Décider le désir – le titre de cette table – voilà précisément ce que le névrosé échoue à réaliser[1]. Que ce soit sous la forme de l’insatisfaction dans l’hystérie, de l’impossible pour l’obsessionnel, ou de la menace de disparition dans la phobie, le désir est pour le névrosé toujours marqué par un moins. Si le désir s’accompagne d’un non, la pulsion est toujours un oui, elle se satisfait toujours. D’où la question, formulée par Jacques-Alain Miller, de savoir « […] si le désir peut ou non se faire équivalent à la pulsion, et pour cela on peut se poser la question de ce qu’est la volonté de jouissance après la fin de l’analyse ; c’est-à-dire, à un moment où le désir, décidé, pourrait à la fin de l’analyse, équivaloir à la volonté de jouissance ». [2]
À la fin du Séminaire XI, Lacan formule ceci : « […] après le repérage du sujet par rapport à a, l’expérience du fantasme fondamental devient la pulsion. Que devient alors celui qui a passé par l’expérience de ce rapport opaque à l’origine, à la pulsion ? Comment un sujet qui a traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion ? »[3] Lacan conclut cette ultime leçon du Séminaire XI par l’affirmation que « Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir. Là seulement peut surgir la signification d’un amour sans limite, parce qu’il est hors des limites de la loi, où seulement il peut vivre. »[4]
Le repérage du sujet par rapport à l’objet a lui permet de se réaliser comme sujet. Si nous nous rapportons au développement de Lacan dans « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », ceci implique pour le sujet d’accéder, au-delà des idéaux de la personne, à ce qu’il a été comme objet a pour l’Autre dans son érection d’être vivant, dans sa venue au monde. C’est ainsi, nous dit Lacan, « […] que le sujet est appelé à renaître pour savoir s’il veut ce qu’il désire… »[5] Lacan ajoute que « C’est là un champ où le sujet, de sa personne a surtout à payer pour la rançon de son désir ».[6] Le désir a donc à être racheté, mais de ce que nous avons été comme objet libidinal. Nous voyons ainsi qu’il ne faut pas attendre le dernier Lacan pour trouver dans son enseignement comme résultat de la fin de l’analyse une articulation entre marque de jouissance et désir.
Isoler la différence absolue équivaut dans une analyse à isoler la cause du désir comme rencontre contingente avec la singularité de jouissance. Cette rencontre en psychanalyse nous l’appelons trauma. Jacques-Alain Miller précise que la différence absolue ne se lie à aucune pureté et qu’elle s’articule à ce que Lacan n’hésitait pas à appeler la saloperie[7]. De ce dont il s’agit, dès lors, c’est de pouvoir isoler la saloperie de chacun comme cause du désir. C’est pourquoi Jacques-Alain Miller souligne que l’aphorisme de Lacan, l’interprétation vise la cause du désir, veut dire que l’interprétation vise la jouissance[8].
Le désir décidé dans une analyse est le désir d’approcher la jouissance. Jacques-Alain Miller affirme que « Tout ce qu’on arrive à cerner et à nommer du désir, c’est une jouissance. A la place du Que veux-tu ? comme réponse on obtient essentiellement Ici il y a la jouissance […] ».[9] Si nous mettons l’accent sur la possibilité de renoncer à la jouissance, il est impossible de renoncer à une éthique du sacrifice phallique à l’Autre. Cependant, la perspective ouverte par Lacan dans son dernier enseignement en dévoilant le fait que l’Autre véritable est le corps, et non le langage, passant ainsi du plan ontologique au plan ontique, permet de penser la dimension de la jouissance impossible à négativer et de « […] libérer l’accès à la jouissance comme impossible à négativer, que le sujet ne soit plus contraint de voler de la jouissance à la dérobée, si je puis dire, qu’il n’en soit plus séparé, mais qu’il puisse avec elle passer, si je puis dire , une nouvelle alliance ».[10]
Il ne s’agit donc pas d’une ascèse pour atteindre la vertu. Il s’agit d’une nouvelle alliance avec la pulsion, avec la jouissance impossible à négativer, étant entendu que l’Autre de la jouissance c’est le corps. Un corps marqué d’une contingence de jouissance impossible à barrer, avec laquelle il est seulement possible de se réconcilier. C’est pourquoi la finalité d’une analyse est de retraumatiser le sujet pour que le désir en vienne à prendre sa force de jouissance comme cause. Ceci suppose la traversée de l’objet imaginaire du fantasme à l’objet réel pulsionnel, pour accéder à un symptôme sans conflit. À un « je suis ça ». À la contingence qui cesse de ne pas s’écrire, à mon sinthome.
