Focus

Taquiner la girafe

Dès la première Journée de l’Institut de l’Enfant-UPJL, en 2011, nous avons sollicité pour nos affiches et autre matériel, grâce à Gaëlle Prosperi notre graphiste, des dessinateurs (trices) de bandes dessinées formé(e)s à l’EESI (École européenne supérieure de l’image) d’Angoulême. Cette année, Natacha Sicaud a bien voulu s’affronter à ce challenge d’illustrer notre thème « Interpréter l’enfant ». C’est elle qui, après quelques essais, nous a proposé un « visuel » basé sur le jeu du taquin : voilà qui nous allait comme un gant ! Et nous sommes partis sur cette idée, avec l’appoint d’une petite girafe, bien sûr, et de quelques monstres qui passaient par là.

Le jeu du taquin est une référence qui revient à plusieurs reprises dans l’enseignement de Lacan. Il est bien fait, avec sa « case vide », pour donner sur la place du manque dans la structure psychique une perspective dynamique. La production de cette place est en effet un enjeu majeur pour que le sujet-infans trouve à se loger : la case vide lui fait accueil, mais accueil mouvant, tel le train du petit Hans qui risque de l’embarquer. C’est ici la place du désir qui fait du sujet un sujet toujours déplacé. Cette extraction du sujet est l’un des enjeux de l’interprétation dans la cure avec un enfant : c’est une des fonctions que Jacques-Alain Miller lui assigne dans son texte d’orientation de la Journée.

Mais par ailleurs, la petite girafe et les petits monstres sont là pour rappeler que cette place est à tout moment disputée par les objets qui se bousculent pour jouer leur partie – objets partiels et partiaux qui n’en font qu’à leur tête ! Là, plus question de la sécurité d’une place symbolique, même itinérante, c’est la bousculade, chacun veut des miettes du gâteau… et c’est en imposteur qu’apparaîtra qui voudrait y mettre de l’ordre. Une voie s’ébauche pourtant : que le sujet vienne soutenir sa position face à ces bouts de jouissance. Se faire boulotter, se faire chier, se faire jeter, se faire voir, se faire entendre : toutes occurrences de la pulsion à monter sur la scène des cures d’enfants, autant d’occasions à saisir par l’analyste pour accompagner ptitom dans ces tours et ces détours. Trois petits tours, ou plus, et l’objet se détache pour aller se faire façonner ailleurs, créant ici un lieu vide qui pourra se nouer au manque du sujet qui parle.

Très tôt, avec Mélanie Klein, avec Anna Freud également, le jeu de l’enfant est apparu comme l’effectuation de la somme de ces deux processus – distribution des places, insurrection des objets – donnant déjà l’idée très précise d’un inconscient « en acte ». Lacan lui aussi interprète l’enfant dans son commentaire du rêve de la petite Anna Freud, qui noue ensemble l’objet marqué par l’interdit de l’Autre – « flan, fraise, grosse fraise » – et le sujet Anna pris dans la série. Nous en prenons de la graine pour saisir comment c’est l’initiative de l’analyste qui fait exister cet inconscient pour l’enfant. Interpréter l’enfant, nous pouvons donc ici l’entendre comme le pas dans l’inconnu que fait un analyste pour susciter chez un enfant un goût pour l’effet de castration inclus dans la série des signifiants pris au sérieux et un appétit nouveau pour le plus-de-jouir, le sien, reste de l’objet pulsionnel perdu.

Qu’est-ce qui l’y autorise ? Rien d’autre que ce qu’il sait du symptôme, de par son analyse : étrange chimère faite de signifiants en souffrance et de jouissance en peine d’être perdue, valeur sûre « qui n’attend pas l’âge des années » !

Ce jour-là, le 21 mars 2015, des invités viendront converser avec nous sur ce que l’enfant du siècle peut attendre d’un analyste, des collègues feront part de moments-clefs où, dans une cure, ça interprète ; d’autres encore mettront en valeur les initiatives qui, soudain, permettent à un intervenant d’entendre ce que dit un enfant ou à un enfant d’expérimenter d’autres usages du monde, des autres, et fondamentalement de la langue et de la lettre.

