ne pas l’être. Il était devenu « non-dupe » et sa position rappelle à maints égards celle d’un James Joyce dont Lacan a fait équivaloir le nom au sinthome.

Il se glissera dans ce vêtement américain accueillant, ready-made pour lui, sans véritablement y croire et sans chercher à en exploiter les avantages financiers au-delà de ce qui l’assure d’un confort de vie assez modeste (rien à voir en cela avec le plus célèbre des Young British Artists qu’est un Damien Hirst). Toutefois, à partir de cette place, il ne cessera d’être un artiste qui attaque l’art. Son dernier biographe, Bernard Marcadé[2], le rappelle : « Duchamp a passé son temps à mettre l’art en question, à en tester les limites pour admettre finalement que c’était sa vie même qui était son œuvre. »[3]

À l’égal d’un Joyce il n’a cessé de faire reculer les frontières de l’acceptable dans le champ de l’art. L’œuvre la plus connue et qui est devenue son emblème (son logo diraient ses détracteurs) est l’urinoir signé qui porte pour titre Fontaine et qui inaugure la production des ready-made. Ce geste iconoclaste et ironique, inaugural de l’art contemporain, va de pair avec le dépérissement de son travail de peintre. Il dupliquera cette « œuvre » à plusieurs reprises. Au-delà de ce qui intéresse les historiens de l’art et qui nourrit leurs querelles, Duchamp nous interroge sur l’objet de son art : comment l’appellerions-nous ? Objet a ou lathouse ? Doit-on considérer avec Gérard Wajcman que l’époque contemporaine a modifié la notion de sublimation ? Il y aurait eu la sublimation « vers le haut », celle du temps de Freud, et la sublimation « vers le bas », celle de l’époque hypermoderne qui propose volontiers comme objets d’art des objets standards ou des objets de dégoût, voire des scènes de torture comme le Body Art en produit ?

[1] Fumaroli M., Paris-New-York et retour, Paris, Fayard, 2009 : « Si le public new-yorkais de 1913 a fixé son attention sur le Nu descendant un escalier de Duchamp, dit Fumaroli non sans acrimonie p. 239, c’est qu’il a d’instinct senti les affinités entre sa propre pente iconoclaste et la volonté du dandy français de tordre le cou à l’art de peindre, tant ancien que moderne ». [2] Marcadé B., Marcel Duchamp : La vie à crédit, Paris, Flammarion, 2007. [3] Entretien de Bernard Marcadé avec Nathalie Georges, Yves Depelsenaire et Philippe Hellebois, La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 68, mars 2008, p. 135.

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Le malentendu de la mère

S’appuyant sur des références empruntées à la littérature, Philippe Lacadée parcourt le chemin du discours analytique quant à la relation mère-enfant, qui conduit Lacan à énoncer, à partir d’un retour aux Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, que « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel » et à mettre l’accent sur le discord.

Nous ferons ici quelques remarques à propos de « la conversation sacrée entre la mère et l’enfant » pour révéler les impasses de l’harmonie préétablie et donner tout son poids à ce que Lacan appelle : « le malentendu de naissance ». Balzac et Michelet trouvent ici résonance dans cet énoncé d’Éric Laurent : « la conversation sacrée de la mère et de l’enfant est suffisamment fascinante pour que l’on n’oublie pas que la mère est le nom de ce qui, comme Dieu, n’existe pas – la femme »[1]. Voilà pourquoi la jouissance reste une question insidieuse dans le malaise de la civilisation.

Dans l’œuvre de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Renée de l’Estorade explique dans sa lettre n° 31 à son amie Louise de Macumer la jouissance d’être mère : « Le petit monstre a pris mon sein et a tété : voilà le Fiat Lux ! J’ai soudain été mère. Voilà le bonheur, une joie ineffable, quoiqu’elle n’aille pas sans douleurs. Oh, ma belle jalouse, combien tu apprécieras un plaisir qui n’est qu’entre moi, l’enfant et Dieu… Les mondes doivent se rattacher à Dieu comme un enfant se rattache à toutes les fibres de sa mère : Dieu, c’est un grand cœur de mère… On comprend ce que fait l’enfant comme si Dieu vous écrivait des caractères en lettres de feu dans l’espace et dans le corps. Il n’y a plus rien dans le monde qui vous intéresse. Le père ? On le tuerait s’il s’avisait d’éveiller l’enfant. On est à soi seule le monde pour cet enfant, comme l’enfant est le monde pour vous […] Oh, Louise, il n’y a pas de caresses d’amant qui puissent valoir celles de ces petites mains roses qui se promènent si doucement… il a ri, ma chère. Ce rire, ce regard, cette morsure, ce cri, ces quatre jouissances sont infinies »[2].

Quant à Michelet, dans De nos fils, il s’interroge sur le fait de savoir « si la mère et l’enfant sont un être ou deux. On peut en douter ». Du côté de l’enfant, il nous dit qu’il est « de fond en comble constitué de sa substance. En elle il a sa vraie nature, son état le plus doux de béatitude profonde, de paradis. C’est bien là qu’il est Dieu ». Du côté de la mère, « c’est une puissance énorme. L’adorable petit cœur de l’enfant est plein d’elle. Si jamais sur terre il y eut une religion, c’est bien ici et à un tel degré que rien, rien de pareil ne reviendra jamais. Elle ne peut pas s’en défendre, ce n’est pas sa faute. Elle est Dieu !… C’est énorme, excessif, mais qu’y faire ? C’est notre salut. Nous commençons par là, par une idolâtrie, un profond fétichisme de la femme. Et par elle nous atteignons le monde »[3].

