Lors[*] du colloque « Jacques Lacan 1901-2001 » organisé en mai dernier à Rome, le professeur Stefano Agosti de l’université de Venise notait fort justement que : « S’il y a une vingtaine d’années Lacan était à la mode, maintenant qu’il ne l’est plus il devient clair que Lacan est le futur » [1]. Je suis en effet frappé que nulle part Lacan ne soit devenu un auteur parmi d’autres, selon la tradition de réduction du savoir au catalogue et à l’accumulation propre à une certaine logique universitaire. Ceux qui s’y réfèrent témoignent tous de leur position subjective, de leur prise de parti, bref de leur transfert, soit du mode sous lequel ce qui est attendu de notre lien à l’Autre anime le vivant de notre discours, hors de la répétition et de l’imitation. Car Lacan n’a jamais voulu être autre chose qu’un psychanalyste consacré entièrement à sa pratique et à son enseignement. Pas d’œuvre, pas de dogme, pas de système de pensée, pas de théorie (ou alors mille !), mais un enseignement, soit ce qui est porté par un corps, une voix, un souffle, et qui vise à faire signe d’autre chose, à qui veut bien y mettre à son tour un peu (et même beaucoup) de lui-même. Au-delà de la disparition de sa personne, si son enseignement reste vivant, c’est parce que Lacan savait s’adresser à quiconque (bien au-delà des supposés spécialistes), c’est-à-dire non pas à tous mais à chacun, et non pour défendre les psychanalystes, mais pour les inviter à répondre aux questions de leur temps.
Cette question de l’adresse singulière fait qu’aujourd’hui encore, celui qui lit pour la première fois un texte de Lacan se trouve – comme ce fut mon cas, il y a trente-cinq ans, à la sortie des Écrits – atteint d’un double choc : à la fois celui de n’y pas comprendre grand-chose, et cependant d’être convaincu d’un « ça me concerne ». C’est ainsi que l’on s’assure que le savoir est à la bonne place, encadré par l’insu, et que le dire à venir a une chance de pas être psalmodie, mais événement. Ce qui m’a le plus touché chez Lacan, tant dans ma seule rencontre avec lui, lorsque j’avais à peine vingt ans, que dans chaque lecture, c’est sa générosité toujours disponible à qui a un peu de désir. Vous lui dites que vous ne comprenez rien à ses textes, il vous répond c’est normal, c’est pas fait pour une lecture solitaire, mettez-vous avec d’autres aussi embarrassés que vous ; et il appelle ça un cartel. Son École est un échec, il la dissout et propose à ceux qui l’aiment encore une contre-expérience, notre École de la Cause freudienne. Vous voulez lui parler, mais vous vous dites qu’un homme aussi occupé n’aura certainement pas de temps pour le pauvre sujet que vous êtes, et il vous répond : « Venez tout de suite ». Il garde si peu pour lui qu’il donne même ce qu’il n’a pas – c’est sa définition de l’amour – ce qui n’est pas pour plaire à la cohorte des non-dupes, ceux qui croient pouvoir juger sans rien donner.
Cette dimension de l’amour au présent, en acte dans l’appropriation du savoir, Lacan a su le susciter en enseignant dans une position d’analysant, de sujet divisé, et en espérant un effet de propagation par vagues, par tourbillon, et non une pétrification dans un savoir mort.
Il montre que pour l’être parlant la vie est une chose si énigmatique que celui-ci l’éprouve plus comme exil de soi que comme plénitude de l’étant à son Umwelt.
Le Lacan classique, met d’abord l’accent sur le langage en tant que puissance de mortification : la structure déterminant le sujet à son insu, le vivant est renvoyé à l’imaginaire, et la pulsion réduite à sa signification. Dans cette logique, qui fut nécessaire à Lacan pour contrer le postfreudisme réduisant l’enseignement de Freud à l’adaptation à la réalité et à la force du moi, la visée de la cure est l’accomplissement de la vérité, la subjectivation de l’être-pour-la-mort, ou l’assomption de la castration, bref un sujet épinglé par ce qui lui manque. L’analyste y est le partenaire du sujet comme le mort l’est au bridge. Il permet de compter les coups d’une partie entièrement réglée par des lois de la permutation. Le parcours d’une analyse est alors celui de la reconnaissance d’une nécessité. Cette nécessité a aussi pour nom le père, en tant que fonction introduisant le sujet à l’universel, au pour tous, contrant les caprices de la mère inassouvie.