La Journée, comme les précédentes, se construit à partir des propositions que la commission d’organisation reçoit[1]. Work in progress autour du Comité d’initiative de l’Institut de l’Enfant et de Claudine Valette-Damase, Laurent Dupont et Bruno de Halleux, responsables de la Journée.

[1] Les propositions d’interventions sont attendues pour le 22 décembre au plus tard. 5000 signes, espaces compris. Tous les renseignements sont sur le blog : http://jie2015.wordpress.com

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Il manquera toujours un portrait

Au moment de constituer le dossier pour cheminer vers les Journées 44, une idée s’est imposée à nous : constituer une galerie. Une association immédiate persista tout au long de la mise en série des tableaux maternels, une idée qui ne nous a pas quittés, mais que nous n’avons pas mise en exergue car elle était en filigrane dans notre réflexion, il s’agit du livre Portrait de femme de Henry James. De toute évidence, ce magnifique ouvrage écrit en 1881 n’est pas le dessin d'une mère... Il s’agit de la tentative d’écrire la complexité d’une femme : Isabelle Archer dont « les profondeurs secrètes de [son] âme étaient un lieu peu fréquenté, dont les communications avec la surface étaient interceptées par des forces multiples et capricieuses »[1].

Un constat simple nous permet de tisser un lien entre Portrait de femme et notre collection de mères: la quantité infinie d’adjectifs utilisés par H. James pour saisir l’insaisissable chez Isabelle : jolie, intéressante, généreuse, étrangère, intelligente, pédante, curieuse, naïve, fraîche, ardente, cruelle... La liste se poursuit. Une longue série de termes qui tente de rendre compte de l’être de cette femme-là. Mais en un instant elle change, se nuance ou s’accentue et parfois se contredit, ce qui fait d’elle une énigme, et d’abord pour elle-même. Plus de six cents pages ne suffisent pas à l’écrivain, si talentueux soit-il, dans l’écriture dudit portrait psychologique pour la dire toute. Il aura toujours une nuance à apporter pour rendre tangible la singularité de femme d’Isabelle Archer dans le rapport amoureux, dans ses confusions et dans sa quête.

Une mère étant une femme, nous pouvons, à l’instar de H. James, noircir des pages et des pages d’adjectifs pour nommer ce qui échappe de l’être mère. Peut-on faire une liste exhaustive des mères ? La nomination d’une mère saisit-elle son être ? Mère angoissée, mère aimante, mère déprimée, mère courageuse, mère envahissante, mère douce, mère bizarre, mère bavarde, mère muette… Pourquoi autant d’adjectifs ? Que viennent-ils nommer ? C’est parce que les mères sont des femmes qu’elles sont à nommer une par une. Autant de noms de mères que de noms de femmes, pas forcément le même, et toujours partiel. Pas de liste exhaustive. Les dires cueillis tant sur le divan que sur la scène du monde en témoignent : « Ah… ma mère… c’est quelque chose ma mère... ». Ce « quelque chose » semble se cristalliser dans l’aperçu d’une contradiction, d’une zone d’ombre… Une « zone peu fréquentée » pour s’exprimer avec les mots de H. James.

Les adjectifs que nous avions épinglés dans lalangue et qui nomment les mille et une mères – pour emprunter un des titres du Blog des Journées – témoignent des différentes manières d’essayer de cerner ce qui échappe de la mère à chaque fois que le sujet essaie de la nommer. La liste des noms des mères est illimitée et le dessin que nous pouvons dépeindre, toujours pas-tout.

Voici la raison pour laquelle Portrait de Femme de H. James a été notre toile de fond. En listant les noms de mère, peut-être avons nous pensé pouvoir réunir la mère et la femme dans un même tableau. Les articles publiés nous ont démontré que chacun des auteurs a épinglé, avec tact, un détail, à la recherche d’un bien-dire sur une mère.

