Le conte de Julio Cortázar « Maison occupée » [1][*] est le récit d’un étrange huis-clos. Le narrateur et sa sœur Irène, la quarantaine, rentiers, ont fait le choix de vivre ensemble reclus dans la maison de leur enfance : « Nous nous habituions à y persister seuls ». Aucun des deux ne s’est marié. Ou plutôt, cloîtrés ensemble, ils ont établi entre eux un bien curieux mariage « simple et silencieux ». C’est dans cette maison qu’ils mourront, et avec eux, la généalogie. Ne serait-ce finalement pas la faute de la maison s’ils ne se sont pas mariés ? se demande le narrateur.
Leur quotidien est routinier : Irène aime tricoter, il aime lire. Il sort juste pour faire les courses. Le récit décrit cette réclusion fraternelle. Une topologie domestique se dessine. On entre dans la maison par un sas, une double porte donne sur le living qui communique avec les deux chambres ; en face, un couloir conduit à la partie retirée de la maison jusqu’à une porte en chêne et, au-delà, une salle à manger, une bibliothèque et trois chambres.
Un jour, un bruit imprécis et sourd venu de cet au-delà, un murmure étouffé, vient faire irruption. Le narrateur se précipite pour fermer à clé la porte en chêne. « J’ai dû fermer la porte du couloir. Ils ont occupé la partie du fond » revient-il dire, indifférent, à sa sœur à peine surprise. Les voilà contraints de vivre dans un espace réduit.
À mesure que progresse l’étrange occupation, les bruits se font plus présents, le silence plus écrasant, le temps plus long. L’intimité se resserre. Sans ses livres restés dans la bibliothèque, le narrateur erre comme une âme en peine, mais sa sœur et lui finissent par s’y faire : « peu à peu nous commencions à ne pas penser. On peut vivre sans penser ». Mais les intrus reviennent vite déranger l’équilibre à peine retrouvé et s’emparent du living, ne laissant pour tout espace que le sas d’entrée. Irène et son frère n’ont d’autre choix que de quitter la maison, prenant soin de fermer la porte à clé derrière eux.
Qui sont ces hôtes sans visage et étrangement inquiétants qui assiègent la maison, contraignant ses occupants à prendre la fuite et à se retrouver dehors ? Ironie du sort, les envahisseurs finissent par se retrouver enfermés dedans, tandis que les autres sont enfermés dehors. Le conte ne nous dit pas la suite, mais il est raisonnable de penser que l’enfermement de ces deux drôles se poursuivra, dehors ou ailleurs, car il semble de structure.
Le conte cerne le point aveugle des personnages : ce que frère et sœur avaient voulu fuir (le lien social, le monde) revient dans le réel sous la forme de l’alien qui les chasse au dehors.
Cette fiction n’est pas sans angoisser, avec cette Chose qui s’empare des lieux. S’agit-il d’humains, d’êtres fantastiques, de voix, d’esprits ou bien d’ancêtres venant hanter les lieux ? Pourtant, l’angoisse ne s’empare ni du narrateur ni de sa sœur, ils affichent plutôt une lasse indifférence. De leur côté, nulle question : ils acceptent d’être expulsés. Si inquiétude il y a, elle est du côté du lecteur et prend la forme d’une inquiétante étrangeté, dont Freud repère qu’elle est liée à « quelque chose qui aurait dû demeurer dans le dissimulé et qui est sorti au grand jour » [2].
Cortázar nous en offre une approche littéraire ; l’hôte fantastique est « cet autre à qui je suis plus attaché qu’à moi, puisque au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c’est lui qui m’agite » [3]. Rejetés aux confins de leur demeure, c’est aux confins d’eux-mêmes que les personnages se trouvent déplacés, et dans le même mouvement, mis en face de ce qui fait leur extimité. L’alien les fait Autre à eux-mêmes.
Par le recours aux motifs de l’enfermement et de l’occupation, par la mise en continuité moebienne de l’endroit et de l’envers, et d’une topologie de frontière et de franchissement, d’ici et d’au-delà, d’occupation et de vide, Cortázar conçoit des êtres de fiction qui, trop bien dans leur enfermement, se voient rappelés que nul n’est maître en sa demeure et qu’aux confins, le sujet a affaire, de structure, à un point extime qui échappe. Les protagonistes, ici, y opposent un double tour de clé.
[1] Cortázar J., « Casa tomada », Cuentos completos, Madrid, Alfaguara, édition numérique, 2005.
[2] Freud S., L’Inquiétant familier, Paris, Payot, 2019.
[3] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 524.
[*] Il n’existe pas de traduction française officielle de ce conte sinon celle, privée, de l’auteur lui-même.