Le petit texte de Jacques-Alain Miller « Dès qu’on parle, on complote », paru dans l’Hebdomadaire Le Point du 15 décembre 2011 [1], est un bijou d’analyse structuraliste. Il distingue d’une part les comploteurs et d’autre part, les complotistes. Les comploteurs parlent, ont parlé, mais surtout ils se taisent, ils cachent et dissimulent pour parvenir à leur fin. J.-A. Miller indique que le complot réel est un fait politique. Il est sûr que toute révolution a commencé par un complot qui a ensuite réussi, en se transformant en mouvement de foule. Tandis que les complotistes eux ne se taisent pas. Bien au contraire, ils veulent révéler ce qui, dans les zones d’ombre et dans les trous, serait caché. C’est du moins leur supposition, voire leur certitude : un désir (presque toujours mauvais) est tapi dans l’obscurité et est l’œuvre d’un Autre organisé.
Les complotistes trament une littérature d’épouvante pour combler les trous des faits réels. Ils attribuent donc une intention à un Autre, plus ou moins identifié, ce qui leur permet d’expliquer tout ce qui, jusque-là, restait inexplicable : tout s’éclaire, tout a une cause, « le hasard est aboli » [2]. C’est irréfutable, leur discours est bétonné, tous les trous sont bouchés et dans ce système fermé, les propositions s’autovalident. Le Réel devient rationnel et toute explication prend les atours du savoir scientifique.
L’extrême puissance du discours complotiste est de partir d’une construction paranoïde et d’emmener un vaste accord populaire, par la force du discours hystérique à produire du sens et à s’en abreuver. Ainsi s’est développé le grand délire paranoïaque d’Hitler qui a su capter l’adhésion d’une grande partie de la population allemande avec l’appui d’un maître de la propagande qui avait asservi la langue elle-même à la solde de leur grand projet politique. Hitler et Goebbels étaient convaincus que tous les maux du peuple allemand et de l’Europe étaient le résultat d’un grand complot juif. Le Juif était l’élément principal de leur système de propagande, le mauvais objet à expulser et à détruire. Il était le nom de cet Autre démoniaque prêt à tout anéantir et à tout pervertir pour le plaisir de son seul profit. Hitler et Goebbels, emmenant derrière eux une majorité d’Allemands, se posaient par conséquent en sauveurs de l’Europe face au péril juif qui avait déjà pourri la France et l’Angleterre [3].
Évidemment, tous les Allemands pris dans ce récit paranoïaque n’étaient pas eux-mêmes paranoïaques, de même tous les Américains soutenant les délires de leur ancien Président ne le sont pas davantage. Le succès de tels récits ne serait-il pas dès lors à mettre plutôt sur le compte de l’extraordinaire force de contagion du discours hystérique ? Quand le délire paranoïaque parvient à activer le discours hystérique et à mettre sa puissance de dénonciation phallique au service du pire, alors l’Histoire peut basculer.
Quelle peut être la position politique du psychanalyste ? Certainement pas du côté de la littérature et de l’endormissement, certainement pas non plus du côté du discours hystérique. La position du psychanalyste, telle que Lacan l’a envisagée à la fin de son enseignement à partir du point de vue du réel, est celle du réveil. Il s’agit donc de nous maintenir éveillés au réel quand tout concourt à nous endormir sous des tonnes d’informations.
Katty Langelez-Stevens
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[1] Consultable à https://www.lepoint.fr/societe/des-qu-on-parle-on-complote-par-jacques-alain-miller-15-12-2011-1408472_23.php
[2] Voir ibid.
[3] Voir à ce sujet l’essai de Viktor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996 et celui de Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020.