Le 25 septembre dernier, L’Envers de Paris et l’ACF Île-de-France clôturaient la série « La psychiatrie, aujourd’hui et demain. Quelle place pour la psychanalyse ? ». Ce projet consistait d’abord en quatre conversations adressées à un public large et varié. Durant une année, nous avons eu la chance de pouvoir déplier, dans le détail, un volet précis touchant différents problèmes que la psychiatrie de terrain pose aujourd’hui à la psychanalyse d’orientation lacanienne.
Les thèmes explorés furent : « Psychanalyse et psychiatrie : état des lieux » [1] ; « Les lieux de soins de la psychiatrie : rupture ou continuité ? » [2] ; « Psychiatrie et Justice, à la lumière de la Psychanalyse » [3] ; et enfin, « Entre psychiatrie et neurosciences : quel avenir pour le diagnostic ? » [4]
Par la suite, nous avons aussi souhaité nous intéresser à la pédopsychiatrie et au moment qu’elle traverse actuellement. Ainsi, nous avons conclu ce cycle avec une cinquième conversation : « Psychanalyse et pédopsychiatrie : questions et variété de réponses » [5].
L’ensemble des travaux donnant corps à cette série seront publiés dans la revue Horizon no 64/Confluents no 74, à paraître prochainement. En guise d’avant-goût, voici l’intervention d’Angèle Terrier.
Beatriz Gonzalez-Renou, directrice de L’Envers de Paris.
Xavier Gommichon, délégué régional de l’ACF-IdF
_____________________________________________
D’un désir non anonyme
Angèle Terrier
Comment travailler dans un intersecteur de pédopsychiatrie en y accueillant un par un les enfants et leurs familles selon une éthique à rebours des logiques actuelles en politique de santé mentale ?
La politique de l’institution
Je travaille comme psychologue dans le service de pédopsychiatre du nord des Hauts-de-Seine. Il s’agit d’un intersecteur qui couvre 5 communes et qui dispose de plusieurs unités de soins et d’accueil [6]. J’interviens au sein d’un CMP et d’un CATTP pour enfants entre 6 et 11 ans. Voici 15 ans j’arrivais dans ce service. A l’époque la plupart des médecins responsables de ces unités y exerçaient, et ce, depuis sa création dans les années 70/80. Ils défendaient une politique de service traversée par une conception disons humaniste des soins. Ils orientaient la pratique des équipes et avaient su tisser des liens avec les élus des communes et les partenaires locaux [7]. Peu étaient analystes mais la psychanalyse avait compté dans leurs parcours ; l’école anglaise était la référence dominante. Les grands courants qui ont marqué le développement de l’intersecteur sont, comme dans beaucoup d’autres, la psychiatrie désaliéniste et la psychothérapie institutionnelle. Inventer des unités de soins et des dispositifs sur mesure pour aller à la rencontre des familles en grande difficulté dans des communes touchées par une précarité de plus en plus marquée est resté jusqu’à présent une constante dans les projets de ce service.
Je me suis vite aperçue que le partage de la clinique était la voie d’un travail en commun possible dans ce service composé de professionnels de formations analytiques diverses et variées, où l’orientation lacanienne n’avait pas bonne presse.
Actuellement les médecins qui ont fondé le service l’ont quitté, et dans un renouvellement quasi-instantané – sans transition ni transmission d’expérience pour la plupart – des jeunes médecins sont arrivés. Seul le chef de pôle est à l’intervalle entre les anciennes et les nouvelles générations de médecins. Les psychologues, dont plusieurs se forment dans le Champ freudien, sont donc en position d’assurer la continuité dans des équipes beaucoup moins stables qu’il y a quelques années. La fonction du psychologue comporte depuis la création du service un volet clinique et un volet institutionnel. Les psychologues sont à la fois consultants (ils prennent les consultations en première intention au même titre que les médecins), ils sont aussi psychothérapeutes et peuvent également superviser des groupes thérapeutiques. Ils assurent d’autre part une fonction institutionnelle avec les médecins sur l’organisation des soins dans les unités et sur la politique du CMP : réflexion sur le dispositif de traitement de la liste d’attente, conception et mise en place des groupes thérapeutiques, travail sur les liens avec les partenaires, etc.
La politique des soins
Petit à petit, le rouleau compresseur de l’évaluation et de ses procédures administratives s’est mis en marche. La préoccupation pour le diagnostic s’est imposée à différents niveaux : création d’unité diagnostic et dépistage de l’autisme dans les hôpitaux universitaires, nouvelles formes de questionnement des parents sur le diagnostic de leur enfant, mise en place du dossier informatique du patient avec obligation de rentrer un diagnostic pour que les actes soient comptabilisés par l’administration, recommandations et bonnes pratiques imposées par l’ARS.
