La volonté d’une femme – peut-être faudrait-il dire son désir, sa détermination –, Macha Makeïeff, qui dirige La Criée, théâtre national de Marseille, rend possible la rencontre des savoirs [1]. Elle veut, elle le dit et le répète, que la complexité des savoirs puisse avoir sa place dans cette maison : du théâtre donc, mais pas que le théâtre, à condition que les savoirs introduits, portés par ceux et celles qui n’ont pas l’habitude d’être sur scène, n’ignorent pas l’incidence du lieu. Car le théâtre toujours porte le feu et le fer.
Les savoirs, au cœur du théâtre, n’y sont plus tout à fait les mêmes parce que justement la scène les indétermine, les inquiète, les rend mouvants, voire indécis. Mais comment le théâtre le peut-il ? À se produire sur scène, l’acte de théâtre, de représentation fait advenir un réel nouveau ; une fois advenu, personne ne peut faire ami-ami avec lui. Acceptons que le lieu, et ce qui s’y fait, s’invente, ne s’efface pas, qu’à s’y inclure nos savoirs soient mis à la question, qu’ils en soient déroutés.
À la table, qui n’est pas, même métaphoriquement, une table ronde, les hommes aiment Lacan, ils n’aiment pas que Lacan, mais ils aiment Lacan qu’ils ont connu directement comme François Regnault et François Rouan. Ces hommes-là ne s’en cachent pas, ils le disent et l’écrivent. Ce n’est pas tous les jours que les hommes disent leur amour, l’assument, le répètent malgré le temps qui passe. Écoutons la description de François Regnault dans un texte admirable « Vos paroles m’ont frappé… » [2] : « Nous étions assis à table dans le petit appartement de la rue de L., à table tous trois, sa fille J. face à nous, son gendre A. et moi du même côté, lorsqu’il entra, lui Freud en personne. » Et si François Regnault dit Freud, c’est absolument volontairement, pour ne pas écrire Lacan. Il poursuit : « Et puis il partit, il partit, il gagna la porte et il partit, non pas rapidement, ni lentement, non pas brusquement, ni solennellement, mais inexistant, tout à lui, tout à sa douleur peut-être, ou peut-être tout à son dîner, tout à sa fatigue, et tout à sa vérité. Il avait parlé, il n’était plus que le corps qui avait un instant supporté, produit, soufflé cette parole et à présent, il lui fallait s’effacer sans modestie, disparaître sans surprise, sortir sans sortie. Il nous dit au revoir, ou ne nous le dit pas, je ne sais pas, était-ce avec son corps ou sans son corps, je ne sais, ayant dit la vérité, je le sais. » Écoutons aussi l’anecdote rapportée par François Rouan, à propos de l’impression ratée de son catalogue d’exposition au musée Cantini, en 1978, catalogue qui incluait un texte et des dessins de nœuds de Jacques Lacan. Je cite : « La colère de Jacques Lacan est jupitérienne, il ponctue chacune de ses phrases par une gestuelle compulsive, il pioche chaque fois un After Eight dans une énorme boîte. J’essaye de faire entendre que M. L. est un très bon directeur de musée, qu’elle a fait du bon travail et qu’elle a dû être effrayée par un texte écrit et dessiné auquel elle ne comprenait pas grand-chose, tout en redoutant l’incompréhension quasi certaine du public marseillais. Il n’y avait rien à faire, la colère battait son plein, Jacques Lacan était triste comme un enfant à qui on avait promis un cadeau. » Lacan donc ! Mais peut-on évoquer Lacan dans un théâtre, sans préalable ? Né en 1901 et mort en 1981, il exerce la psychanalyse à Paris, dans son cabinet au 5, rue de Lille, de 1940 à 1981. Une plaque apposée sur la façade de l’immeuble, témoigne de sa présence aux passants. Il réinvente la psychanalyse, créée par Freud ; il la réinvente d’abord en tirant des conséquences inouïes de sa lecture de Freud, en produisant des concepts nouveaux pour la clinique mais pas seulement pour la clinique.
