Le Voyage dans l’Est de Christine Angot est une « reprise » de ses précédents romans depuis une focale différente. Une jeune fille de treize ans rencontre son père pour la première fois, car sa mère s’est mis en tête qu’il serait bon pour elle qu’elle soit enfin « reconnue ».
Cette « Reconnaissance », elle l’obtiendra, en même temps que son démenti le plus ironique : l’inceste. Pour le père comme pour la fille, cette demande de reconnaissance semble avoir constitué un détonateur vers le pire du père.
Dans son insoutenable Semaine de vacances [1], Christine Angot a montré comment se passait ce qu’on appelle inceste, construisant son récit depuis un point d’extériorité. Une semaine… visait à faire voir que, dans l’inceste, il se passait la même chose qu’entre deux adultes consentants, une forme de banalisation qui propulsait soudainement la monstruosité de l’acte sur un lecteur qui se croyait en train de lire une banale scène érotique. Elle nous faisait assister [2] à ça.
À la fin d’Un amour impossible, la narratrice avance une construction qui se détache du roman tout en apparaissant comme le produit de celui-ci : le père aurait abusé de sa fille pour prouver à la mère (juive, pauvre) qu’elle ne l’atteindrait pas, que jamais elle ne pourrait s’élever à son niveau, quand bien même elle en passerait par la loi. La conclusion d’Un amour impossible révélait un savoir sur le père qui n’honore pas la dette, « envers du père de la promesse » [3].
Dans Le Voyage dans l’Est, nous quittons ce regard Vu[e] du ciel [4], la narratrice se rapproche comme jamais de la subjectivité de la jeune fille qui a cru en la promesse du père, cet astre [5] apparu soudain, si cultivé, dont elle attendait une place.
La tragédie est consommée quand cette place désirée, elle l’obtient au prix d’« accepter de ne pas avoir de vie, d’avoir une vie ratée » [6]. Ce sont les échos dans son être de cet impossible dilemme que relaie Le Voyage dans l’Est [7] : ne pas parler pour ne pas sortir des halos de ce père irrésistible [8] au prix d’une crainte grandissant en elle, celle que l’inceste ne la détruise : « Vers ces années-là […] l’idée que l’inceste n’était peut-être pas étranger à l’impossibilité que je ressentais a commencé à tourner dans ma tête. » [9] Ce qui devait lui donner une place, un nom, lui dérobait son existence.
Si Une semaine de vacances nous plongeait dans l’effroi d’un lieu dépersonnalisé, espace que J.-A. Miller qualifia d’inter-fantasmatique [10] (entre Lui et Elle), Le Voyage dans l’Est explore le dédoublement intérieur de la jeune fille entre son penchant paternotrope [11] et l’envahissement auquel celui-ci la condamnait : « La main allait et venait sur ma cuisse […] J’ai été consciente de sa position à tout moment […] Mon esprit était occupé à raisonner […] Je surveillais. » [12] Elle souhaitait « des relations normales » et tenta, un temps, de les obtenir; cela ne marqua pas la moindre différence dans les actes du père. À chacune de leurs rencontres – qu’elle attendait toujours avec joie – la jeune fille n’imaginait pas que cela puisse recommencer, « quand c’était fait, je n’y pensais plus » [13], elle reprenait alors sa méthode infernale se disant : « ces gestes peuvent sûrement s’intégrer à une relation père-fille normale. Je ne croyais pas à mes propres arguments » [14], mais elle s’efforçait ainsi de « préserver une minuscule zone de liberté » [15].
Cette zone de liberté, aussi réduite fût-elle, lui servit sans doute de point d’appui pour sortir de la dimension insituable où l’avait plongée cet amour infernal.
Congédiés ici le « Il » et le « Elle », décillés le regard-caméra auquel rien n’échappe : Le Voyage… est le roman d’un Je, pas seulement des faits, pas non plus un témoignage, mais une enquête [16] nouant faits et pensées, intérieur et extérieur pour « reconstituer le fil » [17]. L’auteur du Voyage dans l’Est nous invite ici, comme l’écriture en rend visible l’équivoque, au voyage dans l’être car « cette petite fille, dit-elle, je la suis » [18]…
Vanessa Sudreau
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[1] Angot C., Une Semaine de vacances, Paris, Flammarion, 2012.
[2] Angot C., Le Voyage dans l’Est, Paris, Flammarion, 2021, p. 211.
[3] Caroz G., « Édito », argument du colloque UFORCA, 28 juin 2014, disponible sur : https://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2014/01/Argument-Gil-Caroz.pdf
[4] Angot C., Vu du ciel, Paris, Gallimard, 2000.
[5] Cf. Jacques-Alain Miller invité par Christine Angot au Théâtre Sorano, Toulouse, 20 avril 2013, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=cOqlTD3cqGg
[6] Angot C., Le Voyage dans l’Est, op. cit, p. 80.
[7] Ibid.
[8] Cf. Jacques-Alain Miller invité par Christine Angot…, op. cit. : « c’est irrésistible, c’est le père de la pastorale présent chez cet abuseur ».
[9] Angot C., Le Voyage dans l’Est, op. cit, p. 84.
[10] Cf. Jacques-Alain Miller invité par Christine Angot…, op. cit.
[11] Ibid.
[12] Angot C., Le Voyage dans l’Est, op. cit, p. 40.
[13] Ibid., p. 72.
[14] Ibid., p. 44.
[15] Ibid., p. 90.
[16] Angot, C., « écrire pour reconstituer le fil », France Culture, La Grande Table Culture, 31 août 2021, disponible sur internet : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-d-ete/la-grande-table-emission-du-mardi-31-aout-2021.
[17] Ibid.
[18] Ibid.