
La case des incasables
Je crois que Gil Caroz avait l’idée que j’avais eu une certaine expérience de l’EFP [1]. Je dois dire qu’en réalité, je m’en suis trouvé un peu éloigné pendant ma formation. J’ai demandé à être membre de l’EFP peu de temps avant la dissolution et l’on m’avait reçu en m’expliquant que les candidatures étaient suspendues. Pour moi, la psychanalyse c’était surtout mon analyse avec Lacan, le contrôle et la pratique. Mes quelques visites aux enseignements de l’EFP m’avaient fait leur préférer la lecture des Séminaires que l’on se procurait à l’époque dans le plus grand secret. C’était aussi l’époque où je travaillais trois cent soixante jours par an, dont la moitié du temps dans une clinique, proche de Laborde, qui regroupait quelques vieux analysants de Lacan.
Puis il y a eu la dissolution et la lettre aux mille.
Au commencement de l’École de la Cause Freudienne, être membre de l’École, c’était surtout travailler à la faire exister. L’expérience de l’École, l’expérience dont je garde le souvenir, c’est une expérience de batailles et de ces sortes d’amitiés singulières qui naissent dans ces batailles. On y perd aussi des amis, puisqu’il n’est d’amitiés que politiques. Dans ces batailles, ce que l’on sentait menacé, ce n’était pas soi-même, c’était l’École et, à travers elle, la psychanalyse. On peut dire que cela continue.
Faire une expérience, c’est pâtir, percevoir, recevoir, mais c’est aussi agir, transformer. Ce que j’ai reçu d’abord, c’est l’expérience de passeur et il me reste le souvenir un peu comique et douloureux de l’indifférence arrogante de certains membres de l’EFP qui s’étaient attardés dans les premiers cartels de la passe de l’ECF. La bataille comme membre de l’École, c’était donc, au début des années quatre-vingt, une bataille pour la passe et, selon le mot de J-A Miller, dans Delenda, d’une École pour la Passe.
Être membre de l’École, c’est aussi s’essayer à ce que l’École soit un lieu d’interprétation et d’intervention au niveau du malaise dans la culture. Comme nous l’a indiqué Jacques-Alain Miller, à Turin, cela suppose une École sujet interprétée et une École d’interprétants. Je pense que les Forums, depuis 2003, ont été des interprétants actifs du lien social en France. Si l’inconscient c’est la politique il n’existe pas sans l’interprétation.
Ce qui est soumis à l’expérience dans l’École de Lacan, si l’on en croit la première version de la Proposition de 67, ce sont les « garanties dont notre École pourra autoriser de sa formation un psychanalyste » [2].
Lacan supposait une communauté d’expérience, celle des praticiens, à soumettre à la critique. Cela passait par le fait que la « racine de l’expérience du champ de la psychanalyse posé en son extension, seule base à motiver une École, est à trouver dans l’expérience psychanalytique elle-même, nous voulons dire prise en intension »[3]. Pour moi, la réalité active de la psychanalyse en intension, je l’ai rencontrée au moment où, à Strasbourg, en décembre 1993, les AE dont je faisais partie, ont commencé pour la première fois à parler de leur cure. C’était le balbutiement de la passe III, le passage de la passe à l’exotérique. Ce qui était nouveau, c’était d’être plusieurs à essayer d’énoncer « sa solitude subjective ». L’inverse de la solitude c’est l’isolement. L’École c’est la solitude sans l’isolement. Cette première fois était une façon de saisir qu’il n’y avait plus une exception « mais un ensemble d’exceptions » et ce qui réalisait cette exception, c’était le symptôme de chacun, un par un. Donc être membre de l’École, c’est peut-être témoigner publiquement d’un certain courage au regard de son symptôme. L’École constitue un sujet supposé savoir, à travers ses AE. Ce qui pose aussi la question de savoir pourquoi il n’y a pas que des AE aujourd’hui dans les membres de l’École. C’est certainement parce que, d’un autre côté, l’École procède du pas-tout, elle n’est pas toute, autre nom d’une règle qui implique le réel. J.-A. Miller, en 1994, pouvait évoquer la mise en question de la règle par Kripke : « Toute nouvelle application d’une règle, c’est un vrai saut dans le noir » [4]. L’École est pas toute aussi au sens où l’AMP met l’ECF en place de centre pour les autres Écoles, et donc la rend pas toute seule. Être membre de l’ECF c’est donc aussi penser toujours à l’AMP et agir en ce sens. J’ai eu la chance d’animer un temps la question de la garantie dans l’AMP, malgré mon incapacité garantie et native à parler Castillan.