Depuis quelques années, grâce au travail de Jacques-Alain Miller, un autre Lacan apparaît, dans ce que nous appelons maintenant son dernier enseignement. Tenant compte des impasses produites par cette logique de domination sans partage du symbolique, Lacan a, petit à petit, réorienté son enseignement du côté du réel, soit de l’impossible – ce que nous ne pouvons supporter, définition de la clinique. La question de la vie, jusque-là minorée, subordonnée, peut alors prendre une nouvelle dimension. C’est la langue elle-même qui devient lalangue, où l’on entend résonner le babil de l’enfant avant l’alphabêtisation [2]. De structure définie comme un pur jeu de signifiant, cette langue devient appareillage, mixant l’hétéros du sens et de la jouissance. C’est l’analyste qui est convié à déserter son échiquier pour avoir des mamelles, autre face de l’énigmatique Tirésias. Une vacillation (calculée bien sûr) de la neutralité est encouragée, traversant le miroir de l’image de l’analyste ataraxique et aux lèvres pincées. Bien loin du fonctionnaire de la nécessité, Lacan promeut l’analyste comme poète de l’« entreprêt » [3], comme homme assoupli à la contingence, brisé à l’équivoque, manieur du malentendu « de la bonne façon ».
La fin (sa finalité) de la cure peut alors être abordée dans une toute autre perspective : aucune résorption du sujet dans l’universel n’est possible, la singularité, en tant qu’elle touche à l’usage même que fait le sujet de son corps par l’entremise de la pulsion, est sa boussole. C’est une solution de l’impossible à quoi chacun peut consentir, pour sortir enfin de cette citadelle de défense contre la vie qu’est la névrose.
Ce déplacement dans l’enseignement de Lacan obéit certes à la logique interne de son discours, mais aussi à ses impasses, toujours fécondes dans leur rebroussement même, à ses apories qui, situées au bon endroit, invitent à reprendre les choses sous un autre angle. Conformément à la structure de solide des vérités (il faut les manier pour en voir la varité), il est aussi une tentative de réponse aux impératifs de la jouissance contemporaine, en mutation radicale par rapport à l’époque de Freud.
Les figures de l’Autre de la culture et du Nom-du-Père associées aux divers idéaux sociaux ont été subverties par l’universalisation de la science et du capitalisme, et sont impuissantes à réguler comme à négativer la jouissance. Celle-ci ne se situe plus, dès lors, que du plus-de-jouir, soit de l’objet. D’où les nouveaux symptômes : toxicomanie, anorexie / boulimie, suicide des jeunes, violences, traumatismes divers et mortification masochiste pour beaucoup. La jouissance, désarrimée du discours, dévoile sans réserve sa face mortelle. Au niveau collectif, autre versant de l’individuel, Lacan, à l’époque où pourtant les idéaux humanistes et la croyance au progrès avaient encore quelques partisans, n’a eu de cesse d’annoncer la montée des périls. En 1964, à la fin du Séminaire XI, il soutient que le drame du nazisme et de l’holocauste n’est nullement une forme dépassée de l’histoire, mais une « résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture » [4]. En 1967, dans sa « Proposition sur le psychanalyste de l’École », il note que le phénomène des camps n’est pas du passé, mais précurseur « par rapport à ce qui ira en se développant comme conséquence du remaniement des groupements sociaux par la science […]. Notre avenir de marchés communs, ajoute-t-il, trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation » [5]. Puis, en 1972, dans « Télévision » [6], il annonce la montée du racisme, liée au capitalisme qui, ne voulant reconnaître que des individus consommateurs, exclut le féminin comme une race étrangère. Et il ajoute, dans son Séminaire sur « Le savoir du psychanalyste », que le discours capitaliste « laisse de côté […] les choses de l’amour » [7], puisque l’objet n’y est jamais affecté d’une perte pure (condition de l’amour comme signe de la présence de l’Autre au-delà de l’objet), car toujours recyclable dans l’univers du marché.
