Lacan a pu faire valoir la fonction d’écran involontaire du praticien contrôlé et ce qu’elle peut avoir parfois d’éclairant sur le cas par un effet paradoxal. L’auteur évoque « la lettre volée » pour nous montrer que le contrôle est un « contrôle du signifiant » qui vient mettre en tension la construction du cas, qui est parfois à déconstruire.
Philippe La Sagna
Le contrôleur n’est pas en place d’objet. Il est plutôt une « subjectivité seconde » [1], comme le formule Lacan. L’analyste, lui, est en place d’objet cause du désir, le mathème du discours analytique nous le dit. Quand l’analyste vient contrôler un cas de sa pratique, il est invité à rejoindre le contrôleur à la place de la subjectivité seconde. Il est, comme le dit Jacques-Alain Miller, « resubjectiv[é] » [2]. Car le contrôlé « joue le rôle de filtre, voire de réfracteur du discours du sujet » [3]. Selon cette métaphore, le contrôle équivaudrait au nettoyage d’un filtre. Une fois que l’écart entre l’objet et les éléments subjectifs qui encombrent l’analyste est restauré, le désir de l’analyste peut être remis en œuvre dans la cure.
En tant que subjectivité seconde, le contrôlé porte le discours de la première subjectivité, celle de l’analysant. Ce déplacement du discours de l’analysant d’un contexte à un autre, en extrayant l’énoncé du corps qui le prononce, permet une mise en examen de ce discours que Lacan appelle « une super-audition » [4]. Il note qu’il est étonnant qu’à travers ce qui est transmis au contrôleur par le contrôlé, « on puisse avoir une représentation de celui qui est en analyse »[5]. C’est en effet troublant de remarquer à l’occasion que le contrôleur entend ce que le contrôlé ne lui a pas dit. Ainsi par exemple, un analyste parle en contrôle du cas d’un homme envahi par la présence dans son histoire d’une figure de père violent qui a pour lui une fonction de père réel. Selon cet homme, l’analyste-controlé ressemble à ce père car il lui suppose une capacité « d’y aller » dans sa manière d’intervenir. C’est pour cela qu’il l’a choisi comme analyste. Le contrôleur relève qu’il est dangereux, dans ce cas, d’occuper la place du père dans le transfert, et reconduit le contrôlé. En sortant du bureau du contrôleur, le cas et la direction de la cure s’ordonnent en un éclair pour le contrôlé. En effet, dans les moments carrefours de sa vie, à chaque fois que l’analysant a été exposé aux agissements violents de son père, il s’est mis en danger par une série de passages à l’acte. Par ailleurs, peu de temps après avoir commencé l’analyse chez l’analyste-contrôlé, il lui fit part d’une poussée qu’il avait ressentie, vers un passage à l’acte dangereux. Avec cet analysant, le positionnement dans le transfert à la place du père serait en effet dangereux. Il s’agit plutôt d’occuper une position retranchée et d’éviter de répondre à la demande apparente de ce sujet d’incarner un analyste « qui y va ».
Mais comment le contrôleur avait-il accès à ce qui ne lui a pas été dit ? Où a-t-il trouvé le mot « dangereux », si adéquat pour qualifier ces circonstances transférentielles, alors que le contrôlé n’a pas eu le temps de lui parler de cette tendance au passage à l’acte ? Lors d’une soirée de la commission de la garantie en 2014, Marie-Hélène Brousse a fait référence au « Séminaire sur “La Lettre volée” » pour parler du contrôle [6]. Le contrôlé peut être rapproché du détenteur d’une lettre dont il ne connait pas le contenu. Mais ce séminaire peut nous inspirer davantage si nous pensons à la partie où Lacan développe la puissance de détermination des lois du signifiant, qui permettent d’anticiper la suite d’une série, même quand elle est encore inconnue [7]. Nous ne pouvons déplier ici la démonstration de Lacan, mais disons, pour simplifier, que si le contrôlé ramène la série 1, 2, 3, 4 produite par l’analysant, le contrôleur est en mesure de l’entendre et de lui renvoyer 5, 6 et 7. Cela implique une audition qui n’écoute pas le sens, mais qui se focalise sur la dimension de la lettre dans le signifiant. En ce sens, le contrôle est un contrôle du signifiant. On constate dans ce cas que cette écoute qui contrôle la série des signifiants ne sert pas à « construire » le cas, mais à le nettoyer des mirages de l’être de l’analyste. L’abstinence par rapport à l’appel tentant à occuper dans le transfert la place d’un père héroïque, celui « qui y va », constitue une restauration du désir de l’analyste dans la cure.
