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Orientation, L'Hebdo-Blog 136

Une femme que rien n’importune

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Luis Buñuel réalise avec Belle de jour (1967) une recherche minutieuse sur la question que Freud a laissée en suspens : « Que veut une femme ? », et précède de trois ans ce que Lacan formalisera en 1970 dans L’envers de la psychanalyse[1]. Dans ce film, Belle de jour est le nom qui, dans le rêve, indexe le désir et la jouissance de l’Autre.

Séverine (C. Deneuve) est mariée à Pierre (J. Sorel), riche médecin qui, à l’ouverture du film, lui déclare dans un fiacre : « Je t’aime chaque jour davantage ». Elle le coupe sèchement : « Que puis-je faire de ta tendresse ? ». Pierre déplore – ce qui, admis comme convention de leur conversation se pose comme son symptôme (à lui) – la frigidité de Séverine dont elle concède pâtir sans contester. Elle incarne donc le symptôme d’un autre corps : celui de Pierre.

Mielleux jusque-là, il se transmue alors brutalement en implacable dominateur. Il tire Séverine hors du fiacre et ordonne aux cochers de la traîner, bâillonnée, dans les bois, de la fouetter et de la violer. Une nouvelle rupture dans la narration révèle que Séverine a rêvé de cette scène. Mais est-elle pour autant bien réveillée ?

La suite conte justement les aventures d’une vie redoublée où Séverine est rebaptisée Belle de jour à l’occasion de son entrée dans une maison close pour y exercer le plus vieux métier du monde. Dans cette double vie, à mesure que Belle de jour se prête plus volontairement aux fantaisies des clients et à l’expérience d’une jouissance jusque-là inconnue, Séverine se rapproche de son mari.

Pierre est ensuite abattu par Marcel (P. Clémenti), fougueux client prêt à tout pour posséder Belle de jour, avant qu’il ne tombe sous le feu d’un policier. Pierre survit mais reste paraplégique. En outrage ultime, son ami Husson (M. Piccoli) lui révèle l’activité secrète de sa femme. La figure de tyran du rêve, apparaît à la fin comme maître déchu, châtré, impuissant et humilié. Et c’est au moment où Pierre se lève comme miraculé de son fauteuil roulant que le spectateur comprend que la rêverie de Séverine ne vient que seulement de prendre fin! Ils viennent tout juste d’arriver chez eux où les menait le fiacre dans la première scène. Tout se remet en place.

Séverine a rêvé d’un rêve éveillé. Le premier temps du rêve fait de cet homme tendre un maître, tandis que la suite montre la déchéance dans laquelle elle l’entraine avec son propre corps. Mise en scène renversante. À la version initiale du symptôme « femme frigide » se substitue la version « homme impuissant », en quoi le rêve répond à la concession initiale qu’elle lui fait (dans le fiacre avant le rêve) comme caution à céder sur son désir. La structure du rêve révèle la nécessaire écriture du non-rapport sexuel au principe du symptôme.

« Situer la question du désir, pour la femme, c’est interroger l’hystérique. Ce que l’hystérique veut […] c’est un maître. C’est tout à fait clair. C’est même au point qu’il faut se poser la question si ce n’est pas de là qu’est partie l’invention du maître. […] Elle veut que l’autre soit un maître, qu’il sache beaucoup de chose, mais tout de même pas qu’il en sache assez pour ne pas croire que c’est elle qui est le prix suprême de tout son savoir. Autrement dit, elle veut un maître sur lequel elle règne. Elle règne, et il ne gouverne pas ».[2]

La concession faite à la version frigidité recouvrant le non-rapport sexuel confère à la rêveuse un pouvoir dans le savoir maître châtré. Ainsi, Belle de jour, double rêvé de Séverine, est aussi le nom de cette part de jouissance féminine, supplémentaire, ignorée à elle-même dans laquelle, si elle le trompe, c’est avec lui-même. Jouissance du rien, de l’insatisfaction, jouissance de la rêverie où elle est seule, Autre à elle-même et où il ne saurait la rejoindre. Le maître, c’est cette jouissance.

[1] Ce texte fait suite à la projection organisée sous l’égide du bureau nantais de l’ACF-VLB, le 10 janvier 2018 par Remi Lestien (psychanalyste membre de l’ECF) et le Cinéma Bonne Garde.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991, p.150

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