Pourquoi associer Lacan et l’amour, Lacan à Quel amour ! ? Parce qu’il ne cesse d’y faire référence tout au long de son enseignement. Comment ? Au commencement de la psychanalyse, il y a l’amour, celui du transfert : en supposant un savoir à celui auquel on s’adresse, le psychanalyste, on commence à parler et à dire le plus intime. L’amour de transfert – dont Freud rappelait que c’est un amour véritable – dévoile que celui auquel je suppose le savoir, je l’aime. Cet amour de transfert qui court du début à la fin d’une analyse, dévoile que l’amour n’est pas ce que l’on croit, et, plus précisément, que l’amour n’est pas une robinsonnade. Car l’amour se découvre – la surprise insiste quant à la thèse qui suit et que j’ai lue cent fois –, il se découvre comme une suppléance. L’amour croit au rapport, il croit qu’il y a du deux, et que ce deux peut faire Un, ou une espèce de Un. Une cure dévoile pourtant que le rapport sexuel ne peut être écrit dans l’inconscient : il n’y a pas de rapport sexuel, comme le martèle Lacan. Cette formule, aujourd’hui, ne surprend plus personne, comme si ce savoir était passé dans la doxa, comme si chacun savait que la rencontre des corps se produit bien sûr, mais que de rapport sexuel, il n’y a pas. Le siècle serait-il devenu lacanien sans qu’il le sache – sur ce point et peut-être sur d’autres ? L’amour, justement supplée à l’absence du rapport sexuel, mais quel amour ? Serait-ce un nouvel amour ? Faudra-t-il qu’à l’affirmer, on dise quel amour ! L’exclamation le rendrait-il autre ? S’agit-il de faire surgir un amour jamais rencontré, un amour insu ? La lecture du Séminaire Encore, 1972-1973, établi par Jacques-Alain Miller qui le commenta en des termes admirables, nous servira de balise pour décliner l’amour. Nous le déclinerons comme tous les amoureux, ou peut-être pas tous les amoureux. La grâce du théâtre nous permet un petit pas de côté. Nous déclinerons j’âme, tu âmes, il âme et même nous pourrions dire j’âmais. À le décliner ainsi, l’amour n’est plus tout à fait le même, il ne se réduit plus au baiser d’un homme qui embrasse une femme, quelle banalité ! Cela fait advenir autre chose, autrement, pas sans l’inconscient, pas sans les corps. Faut-il être docte avec l’amour, comme les bons docteurs, ou sérieux, comme les universitaires, ou triste, comme les hommes et les femmes qui n’ont jamais su tirer les conséquences de leurs rencontres ? Choisissons d’être léger et rigoureux, vif et rusé.
Jacques Lacan a pu se demander comment ne pas parler bêtement de l’amour et, assurément, il le démontre dans son Séminaire et dans ses Écrits. L’amour comme suppléance au rapport sexuel qu’il n’y a pas, n’est pas une thèse négative, ennuyeuse et triste. Au contraire, car que serait un amour qui nierait le point de réel à partir duquel il se constitue comme tel ? Une robinsonnade assurément, une pastorale. Je conclurai par la confidence d’une femme reçue dans le dispositif qui fait le lieu de ma pratique. Elle me parle de sa rencontre amoureuse et nomme son partenaire, avec un plaisir renouvelé, « mon amant ». Elle me parle du moment où l’impétuosité de l’amant produisit quelques effets de fatigue sur son corps à elle. Les muscles fatigués, le corps touché. L’amant, son amant, repère la fatigue, ses yeux qui se ferment, son corps alangui ; il s’inquiète de la situation. Elle ne lui répond pas, mais lui enverra plus tard ce message, une façon de ne pas parler bêtement de l’amour et de la rencontre des corps : « Ah l’amour, toujours trop ou pas assez ! » Le monsieur, me dit-t-elle, prit avec une certaine inquiétude la formule utilisée, pensant que le négatif introduit par les deux scansions était à mettre au compte de ce que ça n’allait pas au contraire de ce qu’elle m’expliqua très posément. Dans « ce toujours trop et pas assez », l’amour lui-même trouvait son lit avec ses deux rives ; croire que ça pourrait ne pas aller était bien naïf, présomptueux, voire ennuyeux. Le ratage touche à l’objet mais ce n’est pas le toujours trop ou un pas assez de la plainte. La plainte qui fait les beaux jours de la revendication hystérique est celle d’un toujours plus, elle fait le désespoir des femmes qui croient qu’enfin ça pourrait être ça, qu’enfin elles pourraient recevoir de l’autre l’estampille de ce qu’elles sont. Mais non, la phrase de cette femme-ci était extrêmement joyeuse, porteuse d’ouverture. J’ai accueilli ce qu’elle disait, dans des termes relativement simples, en ce lieu où l’on parle du plus intime et du plus compliqué, c’est dire qu’on y fait du Aristote avec des mots de tous les jours. Pour la dame, refuser de s’identifier au toujours trop ou le pas assez c’est justement la condition de l’amour. Le monsieur a-t-il entendu, en fera-t-il usage ? Son bornage phallique l’incitera-t-il à entendre le trop et le pas assez comme objection à ce que les maîtres veulent, soit que chacun reste à sa place ? Qu’une femme refuse d’occuper la place qui lui serait assignée et qu’à ce titre-là elle puisse causer le désir, c’est loin d’être triste, c’est plutôt un bonheur, pas sans le réel. De l’avoir cueilli de la bouche d’une femme, c’est ce dont je voulais ici témoigner, car après tout la bêtise des hommes, la bêtise de l’emblème phallique, peut être indéterminée, assouplie par le désir d’une femme qui, sans le clamer, démontre qu’entre deux impossibles, s’ouvre la voie de la contingence et de la rencontre.
[1] Intervention à la soirée Nuit d’amour, nuit d’idées organisée par Macha Makéieff au Théâtre national de Marseille, La Criée le 15 février 2018, avec Macha Makeïeff, Philippe Bera, Hervé Castanet, François Rouan, François Regnault. Texte non relu par l’auteur, transcrit par Marie-Claude Pezron, member de l’ACF MAP
[2] Regnault F., « Vos paroles m’ont frappé… », La movida Zadig, Le Réel de la vie, Paris, Navarin, n°1, juin 2017, p. 3.