Inconsistance du savoir

 

Le Cercle de Dave Eggers, est un roman dystopique susceptible de nous mettre sur la voie du malaise contemporain. La psychanalyse, pour être de son temps, doit en tenir compte [1]. C’est l’histoire de Maé, embauchée dans une société nommée le Cercle, qui propose aux entreprises d’optimiser leur essor en s’appuyant sur les données numériques. L’un des idéaux de cette société est la transparence, caméra à l’appui, car « tout ce qui se produit doit être su » [2].

Maé est séduite par ce discours. Viser la transparence, y croire, c’est penser que tout peut être su. L’idée sous-jacente étant que chacun peut trouver sa solution singulière par le partage des expériences.

Le roman raconte les effets de cet endoctrinement sur Maé. Pour cette jeune fille, cela prend la forme d’un symptôme qui va surgir dans l’après-coup d’une rencontre amoureuse. Une telle rencontre renvoie chacun à ce qui ex-siste au-delà du semblable et de son propre moi : à la faille que constitue son être de sujet.

Le symptôme de Maé résonne avec cette faille : « À quelques reprises, cette semaine, elle avait senti en elle cette entaille sombre, cette déchirure bruyante. C’était fugitif, mais lorsqu’elle fermait les yeux elle distinguait une minuscule déchirure dans ce qui ressemblait à un tissu noir, et à travers cette étroite fente résonnaient les cris de millions d’âmes invisibles. […] Qui criait à travers la déchirure de ce tissu ? » [3]

Il n’est pas étonnant, lorsque l’on vise avec une telle tyrannie surmoïque à tout passer au signifiant, que le symptôme touche ce qui, dans le corps mortifié par le signifiant, fait trace de l’objet voix. Que fera la jeune femme de ce que ce symptôme tente de lui dire ? Peut-elle y croire et s’en faire l’interprète ou, tout au moins, lui accorder une place ? Ou va-t-elle persister dans sa visée de déni de ce que le signifiant ne peut résorber ? Le sujet peut-il être tout contenu dans son énoncé, s’y réduire : je suis ce que je sais [que je dis] ?

Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Le sujet n’est donc pas réductible au signifiant mais se situe dans la faille entre deux signifiants. Il s’aliène dans la chaîne signifiante et de la perte qui résulte de cette aliénation, il lui revient un reste de jouissance que Lacan nomme le plus-de-jouir. C’est ce qui dans le champ du savoir est amené de vraiment nouveau par la psychanalyse, voire ce qui est « l’essence [de son] discours » [4]. « Le plus-de-jouir est fonction de la renonciation à la jouissance sous l’effet du discours. C’est ce qui donne sa place à l’objet a. » [5]

Le sujet est donc à la fois manque-à-être mais à ce manque doit être associé le surgissement du plus-de-jouir qui est la trace de cette perte. « Le sujet, sous quelque forme que ce soit qu’il se produise dans sa présence, ne saurait se rejoindre dans son représentant de signifiant sans que se produise cette perte dans l’identité qui s’appelle à proprement parler l’objet a. » [6]

Tirons donc quelques conséquences cliniques.

Le sujet ne peut se saisir, se totaliser dans le signifiant, il ne peut se savoir. Car il n’y a « pas d’univers du discours » [7], le discours constitue un ensemble ouvert, inconsistant.

L’expérience analytique donne une chance à celui qui s’y engage de trouver un savoir-y-faire avec ce savoir insu de lui-même.

Élisabeth Pontier

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[1] Cf. Lacan J, « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

[2] Eggers D., Le Cercle, Paris, Gallimard, 2016, p. 87.

[3] Ibid., p. 230.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 17.

[5] Ibid., p. 19.

[6] Ibid., p. 21.

[7] Ibid., p. 14.