De la longue tradition philosophique s’intéressant aux passions, Lacan en isole trois : l’amour, la haine et l’ignorance. La dernière est celle qui connaît le moins de résonnances dans les études psychanalytiques, tant les deux autres font grand bruit dans la vie des parlêtres. Pourtant, dès son Séminaire sur Les Écrits techniques de Freud, Lacan constate qu’on « néglige » l’ignorance, bien qu’elle soit aussi « fondamentale » [1] que les deux autres.
Il n’aura de cesse, dans ses écrits des années cinquante, de pointer la part jouée par l’ignorance dans les malheurs de notre Histoire – à entendre dans ses deux sens, de subjective et de civilisation. Si Lacan n’évoque pas cette passion à tout-va, il la nomme néanmoins quand la question des conséquences se pose, qu’elles relèvent des champs de l’Histoire ou de la cure. Aussi qualifie-t-il l’ignorance de « crasse » [2] ou d’« indécrottable » [3] – et, la désignant ainsi, il vise le sujet qui se complaît dans sa position de je n’en veux rien savoir, qui y reste passionné, aveuglé.
En indiquant qu’elle est « une voie où l’être se forme » [4], Lacan fait entendre à son lectorat que l’ignorance participe de l’être du sujet et, par conséquent, qu’elle est à prendre en compte dans le maniement du transfert, au même titre que ses sœurs. C’est ainsi qu’en 1954, il révèle qu’un des devoirs de l’analyste est qu’il « ne doit pas méconnaître ce que j’appellerai le pouvoir d’accession à l’être de la dimension de l’ignorance » [5]. Lacan met ainsi l’ignorance, sous son aspect de méconnaissance, aussi bien du côté du sujet que de celui de l’analyste – face à un auditoire qui compte nombre d’analystes, l’interpellation est saisissante. S’en déduit un engagement de l’analyste, en tant que, dans la conduite de la cure, il « doit l’engager [l’analysant] dans une opération dialectique, non pas lui dire qu’il se trompe puisqu’il est forcément dans l’erreur, mais lui montrer qu’il parle mal, c’est-à-dire qu’il parle sans savoir, comme un ignorant, car ce sont les voies de son erreur qui comptent » [6].
Dans son introduction en 1968 à la revue de son École, Lacan fait de Scilicet un « Tu peux savoir » [7], orientant le signifiant scilicet sur son acception de « à savoir » plutôt que sur celle du « bien entendu ». Et il y adresse d’emblée son propre échec au lecteur : « j’ai échoué à rompre le mauvais charme qui s’exerce de l’ordre en vigueur dans les Sociétés psychanalytiques existantes, sur la pratique de la psychanalyse et sur sa production théorique, l’une de l’autre solidaires » [8]. Le mauvais charme est cet autre nom de l’ignorance qui s’érige derrière des dogmes, lesquels peuvent concerner une durée fixe des séances. Le tu peux savoir vise le désenvoutement. Faisons un rapprochement anachronique [9] des locutions je n’en veux rien savoir et tu peux savoir. Remarquons ainsi qu’elles s’opposent presque terme à terme : au je de l’une s’objecte le tu de l’autre – ce qui inscrit l’importance d’une adresse et marque l’énonciation –, d’un côté le vouloir négativé et de l’autre le pouvoir positivé – ouvrant à la possibilité de –, tandis que le savoir se délie du rien. Se désensorceler de la passion de l’ignorance se paie du prix de l’énonciation, ce que Lacan met en acte dans cette introduction où il tire les conséquences des voies de son erreur.
Cette entreprise, il la poursuit en ouverture de son Séminaire Encore : « je me suis aperçu que ce qui constituait mon cheminement était de l’ordre du je n’en veux rien savoir » [10]. Il fait de cette énonciation, marquée d’avoir pris en compte ses erreurs, le moteur de son Séminaire, c’est-à-dire un enseignement qui ne méconnaît pas la passion d’ignorance. Ce qui fait que sa position à son Séminaire est tout à fait différente de celle d’un professeur : « à votre égard je ne puis être ici qu’en position d’analysant de mon je n’en veux rien savoir » [11], seule possibilité d’enseignement de la psychanalyse.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 298.
[2] Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 489.
[3] Lacan J., « Mise en question du psychanalyste », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), Ornicar ? hors-série. Lacan Redivivus, Paris, Navarin, 2021, p. 101.
[4] Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, op. cit., p. 358.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 306.
[6] Ibid.
[7] Lacan J., « Introduction de Scilicet au titre de la revue de l’École freudienne de Paris », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 283.
[8] Ibid., p. 283.
[9] Anachronique en ce que tu peux savoir (1968) est écrit formellement quatre années avant je n’en veux rien savoir (1972). Cependant, cette dernière formule avait déjà quelques prémices dès 1962 dans l’enseignement de Lacan, comme lorsqu’il indique qu’« il y a quelque chose dont il [le sujet aussi bien que l’Autre] ne veut rien savoir » (Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 21 mars 1962, inédit) ou dans le fait qu’il apostrophe la science en indiquant qu’il s’agit pour elle de « ne rien vouloir en savoir » (Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 8 décembre 1965, inédit).
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 9.
[11] Ibid.