Nous proposons ici d’examiner les idées reçues selon laquelle la mère et l’enfant ne font qu’un dans la satisfaction des besoins, nous les examinerons comme liées à ce qu’il n’y a pas d’Autre ni de discord. Freud nous a révélé, dans les Trois essais sur la théorie sexuelle que la première demande, demande orale, est fondée sur autre chose que la simple satisfaction de la faim ; elle est demande sexuelle, « elle est dans son fond cannibalisme et le cannibalisme a un sens sexuel »[4].

Se nourrir, a rappelé Lacan dans le Séminaire Le transfert, « est lié pour l’homme au bon vouloir de l’Autre […] ce n’est pas seulement du pain du bon vouloir de l’Autre que le sujet primitif a à se nourrir, mais bel et bien du corps de celui qui le nourrit. Car il faut bien appeler les choses par leur nom : la relation sexuelle. C’est ce par quoi la relation à l’Autre débouche dans une union des corps. Et l’union la plus radicale est celle de l’absorption originelle, où pointe l’horizon du cannibalisme, qui caractérise la phase orale pour ce qu’elle est dans la théorie analytique »[5]. C’est d’ailleurs ce que révèle, à son insu, l’impasse de la théorie de l’amour dit primaire – le primary love – modèle de la voracité réciproque du couple mère-enfant qu’Alice Balint a décrit dans son article « Amour pour la mère et amour maternel ». Dans cet article Alice Balint explique que la relation mère-enfant est basée sur le fait que la mère, comme telle, satisfait à tous les besoins de l’enfant, ce qui, selon cette théorie, serait structural dans la situation de l’enfant : « L’amour pour son rejeton a exactement le même caractère d’harmonie préétablie sur le plan primitif du besoin. »[6] C’est ce que Lacan dénonça dans sa conclusion au Congrès sur l’enfance aliénée : « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel »[7]. Qu’il y ait harmonie entre la mère et l’enfant, tel est le fantasme des psychanalystes d’enfants, alors que nous avons vu comment l’Autre et les « petits malentendus avec le réel » – pour reprendre l’heureuse expression de l’écrivain portugais Fernando Pessoa – apportent, de structure, discord à cette harmonie. A. Balint a construit le mythe du primary love et celui du genital love, autour de la relation mère-enfant. L’objet est là défini comme pur objet complémentaire, comme objet de totale satisfaction. Mais Lacan, dans son Séminaire Les écrits techniques de Freud, a noté combien cette théorie développe ses propres impasses dont la première se trouve au cœur même du texte d’A. Balint – lorsqu’elle affirme que l’amour mère-enfant peut conduire cette dernière, « capable de se faire avorter pour se nourrir de l’objet de gestation », à manger son propre enfant. Ce point de discordance dans l’amour maternel dit « primaire », révèle que, de fait, l’horizon de l’union la plus radicale est plutôt de l’ordre de la jouissance, c’est-à-dire de l’absorption originelle, voire du cannibalisme, que ce soit du côté de l’enfant ou du côté de la mère – « lorsqu’il n’y a plus rien à se mettre sous la dent, on mange son petit »[8]. Pour Lacan, le fait qu’à partir de cette théorie du primary love ait pu surgir ce qu’il a appelé l’« initiative du sujet » et « l’aperception de l’existence ou de la réalité du partenaire » fait énigme et constitue la deuxième impasse. Comment A. Balint pouvait-elle passer du primary love au genital love qui signait l’accès à la réalité de l’Autre comme sujet ? Quel était l’élément capable d’introduire, dans le système clos sur lui-même de l’amour, l’idée ou la reconnaissance de l’Autre ? La réponse de A. Balint, pour Lacan fut simple : « Tout cela ne va pas de soi. Pour Balint, ça tient au donné. C’est comme ça parce qu’un adulte, c’est beaucoup plus compliqué qu’un enfant. »[9] D’avoir rendu évident comment l’Autre était déjà là pour le sujet, Lacan situera l’enjeu de la psychanalyse de l’enfant autour de l’avènement d’un corps, celui que l’enfant a, et de l’événement de corps qu’est le symptôme pour cet enfant-là. De là peut s’interroger, avec l’analyste pour partenaire, comment cet enfant répond à sa place dans la constellation familiale afin d’en extraire la jouissance incluse – point d’où il sera enfin mis à sa question, celle dont il aura la chance d’être responsable de la part insaisissable de lui-même que sa mère voilait non sans jouir de son malentendu.

[1] Laurent É., « De la société des Femmes », postface à Wright N., Madame Klein, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1991, p. 125. [2] Balzac (de) H., Mémoires de deux jeunes mariées, (1841-1842), cité dans Knibiehler Y. et Fouquet C., L’histoire des mères du Moyen-âge à nos jours, Paris, Editions Montalba, 1980, p. 185. [3] Michelet J., Nos fils (1869), cité dans L’histoire des mères du Moyen-âge à nos jours, op. cit., p. 175. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 243. [5] Lacan J., ibid. [6] Lacan J., Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 235. [7] Lacan J., «Allocution sur les psychoses de l’enfant», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 367. [8] Ibid., p. 235. [9] Ibid., p. 238.

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