Les mass media n’ont jamais aussi bien porté leur nom puisqu’ils n’ont jamais autant parlé des masses, celles des contaminés, des malades, des hospitalisés, et des morts. Elles en font ensuite commenter les listes par les nouvelles stars que sont devenus les épidémiologistes, soit les médecins des multitudes, des statistiques et de la santé publique. Ce rituel quotidien réduisant l’homme à une unité comptable peut donner envie de lire autre chose que Camus ou Giono, mais plutôt Robert Musil et L’Homme sans qualités [1] ainsi que les développements prémonitoires de Jacques-Alain Miller en 2004 sur l’évaluation [2]. Loin de se complaire à illustrer le discours ambiant, ces textes en montrent plutôt le principe et ses conséquences. Ceux-ci peuvent s’énoncer simplement – le premier procède à l’avènement de l’homme quantitatif, et partant sans qualités, les secondes confinent le sujet au signifiant comptable, le S1 tout seul qui ne veut plus rien dire. Cela ne conduit pas tant à la mortification, comme on le croit trop souvent, qu’à la bêtise. En effet, comme le notait Lacan, le signifiant en tant que tel est bête parce que la signification n’est pas en lui, mais ailleurs. Et où sera-t-il plus stupide que réduit à un chiffre ? Le XXIe siècle sera ainsi, remarquait J.-A. Miller, celui des ânes et des listes, et peut-être, espérons-le, celui des « ânes-à-listes » devenus plus nécessaires que jamais.
Musil identifie tellement la pandémie des temps nouveaux, commençant pour lui dès les années 1930, à la bêtise qu’il en fera aussi la matière d’une conférence intitulée De la bêtise écrite et prononcée pendant l’écriture de son grand roman [3]. Celui-ci commence d’ailleurs par un chapitre des plus ironique intitulé « Une mystérieuse maladie d’époque » où le héros, Ulrich constate sa triste condition d’homme sans qualités en lisant dans un compte-rendu de course hippique l’expression « un cheval de course génial ». Lui qui venait de quitter l’armée et la cavalerie pour sauver sa singularité en devenant un grand homme, un génie, voyait ainsi le cheval le précéder dans la distinction en compagnie de quelques bipèdes comme des footballeurs ou des cyclistes. Le fait avait sans doute sa justification historique, rajoute malicieusement le narrateur, puisque le sport et l’objectivité prennent les choses sous l’angle des performances mesurables, quantifiables. C’est « l’esprit nouveau » dans toute sa splendeur [4] !
Loin de toute psychotechnique, la bêtise selon Musil ne consiste pas en un manque d’intelligence. Le terme bêtise ou bête embrasse, pour lui, des significations aussi diverses que celles du fou ou de celui qui perd la tête dans une situation décisive, de l’absence de ruses en affaires, de l’incapacité ou encore de l’injure. Il s’applique aussi à celui qui en proie à la panique ou à l’angoisse réagit d’une façon « écervelée », laquelle consiste à remplacer l’action ou le terme adéquats par beaucoup d’autres en espérant que l’un d’eux soit le bon. Rien de plus humain, note-t-il, que de remplacer qualité par quantité… Le clou de sa démonstration tient dans la distinction de deux espèces de bêtises, l’une honnête et l’autre prétentieuse. La première tient à une faiblesse de l’entendement comme tel, et touche à la poésie parce qu’elle rencontre ce qui ne peut se dire. La deuxième est par contre une vraie maladie de la formation, manquée et malvenue, elle est intelligente et dangereuse parce que loin de révéler ce qui la dépasse, elle le nie en le rabaissant. La bêtise intelligente et supérieure sert donc à transformer une pensée importante en lieu commun. Cela peut nous rappeler les dernières lignes de la lettre de dissolution de l’EFP [5] dans laquelle Lacan fustigeait ceux qui « tourn[ent] en eau un enseignement où tout est pesé » [6].
[1] Musil R., L’Homme sans qualités, Paris, Seuil, 2004.
[2] Miller J.-A., Évaluation. Entretiens sur une machine d’imposture, Paris, Agalma, 2004 ; et Miller J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », La Cause freudienne, n°57, juin 2004, p. 72-97.
[3] Musil R., De la bêtise, Paris, Allia, 2000.
[4] Musil R., L’Homme sans qualités, op. cit., p. 76-80.
[5] EFP : École freudienne de Paris.
[6] Lacan J., « Lettre de dissolution », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 318.