Ma ville est touchée. Jamais je ne dis « ma » ville. Elle ne m’appartient pas, pas plus que je ne lui appartiens. Mais aujourd’hui, je voudrais la prendre par l’épaule, cette ville dont la beauté m’émeut toujours et m’a donné de la ferveur, oui, la ferveur qui ouvre la poitrine et fait respirer plus grand. Nice a fondé mon regard. L’arc parfait de la baie des Anges qui m’a toujours paru comme l’aisselle ouverte de la nageuse de crawl. L’arc parfait dessiné par la lumière incisive, violente. Ce soir-là, après le sirocco de la veille et sous la menace de l’orage, la lumière était à tomber. Comment écrire encore ces mots pour désigner un paysage, violente, menace, tomber ? Comment invoquer l’arc parfait ? La perfection n’est plus de ce monde. Et la lumière, que dire de la lumière ? Comment pourrait-elle souligner la promenade des Anglais jonchée de cadavres ? La lumière est mouillée et Nice est floue derrière les larmes.
La promenade des Anglais est touchée. Ma promenade ? Elle ne m’appartient pas le moins du monde. Elle n’appartient à personne. Pas plus aux élus qu’aux réprouvés. La promenade porte dans son nom qu’elle est cosmopolite. Elle n’appartient pas du tout aux élus et peut-être un peu plus aux réprouvés. Promenade du brassage, des touristes, des exilés, des écrivains, des artistes, ceux qui ne font ni souche ni école, ceux qui se jettent à l’eau. On court, on pédale, on va vite et on flâne. On ne va nulle part. On s’expose et on disparaît. Jean Vigo la chahute dans A propos de Nice en se moquant des bourgeois trop assis, mais il la chante aussi, il se laisse prendre par le rivage, son dessin, et la mer qui dévore tout. L’arrogance des grands hôtels n’y fait rien. La mer est à tout le monde.
Ce soir-là, bien entendu j’étais aux feux d’artifice. Je ne les manque pour rien au monde. Se mêler à la foule et descendre aux feux jusqu’à la mer. Je suis descendue de l’Est, j’ai été retenue, et il était trop tard pour aller jusqu’à la promenade. Je me suis contentée à regret de me faufiler entre les spectateurs du promontoire de Rauba Capeu, juste après le port. Les feux sont tirés depuis la mer. Je suis têtue, chauvine même, il n’y a pas d’autres feux d’artifice qui vaillent que ceux tirés depuis la mer. Les plus beaux sont ceux qui fêtent la mort du roi de carton-pâte, le roi de Carnaval brûlé dans le bateau qui va sur l’eau. La mer est royalement à tout le monde. Ceux des quartiers périphériques, L’Ariane, Les Moulins, descendent aussi aux feux. Les plus ardents dont je suis s’asseyent sur les galets. A touche-touche, sur les galets, nous attendons que la nuit se fende. Devant moi, une dame a posé sur son foulard des cornes roses clignotantes, et ses enfants serrent contre eux les paquets de confettis qu’ils n’osent pas jeter. Les enfants, oh les enfants. Depuis l’enfance, sur la plage, nous contemplons la mer. La plage invite à la contemplation, mais en public. Là est l’enfance du spectacle. Les feux d’artifice nous le rappellent hautement.
Ce soir-là, c’est l’été. Une telle douceur. Écrire le mot été me serre un peu plus le cœur. Sans parler du mot douceur. Le 14 juillet est le cœur de l’été. L’été est touché. Le fruit, d’un coup, trop mûr. Le fruit pourri. Je ne vois même plus ce que j’écris. Nous sommes à Rauba Capeu, « dérobe chapeau », sous la colline du château, il n’y a plus ni chapeau ni château mais toute la ville est déroulée pour nous. La mer la déploie à l’envi. Nous attendons. Le roi est dans ce suspens soufflé vers l’horizon. Les avions décollent, les bateaux comme autant de courtisans. Les enfants trépignent dans leurs poussettes, nous sommes un peu tendus, et si la fête ne revenait pas ? Ça commence. La femme voilée devant moi n’a pas de cornes clignotantes mais elle dit c’est beau à chaque bouquet dans le ciel, elle le dit pour révéler à son bébé que c’est beau, pour le lui apprendre. Son garçon, un peu plus grand, est près du parapet, il pousse des cris de joie, il hurle de joie et lève les bras au ciel. Un couple de fâcheux se lève en râlant et s’éloigne. La mer est à tout le monde.
Nous ne savons pas que quelques minutes plus tard, nous regarderons sans voir, là-bas, de l’autre côté, sur la promenade des Anglais, un camion, un semi-remorque qui écrase tout le monde, la mort est à tout le monde, enfants, tout-petits, et ceux qui ne sont pas si grands qu’ils croient, ceux qui refusent de grandir, et ont battu des mains aux gerbes de couleurs jetées pour rien à la gueule du néant. Le camion écrase ceux que nous regardons sans voir, des inconnus. Mes inconnus sont touchés. Ceux qui nourrissent mes livres et à qui, obstinément, j’adresse mes livres.
Je ne veux pas regarder sans voir, mais je ne vois rien. Je ne vois pas le massacre et la lumière ne m’est d’aucun secours. Les mots ne consolent pas, et même, ils ne disent rien. Rien, rien, rien. Ils disent rien peut-être. Ce rien qui nous rassemble pour finir et auquel je jette quelques pauvres fleurs.
Dans le flot de messages que je reçois ce matin, on me demande gentiment si aucun de mes proches n’a été touché. Si, mes proches ont été touchés. Proches à toucher. Proches à pleurer. Mes proches inconnus. Mes proches de la foule que je ne veux pas laisser tomber. Je forme des vœux pour que la foule ne me laisse pas tomber non plus.
Ce texte est initialement paru dans Le Monde du 16 juillet 2016.