Cet individu complété de son objet, moderne monade autistique, est cependant voué à la consumation, liste sans fin des encore un qui ne trouvent de limite que dans la mort. Là aussi, faute d’un lien social (un discours) apte à opérer une séparation, le sujet est livré sans autre principe d’arrêt que le réel de la mort et la ségrégation haineuse des modes de jouissance.
Ce que Freud annonçait dès 1920, avec la pulsion de mort et l’au-delà du principe de plaisir, tend aujourd’hui à devenir le régime de notre temps. Le 11 septembre 2011, l’entrée dans le vingt-et-unième siècle s’est marquée du sacrifice du terroriste, dont la maxime est justement épinglée par Jacques-Alain Miller, dans sa troisième lettre à l’opinion éclairée : « ‘‘Je voulais un corps d’ange’’ […]. Oui, d’ange exterminateur » [8]. Son corps l’embarrasse ; il le sacrifie pour que l’Autre enfin existe, à l’envers de l’opération attendue d’une analyse, séparer le corps et l’idéal. Éric Laurent [9] ajoute que le terroriste veut, au-delà des symboles, frapper le vivant, à la mesure même du paradoxe d’une guerre où l’on ne doit pas voir de cadavres. C’est que la vie elle-même pose problème à l’être parlant, parasité par le langage ; il ressent la vie comme angoisse plus que la mort ; c’est pourquoi, l’un des mollahs des talibans a pu prophétiser en s’adressant à ces ennemis : « Nous vaincrons car nous aimons plus la mort que vous n’aimez la vie ». Nous croyions que notre époque est caractérisée par la fin des idéaux ; nous n’y sommes pas ; c’est aujourd’hui la mort même qui apparaît comme idéal, notre Éros noir dans les jouissances individuelles mais aussi de masses. En 1744, paraît à Naples, une seconde version d’un livre étrange d’un philosophe plutôt baroque auquel Lacan se réfère volontiers à plusieurs reprises, Giambattista Vico. Dans ce livre, Scienza nuova, il décrit l’histoire des commencements de l’humanité aux résonances très actuelles : « au milieu de la plus grande affluence et de la foule des corps, vivent-ils comme des bêtes farouches dans une profonde solitude des sentiments et des volontés » [10].
Lacan nous parle de notre époque dans un autre style, en cherchant le rationnel dans la folie moderne, sans dénonciation vertueuse, ni espoir dans un quelconque progrès. Pour reprendre la parodie qu’il fait des intellectuels de droite comme de gauche, dans son Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse, il ne se range, empruntant les termes au théâtre élisabéthain, ni du côté du fool – le demeuré, l’innocent –, ni du côté du knave – le « coquin fieffé », pas loin de la vraie canaille [11]. Et il va jusqu’à interpeller les psychanalystes sur leur part de responsabilité dans « la sauvagerie » qui s’accroît chaque jour et dans « le trait sauvage des expédients dont on y pare » [12]. On pare à quoi ? À ce que la psychanalyse révèle comme défaut fondamental de l’être, soit son être-pour-le-sexe. Et que lui reproche-t-il, à la psychanalyse ? Elle « ne prend pas en charge ce dont pourtant […] elle se réclame » [13]. La réponse de Lacan est donc radicale : le devoir du psychanalyste est de répondre des effets du scandale de la découverte freudienne. Si le rapport sexuel est impossible, chacun doit pouvoir tirer les conséquences de ce réel pour s’inventer une conduite civilisée qui ne contourne pas cet impossible. Faute de quoi, c’est le régime du parasexué, le règne de l’objet, c’est la tyrannie du surmoi qui commande, « Jouis ! », et la ségrégation qui emporte avec elle cette « sauvagerie des expédients dont on y pare ».
