Musique et psychanalyse ? Quel couple !
« “Tiens, on va jouer free” dit Macero. “Free ? rétorque Monk aussi sérieux qu’un trappiste, tu veux dire dixieland ?”
– “Non : free” : Macero indique ce qu’il entend par là, il plaque des accords ni faits ni à faire. Il fait n’importe quoi. Or, les accords de Monk sont l’envers de cette pitrerie d’ingénieur : irrégulièrement enfoncés selon la carcasse de Monk, organiquement liés à la pression, aux tendons, à la longueur des doigts au micron près, aux leviers des bras, ils mettent en jeu des muscles microscopiques que les pianistes ne sollicitent jamais. »[1]
Si l’association dite libre assigne l’analysant à toucher à des rets de jouissance de lui-même ignorés, quelle est la liberté du musicien lorsqu’il joue de son symptôme ?
Et pourquoi ce vœu d’un dossier « Musique et psychanalyse » s’est-il fait si pressant pour beaucoup d’entre nous à L’Hebdo-Blog, depuis un moment ? Pourquoi nous sommes-nous réjouis de cette question de Jacques-Alain Miller dans sa conférence de présentation du thème du Xe Congrès de l’AMP : « On peut se demander si la musique, la peinture, les beaux-arts ont eu leur Joyce. Peut-être que ce qui correspond à Joyce dans le registre de la musique, c’est la composition atonale, inaugurée par Schoenberg, dont nous avons entendu parler peu avant »[2] ?
Il semblerait que ni Freud ni Lacan ne se soient arrêtés sur ce terrain, et que le duo, ou le binaire – c’est selon – musique et psychanalyse s’en ressente, embarrassant, dissonant à nos oreilles. Sommes-nous prisonniers de ce savoir : Là où ça parle, ça jouit, et ça sait rien.[3]
Rappelons, comme l’indiquait Armelle Gaydon dans Lacan Quotidien n° 223, combien le travail de Valentine Dechambre, interlocutrice de Gérard Seyeux ici pour L’Hebdo-Blog, pouvait engager un véritable chantier de travail sur ce thème à partir d’un abord lacanien. C’est sous sa direction que fut réalisé l’ouvrage de Pascal Dusapin Flux, trace, temps inconscient – Entretiens sur la musique et la psychanalyse. Plusieurs collègues de l’ECF répondirent présents à cette recherche : François Ansermet, Jacqueline Dhéret, Nathalie Georges-Lambrichs, Myriam Mitelman, Paulo Siqueira.
Suspense…
P. Dusapin serait-il Le Joyce de la musique, comme put le dire V. Dechambre à A. Gaydon il y a juste un an, le 18 juin… 2014 dans ce Lacan Quotidien ?
Minute papillon !
La musique touche à la jouissance, à ce qui brûle les ailes aussi, et ne sert à rien[4]. Comment, cependant, vivre sans ce havre, cet îlot inouï, cette joie mais aussi ce souci, cette douleur lorsque l’on s’essaie à jouer et la faire vibrer soi-même, sans tenter d’en dire quelque chose ? Craignons-nous de perdre ce ravissement, comme si ces bouleversements devaient rester tus, interdits à qui parle comme tel ? Si nous nous essayons à mordre par nos mots sur cette jouissance éprouvée silencieusement, c’est que nous nous inscrivons sur les sentiers de Théophraste, cité par Pascal Quignard : « Il disait que la vue, le toucher, l’odorat et le goût font éprouver à l’âme des troubles moins violents que ceux que lui causent, au travers des oreilles, les “tonnerres et les gémissements”. »[5]
Nous tenterons de désépaissir un mystère, d’effleurer les racines d’un événement de corps. La musique est-elle sans aucune signification car ouverte à toutes, puisque ces significations, imaginaires « ne peuvent pas dire sa jouissance réelle »[6], comme le proposait Gérard Pape auteur du numéro prochain de notre dossier ? Irons-nous jusqu’à dire que la musique, à l’inverse de l’interprétation analytique, est, dans l’inconscient « ouverte à tous les sens »[7] ? Défrichons encore : la musique tonale signe-t-elle systématiquement la recherche de l’accord, du son juste, du rapport sexuel qu’il n’y a pas ? N’est-elle que tentative de masquer le réel, la musique atonale indiquant alors un consentement à l’opaque du symptôme ou un savoir-faire avec celui-ci ? Comment la cure psychanalytique influence-t-elle le mode de jouir de la musique ?
Un conseil cher lecteur : branche le son !
Ce dossier est sonore.
Chut :
Medeamaterial de Pascal Dusapin – Choregraphie de Sasha Waltz
https://www.youtube.com/watch?v=cReAXjd-JB0
Passion de Pascal Dusapin – Choregraphie de Sasha Waltz
https://www.youtube.com/watch?v=gMDmhG3lEG4
[1] Marmande F. « Thelonious Monk, la musique des sphères », in Élucidation, Vies épinglées, dir. J.-A. Miller, Paris, Verdier, n° 10, printemps 2004, p. 90-91.
[2] Miller J.-A, « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, 3e trimestre 2014, p. 111.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 95.
[4] Ibid., p. 10.
[5] Quignard P., La haine de la musique, Paris, Gallimard, Folio, novembre 2000, p. 26.
[6] Pape G., L’Envers de Paris – Horizon, n° 59, Paris, septembre 2014, p. 131.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 227.