La Dame de chez Maxim de Georges Feydeau ou Le désir « démasqué [1] »
Bernadette Colombel
La Dame de chez Maxim[2] de Georges Feydeau est étonnamment contemporaine malgré les cent-vingt années qui séparent la présente représentation de la première en 1899 [3]. Entièrement basée sur le quiproquo, elle est un prototype du désir qui ne cesse de circuler, dans un jeu de cache-cache de l’objet leurre du désir par rapport auquel chacun se positionne.
La pièce commence ainsi : on cherche le maître de maison, le docteur Petypon. En fait, il est en train de dormir sous le canapé. Quand il se réveille, complètement amnésique sur ce qu’il a fait la veille au soir, son ami Mongicourt doit lui rappeler que, le soir précédent, il est passé par chez Maxim. La présence d’une femme dans son lit, La Môme Crevette, est l’indice d’une incartade dont il ne se souvient pas. Voulant cacher à son épouse ce à quoi il a pu se livrer, il demande à la Môme de partir ; elle s’y oppose tant que ses conditions ne seront pas satisfaites. Aussi La Môme est présente tout au long de la pièce, tirant toutes les ficelles, tantôt se cachant afin de n’être pas découverte par l’épouse de Monsieur Petypon, tantôt se glissant sans vergogne dans la tromperie selon laquelle elle est Madame Petypon. Quant à Monsieur Petypon, même s’il subit les mystifications de la Dame de chez Maxim, il ne la dément pas tant il souhaite dissimuler son méfait à son épouse. La pièce de Feydeau est basée sur un ensemble de malentendus selon lesquels La Môme est considérée comme l’épouse du docteur Petypon, alors que l’officielle madame Petypon n’est pas identifiée comme telle. Tout dans la pièce concourt à cacher, à Madame Petypon et à la bonne société, l’écart à la morale de Monsieur Petypon.
La Môme personnifie l’objet qui attrape le désir : elle est toujours là, mais toujours cachée tantôt sous des étoffes, tantôt sous de fausses identités. Si elle a révélé à Monsieur Petypon quelque chose de son désir, cet homme n’en a aucun souvenir et cherche à effacer ce qui a pu surgir à son insu. Aussi, s’ingénie-t-il à faire disparaître la preuve de l’émergence de ce désir, en la personne de La Môme, mais la présence constante de cette dernière symbolise son impossible effacement. Si le désir a surpris Monsieur Petypon qui semble ne rien vouloir savoir de ce qui a pu se révéler à lui, Madame Petypon, la « vieille toupie » comme l’appelle Le Général, oncle de Monsieur Petypon, est dans un modus vivendi, éloigné d’elle-même, où le désir refoulé ne semble pas faire effraction. La metteure en scène, Zabou Breitman, a représenté ce trait par un habillement gris, strict, et une coiffure surélevée, d’un autre temps, qui viennent présentifier une barrière infranchissable face au désir. Madame Petypon est toujours placée dans une situation où elle pourrait démasquer l’objet de perturbation que son mari veut lui cacher, mais elle trouve toujours une explication pour ne pas y être confrontée. Ainsi, s’étonnant de découvrir dans le bureau de son mari une robe qui est celle déposée par La Môme, elle imagine qu’il s’agit de celle que devait lui livrer sa couturière. Que la couleur de la robe soit trop claire, qu’à cela ne tienne : cela répond au choix de l’artisane qui décide pour elle [4] ! À un autre moment, elle reçoit sans interrogation un message émis par La Môme, cachée sous les draps du lit nuptial, comme venant de l’Ange Gabriel, selon lequel elle doit se rendre Place de la Concorde pour être fécondée par une parole. Non seulement, cette voix qui sort de sa chambre à coucher ne lui fait pas énigme, mais elle se l’approprie comme voix céleste, désincarnée. Quant au Général et à un jeune Duc apparaissant plus tard dans la pièce, ils sont réceptifs à ce que La Môme peut susciter sur le plan du désir. Le Général annonce ouvertement son attrait pour celle-ci, laissant entendre que si elle n’était pas sa nièce, il pourrait lui faire quelques avances. À la fin de la pièce quand la vraie identité de La Môme est découverte, il sera content de l’emmener avec lui en Afrique, lieu imaginarisé du hors-norme. Quant au jeune Duc, il se laisse séduire par La Môme Crevette qu’il croit être Madame Petypon et est fier d’être l’amant d’une femme du monde, rappelant que la crainte de sa mère fut qu’il ne tombât dans les bras d’une femme de mauvaise vie ! Sa méprise sur l’identité de La Môme suscite un ensemble de situations délicieuses où il ne trouve jamais celle qu’il cherche, puisqu’il se rend chez la vraie dame Petypon : l’objet après lequel il court lui échappe constamment.
