Gil Caroz m’a demandé d’intervenir, entre autres points, sur la trésorerie, sous le titre « L’École forme » [1]. En fait, il s’agit d’attraper comment l’entrée dans l’École, pour moi il y a bientôt dix ans, n’est pas un aboutissement mais le début d’un parcours. Cela implique de saisir en quoi le lien social de l’École n’est pas un lien social comme les autres. La façon d’incarner les différentes fonctions qu’on y occupe, quelles que techniques qu’elles paraissent, ne va pas sans mobiliser pour chacun le rapport à la cause qui l’anime.
Pour dire vrai, quand G. Caroz m’a proposé, après l’avoir proposé à d’autres, de le rejoindre comme trésorière au sein du directoire, j’ai davantage dit oui au signifiant directoire qu’à celui de trésorière. Je ne l’aurais pas fait pour le syndic de copropriété de mon immeuble par exemple – et d’ailleurs, je ne suis pas propriétaire. Le syndic, c’est pour moi l’image la mieux à même de représenter l’enfer sur terre ! Sans compétences a priori pour la fonction dont j’ai dû tout apprendre, un vertige, voire une certaine angoisse ont pu me prendre, à l’idée d’abord de l’hygiène quotidienne vis-à-vis des comptes à quoi cette responsabilité astreint. Ma propre banquière ne me contredirait pas si je vous dis que ce n’est pas mon fort. Mais, c’est différent, pour l’École. Et, à mon propre étonnement, je me suis retrouvée à exercer une certaine fermeté et une certaine rigueur que je ne me connaissais pas.
Cela ne vous surprendra donc pas non plus que mon entrée en fonction, sous cette forme de bousculade, ait constitué pour moi un événement de corps, produisant diverses formations de l’inconscient, en particulier un rêve. J’ai rêvé de plomberie. Je me retrouvais dans une salle envahie de tuyaux, de longueurs, de formes et de tailles différentes dont je devais suivre les méandres pour en comprendre les circuits. Ce n’est pas un rêve crucial dans mon analyse, mais tout de même il fait clin d’œil à d’autres formations de l’inconscient qui ont jalonnées ma cure – par exemple un vieux rêve où la tuyauterie de la maison de mon père éclatait et où je me retrouvais donc, pardonnez-moi du terme mais je n’en trouve pas d’autre, sous une pluie de merde. Bref. L’École mène à presque tout, à la condition d’une mise au point de sa position. Je suis donc devenue, temporairement, plombière.
Il est certain qu’avec l’argent, on a les mains dans le cambouis, mais au-delà de la matérialité de la chose, il m’est apparu progressivement combien l’argent est un outil fin du désir, à calibrer précisément pour en faire un instrument politique comme tel. On met l’argent là, et pas là, pour des raisons qu’on doit justifier. On signe par un don une alliance qui nous est chère – avec la Fondation du Champ freudien ou le CPCT-Paris, par exemple. On soustrait aux membres quelque chose d’eux-mêmes, c’est l’entame vivante qui marque leur engagement à l’École, la soustraction, parfois douloureuse, de la cotisation – la part très concrète qu’on y met, au même titre que les autres, pour que l’École existe. C’est le fonctionnement de la vie même de l’École qui est en jeu, mais c’est aussi sa place dans l’Autre au titre de son existence sociale. Le maniement de la trésorerie situe certains points où, à ce titre, l’École est prise dans le discours du maître contemporain et dans sa rétrogradation en discours universitaire sous la forme évaluative que l’on connaît et qui habille bien des lois, car il s’agit de points où l’École est soumise à la loi commune. La formule n’est pas contingente, de dire que « nul n’est censé ignorer la loi ». C’est la dimension de ce qu’elle s’impose à vous, au corps social dont vous êtes membre, sans que vous ayez votre mot à dire. Le secrétaire du directoire a également cette responsabilité, sur d’autres points : il est responsable, entre autres choses, de l’insertion administrative de l’École, de sa situation bureaucratique dans le monde, si l’on peut dire. Ce n’est pas rien car la survie même de la psychanalyse en dépend. Cela a été une des leçons de la demande de l’utilité publique, bataille brillamment gagnée en 2007 par Lilia Mahjoub à cette table.
