Dans le dernier Lacan Quotidien publié le jeudi 14 juillet à 13h42, Mario Goldenberg écrivait à propos des événements d’Orlando : « Comme dans le monde du divertissement et de la fiction, les endroits publics se transforment en lieux de mort. […] Ces phénomènes font série. »[1] Quelques heures plus tard avait lieu l’attentat de Nice qui s’inscrivait dans cette funeste série. Face à la Situation Sanitaire Exceptionnelle, différentes Cellules d’Urgence Médico-Psychologique se sont mises en place. Ces dispositifs ont été créés « afin d’assurer la prise en charge des victimes confrontées à un événement psycho-traumatisant »[2]. Leur objectif est de « garantir une prise en charge immédiate et post-immédiate satisfaisante des victimes et [de] permettre d’éviter l’installation des troubles de stress post-traumatique. »[3] Quelle clinique se dévoile dans ces lieux d’accueil d’urgence et quelle orientation adopter ? Pouvons-nous prétendre éviter l’installation de « troubles » par cette intervention « immédiate » ? Il semble difficile voire impossible de répondre à une telle question. En revanche y a-t-il nécessité de saisir l’urgence subjective de ces personnes qui manifestent le besoin d’être entendu ? C’est le pari que nous pouvons faire. La rencontre avec Myriam témoigne de ce qui peut s’opérer dans un tel lieu.
Depuis l’attentat trois jours se sont écoulés et Myriam n’arrive plus à sortir de chez elle. Cette jeune femme s’est « fait violence » et a eu besoin de prendre un taxi pour venir à la cellule d’urgence avec ses deux fils âgés de 3 et 5 ans. Il fallait qu’elle parle, c’était une nécessité. Une intervenante de la cellule propose d’aller « jouer » avec les enfants pendant que je m’entretiens avec la mère. Dès qu’elle essaie de prendre la parole, sa voix s’étouffe dans un sanglot et elle ne peut retenir ses larmes. Myriam raconte son récit de l’événement. Compte tenu des différents actes terroristes qui ont eu lieu sur le territoire français, son mari considérait les manifestations publiques comme dangereuses et ne souhaitait pas qu’elle sorte ce soir-là. Malgré ces mises en garde, Myriam a pris la décision de se rendre sur la Promenade des anglais avec ses enfants pour la fête nationale. Depuis plusieurs années, à cette occasion, la célèbre avenue niçoise est à la disposition des piétons et différents groupes de musique y célèbrent la « prom-party » avant le traditionnel feu d’artifice. Mère et enfants ont savouré le spectacle puis soudain, c’est la panique. Myriam entend des cris, retient quelques signifiants, « c’est des terroristes », « ça tire », elle est prise dans un mouvement de foule avec ses enfants. Les tenant par la main, elle court jusqu’à trouver un lieu où se mettre à l’abri, « j’ai failli tuer mes enfants, j’aurais jamais dû y aller » ponctue-t-elle.
Myriam répète à de nombreuses reprises qu’elle aurait dû écouter son mari, qu’elle n’aurait pas dû sortir. La culpabilité l’envahit et la pousse à imaginer différents scénarios dramatiques qui auraient pu se produire : un emballement imaginaire comme réponse à l’irruption d’un réel. Puis elle évoque un moment précis de l’événement : « Une femme demandait de l’aide mais je ne me suis même pas arrêtée, je m’occupais de mes enfants ». Cette phrase est soulignée « vous vous êtes occupée de vos enfants ». Myriam marque un moment de soulagement puis ajoute : « J’ai vu des images horribles sur internet, je n’osais pas vous le dire parce que j’ai honte. Pourquoi j’ai regardé ça ? Maintenant j’y pense tout le temps ». La jeune femme a alors besoin de décrire ces images qui l’obsèdent. Une jouissance secrète qu’elle accepte ici de dévoiler. Après cet unique entretien elle semble quelque peu soulagée et repart de la cellule d’urgence avec ses enfants.
Ce témoignage rend compte que dans les cellules d’accueil d’urgence il ne s’agit pas de pousser à la parole mais « d’être à l’écoute de ce qui peut s’entendre de [l’]être à cet instant là »[4] comme l’indique D. Cremniter. Dans ces moments d’effraction et de désorganisation, l’enjeu serait d’opérer « un remaniement subjectif, un renouage »[5]. Le dernier enseignement de Lacan constitue un repérage précieux permettant une lecture borroméenne de cette clinique de l’urgence. Cette « rencontre subjective »[6] a conduit Myriam à construire son récit singulier de l’événement. Passant de « j’ai failli tuer mes enfants » à « je m’occupais de mes enfants », un renversement subjectif se laisse effectivement entrevoir. De plus, la jeune femme a pu tenter de déloger la fixité d’images traumatiques par l’usage de la parole, consentant au passage à une perte de jouissance. Toutefois, soulignons les limites de cet entretien qui ne présage en rien de la valeur, traumatique ou pas, que prendra cet événement dans l’existence de cette jeune femme. En effet, la jouissance fera son chemin et l’inconscient son travail, ce que nul ne peut prévoir.
[1] Goldenberg Mario, « Orlando ne pulse plus », Lacan Quotidien, n°594, juillet 2016.
[2]http://social-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/securite-sanitaire/article/les-cellules-d-urgence-medico-psychologique-cump
[3] Ibid.
[4] Entretien avec Didier Cremniter, « Rencontres avec l’inconscient réel ou La vie quotidienne d’un psychiatre urgentiste », La cause du désir, n°86, p. 20.
[5] Jullien Bénédicte, Entretien avec Didier Cremniter, « Rencontres avec l’inconscient réel ou La vie quotidienne d’un psychiatre urgentiste », op. cit., p. 21.
[6] Ibid., p. 24.