Au joint des XVIe et XVIIe siècles, époque traversée de bouleversements idéologiques et sociaux, Shakespeare met en scène Hamlet [1]. Pour Richard Marienstras [2], grand connaisseur de la littérature élisabéthaine et de l’œuvre de Shakespeare, cette pièce « rend manifeste le fait qu’il n’existe plus de système de valeur cohérent pour guider la conduite des hommes » [3]. Alors que le protagoniste traditionnel des moralités médiévales avance dans un monde jalonné de repères et qu’il lui suffit d’effectuer de « bonnes actions » pour être sauvé de la perdition, pour Hamlet il n’y a pas de garantie. C’est aussi ce que Lacan trouvait dans Hamlet : une représentation de S(Ⱥ).
Cependant Hamlet faisait cette expérience subjective sur fond d’ordre social et symbolique consistant et d’idéal du père à restaurer. Cette croyance dans ces points cardinaux, qui organisaient son monde, jusqu’à établir un rapport étroit pour lui entre l’ordre du monde intérieur (Innenwelt) et son monde extérieur (Umwelt), a chuté dans nos sociétés occidentales. L’appui sur le symbolique n’est plus aussi répandu. De facteur d’ordre qui équivoquait entre organisateur et impératif à suivre, il est plus fréquemment perçu de façon univoque comme facteur qui opprime.
Qu’il n’y ait pas de garantie dans l’Autre n’est plus un secret, son inconsistance est patente tandis que le domaine du réel s’étend. Des bouts de réel surgissent et s’agglutinent, notre environnement atteste que les grands bouleversements en cours et à venir ne seront plus seulement idéologiques et sociaux. Dans ce nouveau désordre, le monde extérieur est moins perçu au travers du spectre symbolique et de ses couples d’opposés, mais plutôt au travers de la dimension imaginaire. Le langage, que Lacan reprend à la fin des années soixante sous la forme des discours, instaure ce dire-que-non fondamental qui rend possible l’entrave de la gloutonnerie de la jouissance. Passer la langue à la moulinette du politiquement correct n’est donc pas sans effet. Le surmoi s’en est satisfait, jusqu’à l’exigence d’une autre satisfaction, la cancel culture, celle de l’effacement des mots pour annuler la chose.
Comment l’usage du vocable woke, alertant initialement contre les violences racistes subies par des noirs en raison de leur couleur de peau, chanté aux États-Unis dans les années 1940, a-t-il dérivé jusqu’à devenir motif d’affrontement dans le débat politique et l’espace médiatique européen depuis quelques années ? D’abord utilisé pour mobiliser les « consciences », il devient mot d’ordre dénonciateur de la violence coloniale et de l’infériorisation raciale jusqu’à fédérer des minorités sexuelles et des dénonciations de micro-agressions sociales. Son usage s’étend, devient de plus en plus fréquent, il est même repris par celles et ceux qui en sont épargnés.
Cette particularité le rapprocherait de ce qui avait amené Freud à élaborer sa théorie du fantasme pour passer au-delà du factuel. « [L]e statut fondamental de la subjectivité à notre époque est l’angoisse » [4]. Un lien social pouvant se fonder sur le fantasme chercherait-il à s’écrire ainsi, en réponse à cette angoisse généralisée ? Ce serait alors la fabrique d’un nouveau mode de discours. Ajoutons qu’une part de ceux qui le stigmatisent ne sont peut-être que sur l’autre pôle, activant l’axe imaginaire.
La vigueur initialement subversive du mot woke est notable, comment ne pas souscrire à cet appel à « rester éveillé » aux faits d’infériorisations raciales ? Son devenir nous rappelle toutefois que « les idéologies sont liberté quand elles se font, oppression quand elles sont faites. » [5] Une des forces de la psychanalyse est de ne pas reposer sur une idéologie, mais sur une praxis du réel.
Philippe Giovanelli
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[1] Shakespeare W., Hamlet, Paris, Gallimard, 2016.
[2] Marienstras R., Shakespeare et le désordre du monde, Paris, Gallimard, 2012.
[3] Ibid., p. 43.
[4] Laurent É., L’Envers de la biopolitique, Paris, Navarin / Le Champ freudien, 2016, p. 226.
[5] Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 161.