Que s’agit-il de maintenir, et comment ? Il ne s’agit pas tant de maintenir notre lien social, atypique il faut bien le dire, ou nos modalités de jouissance propres – il n’y a pas de raison que nous n’ayons pas nos petits travers imaginaires comme tous les groupes. Et pourtant, une « entente minimale » est requise. En 1990, lors de l’ouverture des Journées de l’ECF intitulées « Le concept de l’École, l’expérience de la passe et la transmission de la psychanalyse », Jacques-Alain Miller pouvait remarquer dans l’amorce de son propos qu’« Il n’est pas douteux que, dans le fait même de s’associer pour la réalisation d’une finalité commune, l’option suivante est incluse : celle de maintenir entre nous l’entente minimale nécessaire au bon fonctionnement, voire à l’existence, de l’association. Cette option n’est inspirée par aucun angélisme ; elle s’impose logiquement des prémisses. » [2] Il disait cela après une crise au sein de l’École. Cette entente minimale à maintenir entre nous implique peut-être l’usage d’une quote-part d’un autre type que la cotisation, celle du petit trou qu’on est prêt à creuser en soi-même pour dégager un peu d’espace au symptôme de l’autre – c’est du moins ce qu’on pourrait attendre de quelqu’un en analyse. Il y a un au-delà bien sûr de ce savoir-faire avec le symptôme de l’autre paramétré dans la cure, c’est celui de l’intérêt de la psychanalyse. Les scissions dans l’histoire de la psychanalyse ont ciselé ce dont il s’agit.
J.-A. Miller poursuit : « Cette option [de l’entente minimale] implique que les intérêts du groupe y sont subordonnés à une finalité supérieure, qui se confond avec la psychanalyse ; que la vie de groupe est parmi nous, sinon proscrite, du moins peu estimée, qu’elle est tenue pour un obstacle au regard du but qui nous réunit ». Je lis dans ces phrases le point par lequel saisir en quoi le lien social de l’École est différent des autres. Car dire « l’intérêt de la psychanalyse », qu’est-ce que ça dit ? Nous le disons tout le temps mais de quoi parlons-nous, sinon de ce fait que notre lien social sert à l’existence du psychanalyste : qu’il y ait du psychanalyste possible dans les cures, ainsi que dans l’ordre social général dont nous sommes tributaires. Il s’agit d’autre chose que de la fidélité à une cause commune, que nous partagerions, car ce partage est d’ordre imaginaire – c’est bien plutôt la fidélité au mouvement vivant de cette cause ultra singulière dont nous attrapons qu’en définitive, elle nous sépare les uns des autres, même si on ne la mobilise que par un transfert de travail (à son propre travail), qui implique a minima de supporter des autres. J.-A. Miller dans le même texte indique que « la cause » dans le nom de notre École signale, non qu’on enseigne cette cause, mais qu’elle est « un moyen et un effet. Elle est ‘‘pour la psychanalyse’’ ». Cet agrégat de solitudes que forme l’École est un produit de la sublimation de la pulsion : des causes distinctes, mais le but nous réunit.
À la place à laquelle je suis, cela implique donc de développer entre autres une pragmatique du discours du maître (c’est un point qui m’intéresse) où est requis le maniement de l’acte et du calcul de l’Autre auquel on a affaire. Il faut savoir à certains moments ruer dans les brancards pour faire cette place à la psychanalyse dans le lien social comme les forums Zadig de l’année dernière l’ont visée. Parfois il faut faire tout doux avec le maître et consentir, se faire le servant et obéir dans le registre de la loi. Il s’agit encore parfois de contourner le maître, ou même de le filouter quand il est trop féroce – les légionnaires que je peux recevoir à mon travail m’ont beaucoup appris sur ces manœuvres. C’est toujours à mesurer, avant d’agir. Et parfois encore, on l’incarne, ce maître, et ce n’est pas moins difficile à manœuvrer.
Ce que j’ai appris principalement de cette place, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de la promotion, de la transmission de la psychanalyse qui relèverait de la psychanalyse en extension – car il s’agit toujours aussi de l’articuler à la cause brûlante sans laquelle nous ne serions pas là aujourd’hui, seuls et réunis à la fois. Faire École, car c’est à faire, quelle que soit la place qu’on y occupe, c’est, peut-être, en faire une expérience de corps, le corps de signifiant agencé de telle sorte que la cause soit toujours à même d’y circuler, de l’embrasser, de l’enflammer – pas trop –, choisissez le verbe selon votre mode symptomatique.
[1] Texte issu de la journée « Question d’École : Permanence de la formation », organisée à Paris par l’ECF le 02 Février 2019.
[2] Cf. Miller J.-A., « Ouverture », Revue de l’École de la Cause freudienne, n°18, juin 1991, version CD-ROM, Paris, Eurl-Huysmans (Éditions de l’ECF), 2007, p. 6.