
Intraduisible identité
Dans Le Sexe des Modernes, Éric Marty souligne à propos du concept de gender sa dimension d’« intraduisible » [1] – ce qui n’empêche pas ce signifiant de prendre place dans la langue de tous, par-delà les frontières. Je retiendrai cet adjectif d’« intraduisible » pour rendre compte de ce qu’il en est de l’approche de l’identité dans l’expérience de l’analyse. Car le gender est un concept qui tente de dire quelque chose de l’identité sexuée. Dans l’analyse, il est aussi question d’un effort pour traduire dans la langue que l’on parle quelque chose comme un « je suis », qui ne parvient pas à se dire dans le discours de tous. Là aussi il est question d’un « intraduisible » qui touche à mon être sexué, un intraduisible que l’on ne cesse de tenter de traduire quand même, comme le dit Barbara Cassin [2] à propos de l’effort de traduction.
Cet intraduisible, qui est aussi un indicible, n’est pas réductible au genre, mais il a à voir avec la façon dont la rencontre avec la sexualité a traumatisé la langue que je parle. Cet intraduisible a à voir avec la façon dont j’ai pu répondre à la rencontre traumatique qui m’a confrontée à une secousse inaugurale, une perte irréversible. Cet intraduisible a donc à voir avec ce à quoi j’ai pu « céder », au sens où Lacan peut dire dans le Séminaire de L’Angoisse, que dans la confrontation traumatique : « le sujet cède à la situation » [3]. « [C]’est littéralement une cession » [4], ajoute-t-il. Comment traduire une cession ? Comment la dire ?
Traversée des identités
L’identité, comme croyance portant sur ce que je suis, subit un premier sort dans l’analyse, du simple fait d’être parlée. Elle se dévoile comme étant de l’ordre d’une identification et d’un choix inconscient du sujet. Entre l’identité et l’identification, il y a une différence de taille. L’identité est monolithique et semble ne pouvoir être changée. L’identification est le produit d’une histoire et met en jeu le sujet que je suis. L’identité vient ainsi à se dialectiser, à se renverser, à se métamorphoser pour s’avouer comme identification. La position qui m’a amenée à être « ceci » pour l’Autre, à me faire aimer et désirer pour trouver une place auprès de l’Autre en fonction de ce que je crois que l’Autre attend de moi, cette position-là, je peux m’en défaire. La première trajectoire rencontrée dans l’expérience de l’analyse est donc celle qui me fait passer d’une croyance sur l’identité à une découverte sur l’identification.
L’effet de respiration produit alors par l’analyse est celui-là : je ne suis pas obligée d’être fidèle à cette identification qui fait obstacle à mon désir. Je ne suis pas obligée de m’égaler à cette identification qui bien souvent a des allures surmoïques. M’apercevoir que je peux défaire les nœuds du destin et que là où je souffrais d’une identification relative à mon histoire intime, je peux m’en séparer, change le rapport à la vie. Le « Tu dois être ceci » vient à être traversé. Je peux dire « non » à cette identification puissante – imaginaire et symbolique – qui me faisait « être » en me faisant souffrir de ce que j’étais. Ce « je peux » est une ouverture nouvelle à la contingence qui repose sur un franchissement de l’angoisse. Traversée des identités, désidentification, assomption du manque-à-être comme possibilité du désir, tels pourraient être les termes dans lesquels se pose la question de l’identité dans l’expérience de l’analyse lacanienne comme conquête du désir.
Le mot qui manque
Mais au-delà, qu’y a-t-il ? Cela suffit-il pour conclure sur ce qui me définit depuis la façon dont mon corps s’émeut du rapport à l’Autre et des signifiants qui ont fait trace ? Cette désidentification relative à l’effet symbolique produit par les éléments de mon histoire est-elle suffisante pour rendre compte du traumatisme que j’ai rencontré ?
Non, cette traversée identificatoire ne suffit pas à dire ce que je suis, ni à lire les traces traumatiques qui restent, en-deçà du symbolique. Elle me permet de désirer et de perséverer dans l’être certes, mais elle ne me permet pas de dire ce qu’il y a de plus singulier dans la façon dont je suis affectée par le réel. Je continue d’éprouver l’intraduisible comme ce qui cherche à se dire sans y parvenir. En somme, l’analyse ne peut se conclure simplement sur une désidentification. C’est pourquoi à cette « conclusion ontologique », Jacques-Alain Miller ajoute une autre conclusion qu’il nomme « existentielle » [5].
Après l’expérience de la passe, j’entends cette conclusion existentielle comme renvoyant à un intraduisible qu’il faut pourtant s’efforcer de dire. Il s’agit de se confronter à un mot qui manque. Ce mot n’existe pas déjà, et la fin de l’analyse est la recherche de ce mot qui manque pour conclure à un « donc je suis ». Ce mot qui manque est celui qui me permettra de « faire trace de ce qui a défailli à s’avérer d’abord » [6] pour le dire avec Lacan. C’est un mot qui fera advenir le régime de la lettre et de l’équivoque entre les langues. C’est un mot qui a le même statut qu’un gong vide. C’est le mot dont Jacques Hold disait qu’il manquait à Lol V. Stein pour être là, « un mot-absence, un mot-trou […]. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner » [7].
Ce mot-absence est celui qui permet de conclure sur ce que j’ai tenté de dire dans l’expérience de l’analyse depuis le début, cette trace qui a défailli à s’avérer et qui enfin se laisse lire depuis ses effets de ravinement. Cette trace ne dit pas tant « mon » identité que l’intraduisible de l’identité, l’intraduisible de ce que je suis.
Subjectiver la cession
Là où, chez Judith Butler, il est question d’une « dé-subjectivation radicale de cet événement inouï, primitif, vital et énigmatique qu’est la sexualité » [8], dans l’expérience de l’analyse, il est question d’une subjectivation de ce qui a fait cession. C’est en ce lieu où la langue se confronte à l’intraduisible de la rencontre avec la sexualité, qu’elle en vient à se faire écriture et à laisser résonner le forçage inaugural, soit l’effet de jouissance qui a bousculé et dérangé mon rapport à la langue. De pouvoir le dire ne me fait pas tant croire à une identité qu’à une trace qui est bien là, à la frontière du corps et du langage. Comme le dit Éric Laurent, on « force un mot […] à signifier un peu autre chose que ce qu’il signifie d’habitude » [9]. De pouvoir lire cette trace, de pouvoir la faire résonner comme un gong vide, produit une forme de réconciliation avec l’intraduisible de mon traumatisme. Ce registre poétique, en donnant « un petit coup de pouce » [10] à la langue, fait une place de plein droit à cet intraduisible dans le discours de l’Autre. La langue morte du traumatisme devient alors langue vivante et le gong vide fraye la voie à un souffle nouveau.
[1] Marty É., Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, Paris, Seuil, 2021, p. 13.
[2] Cassin B., « Ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire », entretien avec F. Fajnwaks & C. Leguil, La Cause du désir, n°106, novembre 2020, p. 97-107, disponible sur le site de Cairn.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 361.
[4] Ibid., p. 362.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 25 mai 2011, inédit.
[6] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 428.
[7] Duras M., Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964, p. 48.
[8] Marty É., Le Sexe des Modernes, op. cit., p. 489.
[9] Laurent É., « Lalangue et le forçage de l’écriture », La Cause freudienne, n°106, op. cit., p. 40, disponible sur le site de Cairn.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 133.
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