La fonction du contrôle diffère selon le moment où se trouve le contrôlé dans sa formation. Si dans un premier temps l’accent est mis sur le repérage de la logique du cas et sa construction pour désangoisser le praticien, dans un deuxième temps, une fois l’analyste plus avancé dans sa propre cure, ses constructions sont plutôt à déconstruire en tant qu’elles constituent un obstacle sur la voie vers le réel, et c’est alors la position de l’analyste qui est à vérifier. Toutefois, la vérification de la position du praticien par rapport à la psychanalyse n’est pas réservée au contrôle de l’analyste, elle peut aussi se pratiquer dans un contrôle avec des praticiens au début de leur parcours. J’en donne deux exemples.
Une psychologue en analyse s’installe en libéral et commence un contrôle. Elle fait part de son embarras face à un sujet chez qui elle ne constate aucune formation de l’inconscient. Pas d’associations libres. Ce sujet ne cesse de lui demander des conseils pratiques. Cette demande de conseils se redouble d’une demande que la contrôlée adresse au contrôleur : Comment faire quand il me dit ceci ou cela ? Ces questions se succèdent, sans fin. Un peu agacé, le contrôleur finit par lui dire : Eh bien, il faut le désangoisser. À la séance suivante, la contrôlée demande : Comment est-ce qu’on désangoisse ? Le contrôleur répond : En montrant à votre patient que vous croyez à ce que vous faites et que c’est en vous parlant qu’il va s’en sortir. La contrôlée est émue. Elle dit que c’est justement ce qui n’est pas encore décidé chez elle, qu’elle hésite toujours entre un engagement dans la psychanalyse ou dans une pratique directive du bien-être. C’est la position générale de la praticienne en tant qu’indépendante du patient qui est ici vérifiée. Croit-elle à l’inconscient ? Veut-elle s’engager dans la psychanalyse, ou pas ? Quoi qu’il en soit, l’élément subjectif qui obturait la direction de la cure a été extrait, elle est renvoyée à son analyse.
Une autre psychologue en analyse, avec plus de bouteille, parle en contrôle d’un patient qui l’ennuie et dont elle dit d’entrée de jeu qu’il a un surmoi très rigide. Il la paye par virement bancaire. Elle rumine au sujet d’une séance qu’il aurait payée en trop il y a quelques mois et de son oubli de lui en faire la remarque. Elle se sent manifestement coupable. Le contrôleur tente de lui faire lâcher cette affaire qui n’est plus d’actualité. Elle insiste et continue à ressasser autour de ce paiement en trop qu’elle a perçu. Au fond, dit le contrôleur, c’est vous qui avez un surmoi très rigide. Rire. Elle avoue alors qu’elle considère que ce patient paye trop peu, qu’elle devrait être payée plus que ça, et que de ce fait son désir de travailler avec lui est desséché. À nouveau, ce qui revient à la contrôlée lors de ce contrôle est sa propre position : un refus de s’engager dans la direction de la cure de ce patient.
Gil Caroz
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[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 253.
[2] Miller J.-A., « La confidence des contrôleurs. Le débat. La matinée. », La Cause freudienne, n°52, p. 142-143.
[3] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 253.
[4] Lacan J., « Conférences et entretiens », Scilicet, n°6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 42.
[5] Ibid.
[6] Cf. Brousse M.-H., Soirée de la commission de la garantie de l’ECF : « Le contrôle sur mesure », épisode 3, Radio Lacan, 5 décembre 2014, https://radiolacan.com/fr/podcast/soiree-de-la-commission-de-la-garantie-de-lecf-le-controle-sur-mesure/3.
[7] Cf. Lacan J., « Le séminaire sur “La lettre volée” », Écrits, op. cit., p. 11-61.