Il y a aussi l’expérience de l’extension, de l’action lacanienne ou de la psychanalyse appliquée. C’est d’abord la question de la clinique, celle que Lacan a mise en place à côté de l’École et non pas dans l’École, soit au lieu de la Section clinique. Nous avons été un peu la génération Section clinique en tant que jeunes psychiatres. Le moment d’Arcachon a été ici crucial dans ce nouage entre extension et intension. Il y a eu ensuite le travail de faire exister l’École dans la cité d’une façon stable, pour moi en tant que membre du Conseil. C’est ce qui nous a amené à l’utilité publique en 2007. Elle fait partie du mur qui peut nous protéger du malaise de la civilisation mais aussi nous y enfermer si nous n’y prenons pas garde. La clinique aussi, du reste, peut enfermer le praticien !
À partir de la fin du siècle dernier, l’École est passée d’un lieu de refuge face au malaise à celui d’un lieu d’opérations. J’ai plus de goût pour les opérations extérieures que pour les forteresses. Je crois que la meilleure défense c’est l’attaque. C’est pourquoi aujourd’hui je m’emploie à sortir souvent de mon cabinet pour participer au travail des élus, des représentants, qui s’occupent de l’embrouille contemporaine. Ils traitent de la violence, de la ségrégation, de la vie de la cité, le jour, la nuit, de la désaffiliation, de la condition féminine. Il ne s’agit pas de faire l’expert mais de faire un peu forum, d’assurer la table ronde des discours pour que cela ne tourne pas rond, que le réel y fasse trou quand même. D’ailleurs être membre de l’ECF c’est savoir y faire aussi avec les discours, avec le signifiant maître, savoir s’hystériser, parfois enseigner et aussi animer et gérer ! G.-Th. Guilbaud, un mathématicien qui a travaillé avec Lacan pouvait dire que le courage mathématique c’était : « parler rigoureusement des à-peu-près. » [5]
On s’avise aujourd’hui que l’ère de l’individu produit des sujets qui se présentent comme des objets a, pas des sujets divisés. Ils sont dans le rejet du signifiant et du lien social, conçu comme une imposture, comme du semblant. Ce sont des hommes jetables et qui le savent. Ce qui me frappe chez ces sujets qui peuplent les rues en masse c’est leur refus de la représentation. Ils sont et se veulent irreprésentables, c’est pour cela qu’on les voit partout, qu’on les montre, qu’ils ne font pas série, encore moins sérieux. Ils rejettent les sujets supposés savoir, ne se réfèrent souvent qu’au seul réel obscène du complot et souvent au pire croyant y saisir le réel.
L’analyse peut montrer que l’on peut toucher du doigt par un tout autre chemin son être d’objet a, son être de déchet et le passer au semblant. L’irreprésentable de l’objet a, devient alors un semblant actif. Le représentant d’un savoir qui touche au réel, celui de l’inconscient. C’est une action, pas un passage à l’acte, qui trouve une issue dans le sinthome ensuite.
Ce à quoi on assiste aujourd’hui c’est à ce qu’avait perçu Foucault : « la rationalité néolibérale discrimine le modèle des marchés dans tous les domaines de l’activité, même là où il n’est pas question d’argent » [6].
Dans ce monde où tout est calcul, concurrence et évaluation, les valeurs de l’éthique et de l’État de droit deviennent aussi impossibles que le sujet de la démocratie. À cela s’oppose ce que la psychanalyse apporte : un peu d’air, une aération, (a)ération. Elle n’est pas seulement dépendante de la démocratie, elle est une condition de la possibilité du Dèmos lui-même.
Être membre c’est donc savoir apprendre de son symptôme à faire un peu d’air sans s’en donner ! Le mien de symptôme n’est pas au reste si désincarné, il est aussi inséparable de la présence d’une femme, sans qui d’ailleurs, cette École et son extension dans le Champ freudien ne seraient pas ce qu’elles sont aujourd’hui.
L’École est-elle un symptôme, ou plutôt un lieu d’accueil ouvert pour les symptômes, la case des incasables, comme a pu le dire Jacques-Alain Miller, dans ce monde ?
[1] Texte issu de la journée « Question d’École : Permanence de la formation », organisée à Paris par l’ECF le 02 Février 2019.
[2] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 1966, p.576.
[3] Ibid., p.576.
[4] Miller J.-A., « Donc, je suis ça », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 27, Avril 1994, p. 14.
[5] Guilbaud G-TH., Leçons d’à-peu-près, Christian Bourgois éditeur, 1985.
[6] Brown Wendy., Défaire le Dèmos : le néolibéralisme, une révolution furtive, Éditions Amsterdam, 12 septembre 2018, p. 33.
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