De plus, la loi de 2005 créant dans chaque département une Maison Départementale des Personnes Handicapées a marqué un tournant : tout enfant en difficulté d’insertion à l’école, qu’il soit agité, surdoué, inhibé, autiste, ou autre, a sa place à l’école en échange d’une reconnaissance de handicap par la MDPH. Dans les consultations, il faut désormais faire avec ce signifiant « handicap » qui tombe sur les familles, faire face aux lourdeurs administratives que cela impose et repositionner la question du soin et celle de la demande, c’est-à-dire la dimension du sujet, dans la manière d’aborder ces situations.
La liste d’attente est depuis bien longtemps une préoccupation constante des CMP sans réelle perspective de solution, dû aux restrictions budgétaires. Les demandes de consultations ne cessent de s’accroître et le manque de places en hôpital de jour mais aussi dans les groupes thérapeutiques et les autres unités de soins du service rend longue et aléatoire la mise en route des prises en charge eu égard aux problématiques des enfants. D’autre part, l’orientation des enfants en très grande difficulté (psychose infantile, autisme) vers le médico-social, et l’adresse de plus en répandue vers les hôpitaux généraux pour des bilans neuro-pédiatriques est la pente actuelle ; effet de la logique de la disparition en cours de la psychiatrie et des nouvelles formes de demandes parentales prises dans le malaise contemporain.
Pragmatique de l’orientation lacanienne
Alors, comment avoir une pratique clinique soutenue d’une position éthique dans un tel contexte ?
Quelques temps après mon arrivée dans le service, imprégnée de mon expérience clinique auprès des tout-petits avec Yasmine Grasser au CPCT de la rue de Chabrol, je proposais à l’équipe du CMP d’ouvrir un créneau spécifique pour répondre aux demandes concernant les très jeunes enfants, et où les familles pourraient venir sans délai d’attente. Cette initiative, évidemment incomparable avec l’expérience de la rue de Chabrol, s’est avérée pertinente aussi bien d’un point de vue clinique qu’institutionnel. D’abord cela offrait une réponse, pour les enfants les plus jeunes, à l’épineux problème de la liste d’attente. Ensuite, l’accueil à plusieurs permet une modalité de rencontre directe et vivante avec ces familles dont la demande est souvent d’abord portée par des partenaires tels que : travailleurs sociaux, écoles, PMI, etc. Ces parents se trouvant en grande difficulté pour parler de leurs enfants. Partant du constat que beaucoup de familles arrivaient au CMP avec de très jeunes enfants souffrants, dans des situations de précarité, souvent avec des parcours d’immigration complexes et traumatiques, sans pouvoir énoncer ce qui les amenait à consulter, j’ai démarré cet accueil parents-enfants avec l’assistante sociale du CMP (qui était tout comme moi fraichement arrivée dans le service), une orthophoniste et une psychomotricienne. Et s’y est vérifié qu’accueillir ce que l’enfant amène spontanément dans la rencontre avec les soignants mais aussi avec les autres enfants présents permet de tisser un lien transférentiel avec lui et sa famille dans une offre souple, portée par un désir non anonyme. Actuellement ce dispositif d’accueil existe toujours, le désir d’y travailler circulant dans l’équipe ; tous les psychologues du CMP ont à un moment donné travaillé sur cet accueil avec d’autres corps de métier et il a toujours été soutenu par les médecins. C’est aussi un lieu de découverte et de formation pour les professionnels qui arrivent au CMP, y compris les internes en médecine, car cette pratique permet de partager la clinique dans les échanges sur ce que nous enseignent ces familles, de mesurer ensemble les effets de ces rencontres et d’organiser la mise en place des soins nécessaires.
Dans les demandes de consultations, il arrive assez souvent que des parents soient poussés à prendre rendez-vous à cause de l’impasse où ils se trouvent dans leurs relations avec l’institution scolaire. Il est parfois insupportable pour des parents d’avoir à faire une démarche de soin pour leur enfant là où ils sont convaincus que c’est l’institution scolaire qui défaille. Soulignons d’autre part que l’école s’autorise parfois à poser des diagnostics, ce qui n’est pas sans poser problème. J’ai le souvenir d’un père très persécuté par une directrice d’école et une psychologue scolaire, car elles insistaient (avec certes de très bonnes raisons) pour que son fils soit maintenu en grande section de maternelle et s’opposaient à son passage en CP. Le père avait accepté de venir au CMP, acculé par la demande de l’école, mais répétait sans cesse que son fils était « normal » et que personne ne l’empêcherait de passer en CP. J’appris aussi que les travailleurs sociaux qui suivaient la famille cherchaient à orienter l’enfant vers un centre de dépistage de l’autisme, ce à quoi je n’ai pas souscrit, au soulagement de la famille. Le petit garçon, quant à lui, répétait en boucle des bouts de phrases sur l’impossible circulation des voitures qu’il manipulait. Il