Quant à la bonne société, représentée par un certain nombre de femmes qui participent à une fête organisée par le Général en l’honneur du futur mariage d’une nièce adoptée, elle est éblouie par celle qui vient de Paris, la soi-disante épouse du docteur Petypon. La Môme représente une femme libérée, objet de leur envie. Même si le désir de ces femmes est interpelé, c’est dans une position d’aliénation à se conformer à ce qui est valorisé qu’elles y répondent : elles adoptent les extravagances de La Môme. S’en suivent des scènes hilarantes : voulant se conformer au « bon ton » parisien, les Dames se ridiculisent en s’exclamant « C’est pas mon père ! », et en levant la jambe en l’air tout comme le fait La Môme [5]. Z. Breitman a souligné la dissonance de cette « bonne société » féminine en la personnifiant non seulement par des acteurs féminins mais aussi masculins déguisés en femmes, reprenant ainsi la confusion des identités qui préside dans la pièce.
Le ballet parfaitement orchestré des arrivées et des départs des personnages concourt à un jeu de cache-cache, notamment entre La Môme et Madame Petypon. Il faut cacher la première quand survient la seconde, alors que, celle-ci disparaissant de la scène, La Môme surgit du lit ou de derrière les rideaux. Quand les deux femmes se retrouvent ensemble, c’est un jeu langagier de non-dits qui permet que perdure la confusion des identités ; le quiproquo sert à voiler la véritable nature de l’objet. Ainsi le valet assimile La Môme à l’épouse du Général, alors que ce dernier considère que La Môme est Madame Petypon [6]. Quand se présente la vraie Madame Petypon, Le Général la prend pour « une folle », ignorant qu’elle est l’épouse de son neveu. Dans la scène 16 de l’acte III, Madame Petypon prend La Môme pour sa tante, la femme du Général, alors que ce dernier considère la même comme l’épouse de son neveu. Cette confusion est possible grâce au fait que ne sont pas dits les mots qui distingueraient les protagonistes. Sur un mode erroné, chacun pallie l’absence de signifiants identificatoires, en s’appuyant sur les coïncidences.
Le spectateur est interpelé dans ce jeu où la mystification est toujours à un point limite de bascule selon laquelle la cachotterie pourrait être dévoilée alors qu’elle perdure. Il jubile, comme l’affirmait Clotilde Leguil [7]. Il est personnellement intéressé par ce désir qui ne cesse de circuler [8]. Comme le faisait remarquer Philippe Benichou, ce désir est « indestructible [9] » malgré les vains efforts répétés de Monsieur Petypon qui voudrait qu’il n’eût pas émergé, et le refoulement de Madame Petypon. En en faisant un enjeu de la pièce, Feydeau « démasque » le désir, et traite avec ironie les circonvolutions inventées par l’humain pour tenter de négocier avec celui-ci.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière, 2013, p. 488.
[2] La Dame de chez Maxim de Georges Feydeau, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris, mis en scène par Zabou Breitman, du 10 septembre au 31 décembre 2019. Dans le cadre de l’Envers de Paris, débat entre Zabou Breitman, Clotilde Leguil, psychanalyste, membre de l’ECF et Philippe Benichou, psychanalyste, membre de l’ECF sur le thème de Feydeau et la psychanalyse le 27 octobre 2019.
[3] Cette pièce a été jouée pour la première fois le 17 janvier 1899 au Théâtre des Nouveautés.
[4] Georges Feydeau, La Dame de chez Maxim, acte I, scène 5.
[5] Ibid., acte II, scène 8.
[6] Ibid., acte III, scène 7.
[7] Leguil C., au cours du débat Feydeau et la psychanalyse, op. cit.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit.
[9] Benichou P., au cours du débat Feydeau et la psychanalyse, op. cit.