Dans son argument des 52es Journées de l’ECF, Anaëlle Lebovits-Quenehen propose : « Seul un être qui coïncide parfaitement avec lui-même peut s’avancer, tel Yahvé affirmant : “Je suis ce que je suis” » [1]. À partir de là, on pourrait avancer l’hypothèse que cette parole met en perspective un virage opéré par Lacan dans son enseignement sur la question du réel. Dès 1955, Yahvé n’est pas exclusivement versé du côté du symbolique mais il est aussi du côté du réel : « un Dieu caché, un Dieu qui ne dévoile en aucun cas son visage » [2].
Il semble opportun ici de reprendre le cheminement de Lacan quant à ce passage effectué du Dieu comme signifiant primordial : « ce signifiant primordial, […] tu es celui qui est, ou qui sera, père » [3] au Dieu comme nom du réel.
Partons avant tout du titre des Journées Je suis ce que je dis. Cette formule, proposée par Jacques-Alain Miller, nous introduit d’emblée dans l’équivoque de « Je suis », où se loge le rapport du sujet au signifiant. Le « Je suis » de cette proposition n’est cependant pas équivalent au « Je suis » de Yahvé. Cette dernière permet à Lacan, dans son premier enseignement, de définir Dieu comme nom du père qui fait acte de nomination. Le Nom du père, prélevé au champ de l’Autre, qui surgit comme signifiant primordial, est ainsi appendu à l’ordre symbolique : « Pour que l’être humain puisse établir la relation la plus naturelle, […] il y faut une loi, une chaîne, un ordre symbolique, l’intervention de l’ordre de la parole, c’est-à-dire du père. Non pas le père naturel, mais de ce qui s’appelle le père. L’ordre […] est fondé sur l’existence de ce nom du père. » [4]
Si nous faisions équivaloir, le « Je suis » avec le « Je dis », la formule de J.-A Miller s’inscrirait pleinement dans le registre symbolique pour dire le réel. Or, en 1975, Lacan ne maintient plus la suprématie de la fonction du père et la prévalence de l’ordre symbolique sur le réel. C’est à partir de la formule de Yahvé « Je suis ce que je suis » que Lacan va faire une brillante démonstration, ramenant le « Je suis » à rien d’autre qu’au « Je suis », un S1 tout seul, qui se présente, mais ne se représente pas et qui est donc irreprésentable : « Il n’y a aucun autre sens à accorder à ce Je suis que d’être le Nom Je suis. Mais ce n’est pas sous ce Nom, dit l’Élohim à Moïse, que je me suis annoncé à vos ancêtres. » [5]
En effet, le « Je suis » de Yahvé est pour Lacan un trou, plus précisément, Dieu est un nom du trou, soit un nom du réel [6]. Dieu n’est plus un signifiant pris dans la chaîne symbolique, mais un signifiant surgissant comme effet même de ce trou. Comme le précise Lacan dans le Séminaire « R.S.I. » : « Je suis ce que je suis, ça c’est un trou, un trou, ça tourbillonne, ça engloutit, et ça recrache, ça recrache quoi ? Le nom, le père comme nom. » [7]
Les 52es Journées de l’ECF, avec cette formule de J.-A Miller « Je suis ce que je dis », soulignent la position de certitude du sujet à l’envers du « Je suis ce que je suis » de Yahvé qui nous indique une énigme : celle de l’inconscient comme effet du réel qui se dérobe au signifiant, un trou dans le buisson ardent.
Fatiha Belghomari
_______________________
[1] Lebovits-Quenehen A., « Argument#2 », Journées de l’ECF, disponible sur internet : https://journees.causefreudienne.org/argument-2
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 324.
[3] Ibid., p. 344. Cette formule biblique se traduit par une action inaccomplie d’où le futur ici utilisé par Lacan.
[4] Ibid., p. 111.
[5] Lacan J., Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 92.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 10 décembre 1974, Ornicar ?, n°2, mars 1975, p. 91.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 15 avril 1975, Ornicar ?, n°5, hiver 1975-1976, p. 54.