y avait urgence à intervenir en tenant compte du point d’insupportable de cet homme qui risquait de le conduire à un passage à l’acte, lui qui avait déjà eu affaire aux forces de l’ordre à plusieurs reprises. Prendre son parti en reconnaissant son droit, puisque la loi l’autorisait, l’apaisa aussitôt et il consenti à ce que des soins pour son enfant se mettent en place dans notre service. Ce fût le point de départ d’un lien durable avec cette famille en grande difficulté d’insertion sociale et d’une accroche importante de ce petit garçon dans les espaces thérapeutiques proposés. J’ai aussi en mémoire une mère qui demandait que son fils collégien, au bord de l’exclusion, soit placé en famille d’accueil afin qu’il réussisse sa scolarité là où elle ne pouvait l’aider car elle ne savait ni lire ni écrire le français. Depuis tout petit cet enfant lui posait problème, il était violent à l’école et il lui évoquait sans cesse la violence conjugale qu’elle avait connu avec son père. Les travailleurs sociaux refusaient d’accéder à sa demande pour soi-disant ne pas entériner le rejet dont l’adolescent était l’objet au moment où sa mère allait accoucher d’une petite fille. En entretien, le garçon dénonçait la préférence de sa mère pour les filles. Faire un signalement en demandant le placement immédiat du garçon fût la décision que j’ai prise suite à un entretien où le garçon m’a fait part des coups qu’il avait reçus de sa mère et où lui-même cherchait protection. Le garçon fût placé et je pus continuer de le recevoir, ainsi que sa mère (ce qui n’est pas toujours le cas après des placements). Ces quelques exemples esquissés rapidement montrent qu’accuser réception du point d’impasse que connaît une famille et se positionner auprès des partenaires pour faire valoir une orientation qui mise non pas sur le sens mais sur le réel en jeu, a une efficacité qui permet la mise en place de soins pour un enfant.
Il y a quelques années j’ai participé avec quelques collègues à la création d’un CATTP pour enfants scolarisés en primaire. Les enfants maintenus à l’école de manière précaire, ayant parfois déjà changé d’école à plusieurs reprises, sont orientés vers le CATTP par un consultant du service. Nous y accueillons aussi des enfants intégrés en ULIS (Unité localisée pour l’inclusion scolaire). Cette petite unité a été conçue sous forme d’un accueil avec des ateliers pour faciliter la rencontre et se déroule sur un temps donné, une année scolaire en général. Il s’agit d’une clinique de la psychose infantile chez des enfants présentant des phénomènes d’intrusion du réel assez massifs, passés parfois inaperçus et étiquetés « troubles du comportement ». Ces enfants, exclus de partout, mais aussi leurs parents ont bien souvent affaire à un Autre méchant pris dans un parcours difficile depuis que l’enfant est tout petit. L’accueil des enfants un par un, sans aucune volonté éducative et dans un cadre très souple, et le travail d’entretiens avec les parents permettent de tisser un lien avec eux à partir des effets de la parole. Cet espace est un refuge pour ces enfants mais aussi une base d’opération où ils peuvent traiter leurs points d’insupportables dans la rencontre avec les soignants. Un temps de reprise clinique a lieu après chaque accueil, des temps institutionnels d’élaboration se tiennent avec un médecin retraité, pilier du service, qui a participé au projet d’ouverture du CATTP et une supervision clinique a pu se mettre en place avec une psychanalyste-psychologue d’orientation lacanienne.
Voici en quelques mots les contours de la marge de manœuvre que je trouve pour proposer et soutenir aujourd’hui une pratique clinique d’orientation lacanienne dans un service de santé publique.
[1] Avec les interventions de Guy Briole, Jean-Daniel Matet, Sophie Gayard, psychanalystes membres de l’ECF et de l’AMP, Clément Fromentin, psychiatre et membre de l’Envers de Paris. 1ère Conversation, 10 octobre 2018.
[2] Avec les interventions de Fabien Grasser, Pierre-Ludovic Lavoine, Pierre Sidon, psychiatres et psychanalystes membres de l’ECF et de l’AMP. 2ème Conversation, 25 novembre 2018.
[3] Avec les interventions de Marie-Laure de Rohan Chabot, Juge d’application de peines, Sylvie Moysan, Juge des libertés et de la détention, Francesca Biagi-Chai, Xavier Gommichon, psychiatres, psychanalystes membres de l’ECF et de l’AMP. 3ème Conversation, 14 février 2019
[4] Avec les interventions de Patrick Landman, psychiatre, psychanalyste membre de l’Espace analytique, Éric Laurent, psychanalyste membre de l’ECF et de l’AMP. 4ème Conversation, 17 avril 2019
[5] Avec les interventions de Ligia Gorini, psychiatre, Angèle Terrier, psychologue, toutes deux psychanalystes membres de l’ECF et de l’AMP, Janis Gailis, psychiatrie, membre de L’Envers de Paris. 5ème Conversation, 25 septembre 2019.
[6] Unités parents-bébés, CATTP petite enfance, CATTP pour enfants d’âges primaire, Unités de soins et accueil pour adolescents, nombreux groupes thérapeutiques intersectoriels
[7] PMI, ASE, PJJ, éducation nationale