Produire la différence absolue est ce qui peut permettre une nouvelle alliance avec la jouissance. Lorsque Lacan parle d’un « amour sans limites » il nous renvoie à un amour pour le réel sans loi. Pouvoir dire mieux ce réel sans loi serait le sinthome. Dans « L’étourdit », Lacan énonce que « […] le jugement de même, jusqu’au dernier, reste fantasme, et pour le dire, ne touche au réel qu’à perdre toute signification. De tout cela, il saura se faire une conduite ».[11]
Consentir au sinthome permet un jugement qui ne soit pas fantasme, parce que le sinthome annule la distinction entre symptôme et fantasme et permet une nouvelle alliance avec la jouissance.
Cette nouvelle alliance avec la jouissance est celle qui permet au névrosé de cesser de s’offrir, comme dans le christianisme, en tant qu’objet sacrificiel de la complétude de l’Autre. Elle est très différente de la solution élucidée par Jacques-Alain Miller à propos du phénomène djihadiste, où l’alliance, sans passer par la sublimation, s’établit entre l’identification et la pulsion.[12] Au contraire, une nouvelle alliance avec la jouissance, comme résultat d’une analyse, suppose de penser la possibilité d’une jouissance qui n’ignore pas la castration, mais dégagée de l’hypothèque du fantasme.
Le fantasme est la thérapeutique du trauma et il est le support du désir, mais d’un désir équivalent à la répétition. Jacques-Alain Miller indique dans son cours Du symptôme au fantasme et retour ce qui suit : « […] Ce que Lacan nomme la voie du désir n’est pas autre chose que la voie de la jouissance, là où elle se différencie du plaisir, c’est-à-dire là où elle excède le fantasme ».[13]
La voie du désir implique alors un au-delà, ou il serait peut-être plus approprié de dire un en deçà du fantasme. Il s’agit d’une relation avec l’origine, avec la pulsion. Pour Lacan le problème du névrosé ne se situe pas au niveau de la jouissance, ce qu’il appelle « couleur de vie », mais au niveau de l’hypothèque, qui suppose que la pulsion croit trouver dans le fantasme son objet.
Traduit de l’espagnol par Jean-François Lebrun
[1] Intervention lors d’une table ronde intitulée « Décider le désir » aux XVIIe Journées de la Revue la Escuela lacaniana de Psicoanalisis à Barcelone les 24 et 25 novembre 2018
[2] Miller, J.A., « Del amor a la muerte », en Conferencias porteñas. Tomo 2. Buenos Aires, Paidós, 2009, p. 62.
[3] Lacan, J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, pp.245-246.
[4] Ibid., p. 248.
[5] Lacan, J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 682.
[6] Ibid., p. 683.
[7] Miller, J. A., « Choses de finesse en psychanalyse », [2008-2009], L’Orientation lacanienne, enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 19 novembre 08.
[8] Ibid., leçon du 26 novembre 08.
[9] Ibid., leçon du 11 février 09.
[10] Ibid., leçon du 1er avril 09.
[11] Lacan, J., « L’étourdit », Autres écrits , Paris, Seuil, 2003, p.487.
[12] Miller, J. A., « En direction de l’adolescence », Après l’enfance, Collection la petite girafe, n° 4, Paris, Navarin/ Le Champ Freudien, 2015.
[13] Miller, J. A., « Du symptôme au fantasme et retour » [1982-1983], L’Orientation lacanienne, enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris VIII.