En centrant la psychanalyse sur le défaut de la langue à rendre compte de la différence sexuelle, Lacan – bien loin de s’affliger de ce ratage – ouvre la voie à un rapport au vivant qui n’est pas déduit de l’Autre préalable, et qui est désarrimé du sens commun. Les noms de la réponse à ce défaut pourraient être pulsion, féminité, amour, invention, ou d’autres encore, et l’affect qui en témoignerait serait plutôt du côté de la gaieté que de l’ennui ou de la morosité. Pourtant, c’est la dépression qui est l’affect contemporain le plus répandu, conséquence de la science qui ne connaît le sujet que comme réduit au fonctionnement, sans particularité, coupé du sentiment même d’exister. L’exigence moderne de transparence intégrale fait apparaître la psychanalyse, dans une inversion paradoxale, comme le refuge de la pudeur. L’usage du langage qu’elle promeut n’est pas de tout dire, au contraire, une certaine opacité lui convient, le malentendu est son domaine, un juste mi-dire y est requis plutôt qu’une quelconque nomination de l’obscénité, et la joie qui s’en éprouve est celle qui relie, non sans équivoque, le savoir à la vie. D’où une certaine gaminerie chez Lacan : « Chacun sait que je suis gai, gamin même on dit : je m’amuse. Il m’arrive sans cesse, dans mes textes, de me livrer à des plaisanteries qui ne sont pas du goût des universitaires. C’est vrai. Je ne suis pas triste. Ou plus exactement, je n’ai qu’une seule tristesse, dans ce qui m’a été tracé de carrière, c’est qu’il y ait de moins en moins de personnes à qui je puisse dire les raisons de ma gaieté, quand j’en ai. » [14] Pour Lacan, c’est de la version que chacun propose de son rapport à la langue qu’est attendu du nouveau dans le lien social : pas la langue privée de l’obsessionnel, la langue de bois de la secte, la langue féroce du paranoïaque, mais celle qui fait résonner dans le sens son altérité, et dans la mortification de la chaîne des signifiants, l’écho des pulsions qui hantent leur béance de leur silencieuse insistance.
Lacan s’adresse à chacun et fait ainsi foule paradoxale. De l’expérience de la cure, il fait le pari qu’un nouveau mode de lien social puisse se fonder, à partir du plus intime. Son invention du dispositif de la passe, chargé de vérifier comment une analyse menée à son terme permet de soutenir le désir de l’analyste, est aussi conçu comme un Witz, un mot d’esprit, métissage de sens et de jouissance, qui ne produit son effet que de l’assentiment de l’Autre, la communauté des rieurs, ravie et enrichie de l’invention du passant.
Le XXIe siècle n’est pas une ère post-lacanienne – comme on dirait postfreudienne pour mieux enterrer l’invention de Freud –, pas plus celle d’un retour à Lacan : Lacan nous parle au présent, et c’est à prendre les choses par ce biais, celui du style et celui de la vie, et du style de vie, que nous aurons une chance de répondre – avec tous ceux qui veulent bien converser sur ce sujet – aux impasses croissantes de notre civilisation.
[*] Cet article est la transcription d’un extrait d’une intervention de Jacques Borie à l’occasion du colloque « Actualité de Jacques Lacan » à Lyon le 1er décembre 2001, à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de Jacques Lacan. Elle a été publiée dans le bulletin de l’ACF-Rhône-Alpes : Par Lettre, n°15, avril 2002, p. 29-38 ; dans La Cause freudienne, n°50, février 2002, p. 180-185 ; et sur Ornicar ? digital, publication en ligne (www.wapol.org).
[1] Agosti S., intervention lors du colloque « Jacques Lacan 1901-2001 », Rome, 25-26 mai 2001, actes publiés dans La Psicoanalisi, vol. 30/31, 2002.
[2] Cf. Lacan J., « Postface », Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 252.
[3] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 545.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 246-247.
[5] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autre écrits, op. cit., p. 257.
[6] Cf. Lacan J., « Télévision », op. cit., p. 534.
[7] Lacan J., Je parle aux murs, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 96.
[8] Miller J.-A., « Troisième lettre. La tendresse des terroristes », Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002, p. 162-163.
[9] Laurent É, intervention lors de l’Agence Lacanienne de Presse, 19 octobre 2001.
[10] Vico G., Scienza nuova, seconde version, 1744, trad. La Science nouvelle. Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, Paris, Fayard, 2001, p. 537.
[11] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 215.
[12] Lacan J., « Introduction de Scilicet au titre de la revue de l’École freudienne de Paris », Scilicet, n°1, 1968, p. 4.
[13] Ibid., p. 3.
[14] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, op. cit., p. 363.