Dans son « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits » [1], Lacan évoque la question du diagnostic dans la clinique, en relevant sa pertinence mais aussi ses limites : il note qu’il y a des types de symptômes, et que ces types cliniques relèvent de la structure – tout en précisant « que ce qui relève de la même structure, n’a pas forcément le même sens. C’est en cela qu’il n’y a d’analyse que du particulier » [2].
Lacan nous met en garde sur le caractère relatif et artificiel des systèmes de classification nosologiques. Le sujet ne peut se constituer que comme exception à la classe, et n’est pas repérable par la « méthode des petites cases » [3]. Grâce à son symptôme, il réinvente la règle qui manque – celle qui correspondrait à la façon selon laquelle sa libido se distribue. Ainsi, il y a des types de symptômes, mais tout en ayant la même forme, chacun est particulier car à chaque fois distinct.
Lors de l’ouverture de la Section clinique de Buenos Aires, en 1998, Jacques-Alain Miller prend appui sur un passage de Borges dans son texte qui s’intitule « Le rossignol de Keats » [4], pour aborder la perspective du sujet, par rapport à celle de l’universel des classes : « “Le rossignol de Keats” se réfère au rossignol écouté une fois par Keats dans le jardin de Hampstead en 1819 et qui – selon le poète Keats – n’est autre que celui qu’avaient écouté Ovide et Shakespeare. Voici comment Borges le présente : il provient de l’“Ode à un rossignol” que John Keats composa dans un jardin de Hampstead à l’âge de vingt-trois ans, une nuit du mois d’avril 1819. “Keats dans ce jardin de banlieue entendit l’éternel rossignol d’Ovide et de Shakespeare et il eut le sentiment de sa propre mortalité, par contraste avec la frêle voix, impérissable, de l’invisible oiseau” » [5].
Borges considère que rien ne distingue un rossignol du rossignol. L’oiseau pourrait ainsi être pris comme étant bel et bien le même, l’animal réalisant totalement l’espèce, en tant qu’exemplaire. Mais l’être parlant, le sujet, l’être de langage, jamais ne réalise une classe de manière exhaustive. Keats ne peut pas s’imaginer confondu avec l’espèce humaine ; lui que le chant du rossignol divise en tant que sujet. Si le rossignol de Keats est le même que celui d’Ovide ou de Shakespeare, Keats, lui, n’est ni Ovide, ni Shakespeare.
« Il y a, selon le discours analytique – indique Lacan – un animal qui se trouve parlant, et pour qui, d’habiter le signifiant, il résulte qu’il en est sujet » [6]. Le sujet est donc effet du signifiant, qui sans cesse déplace l’individu, en le distinguant de l’espèce. Dès lors que l’homme parle, il est soumis à la question de sa vérité et ses identifications les plus intimes viennent répondre aux paradoxes de son lien à ce qu’il dit et à ce qui lui a été dit. Voilà ce qui nous sépare des rossignols.
Si tout annonce que « la clinique sera bientôt chose du passé » [7], le scientifique continue à rêver d’une langue universelle, à même de répondre de tout. Le psychanalyste ne rêve pas. Il sait qu’il a à sa charge une moitié du symptôme [8], celui que le sujet construit en analyse, sous transfert, par une parole adressée à l’autre.
Ligia Gorini
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[1] Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 553-559.
[2] Ibid., p. 557.
[3] Miller J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », La Cause freudienne, n° 57, juin 2004, p. 90, consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2004-2-page-72.htm
[4] Borges J.-L., « Le rossignol de Keats », Enquêtes, Paris, Gallimard Folio, 1967, p. 155-157.
[5] Miller J.-A., « Le rossignol de Lacan », La Cause freudienne, n° 69, septembre 2008, p. 88, consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2008-2-page-80.htm
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 81.
[7] Miller, J.-A., « Tout le monde est fou », La Cause du désir, n° 112, novembre 2022, p. 49.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 5 mai 1965, inédit.