Chaque adjectif accolé au mot « mère » tente de toucher ce qui lui échappe. Voici ce qui donne son caractère infini à cette liste de mères. Car l’une à peine cernée, une autre apparaît avec sa couleur à elle, son style, sa trace particulière ; et parfois est-ce la même. Ce qui nous amène à la conclusion qu’il manquera toujours un portrait et nous pouvons nous demander en empruntant les mots de Ralph intrigué par la présence d’Isabelle : « Qui est cette créature rare ? »[2], « Ralph devait découvrir par lui-même ce qu’il voulait savoir. »[3]

Ce qui éveille plus encore le désir de s’acheminer au Palais de Congrès les 15 et le 16 novembre.

[1] James H., Portrait de Femme, Paris, 10/18, Éditions Liana Levi,1995, p. 43. [2] Ibid., p. 52. [3] Ibid., p. 53.

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Le malentendu de la mère

S’appuyant sur des références empruntées à la littérature, Philippe Lacadée parcourt le chemin du discours analytique quant à la relation mère-enfant, qui conduit Lacan à énoncer, à partir d’un retour aux Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, que « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel » et à mettre l’accent sur le discord.

Nous ferons ici quelques remarques à propos de « la conversation sacrée entre la mère et l’enfant » pour révéler les impasses de l’harmonie préétablie et donner tout son poids à ce que Lacan appelle : « le malentendu de naissance ». Balzac et Michelet trouvent ici résonance dans cet énoncé d’Éric Laurent : « la conversation sacrée de la mère et de l’enfant est suffisamment fascinante pour que l’on n’oublie pas que la mère est le nom de ce qui, comme Dieu, n’existe pas – la femme »[1]. Voilà pourquoi la jouissance reste une question insidieuse dans le malaise de la civilisation.

Dans l’œuvre de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, Renée de l’Estorade explique dans sa lettre n° 31 à son amie Louise de Macumer la jouissance d’être mère : « Le petit monstre a pris mon sein et a tété : voilà le Fiat Lux ! J’ai soudain été mère. Voilà le bonheur, une joie ineffable, quoiqu’elle n’aille pas sans douleurs. Oh, ma belle jalouse, combien tu apprécieras un plaisir qui n’est qu’entre moi, l’enfant et Dieu… Les mondes doivent se rattacher à Dieu comme un enfant se rattache à toutes les fibres de sa mère : Dieu, c’est un grand cœur de mère… On comprend ce que fait l’enfant comme si Dieu vous écrivait des caractères en lettres de feu dans l’espace et dans le corps. Il n’y a plus rien dans le monde qui vous intéresse. Le père ? On le tuerait s’il s’avisait d’éveiller l’enfant. On est à soi seule le monde pour cet enfant, comme l’enfant est le monde pour vous […] Oh, Louise, il n’y a pas de caresses d’amant qui puissent valoir celles de ces petites mains roses qui se promènent si doucement… il a ri, ma chère. Ce rire, ce regard, cette morsure, ce cri, ces quatre jouissances sont infinies »[2].

Quant à Michelet, dans De nos fils, il s’interroge sur le fait de savoir « si la mère et l’enfant sont un être ou deux. On peut en douter ». Du côté de l’enfant, il nous dit qu’il est « de fond en comble constitué de sa substance. En elle il a sa vraie nature, son état le plus doux de béatitude profonde, de paradis. C’est bien là qu’il est Dieu ». Du côté de la mère, « c’est une puissance énorme. L’adorable petit cœur de l’enfant est plein d’elle. Si jamais sur terre il y eut une religion, c’est bien ici et à un tel degré que rien, rien de pareil ne reviendra jamais. Elle ne peut pas s’en défendre, ce n’est pas sa faute. Elle est Dieu !… C’est énorme, excessif, mais qu’y faire ? C’est notre salut. Nous commençons par là, par une idolâtrie, un profond fétichisme de la femme. Et par elle nous atteignons le monde »[3].

Nous proposons ici d’examiner les idées reçues selon laquelle la mère et l’enfant ne font qu’un dans la satisfaction des besoins, nous les examinerons comme liées à ce qu’il n’y a pas d’Autre ni de discord. Freud nous a révélé, dans les Trois essais sur la théorie sexuelle que la première demande, demande orale, est fondée sur autre chose que la simple satisfaction de la faim ; elle est demande sexuelle, « elle est dans son fond cannibalisme et le cannibalisme a un sens sexuel »[4].

Se nourrir, a rappelé Lacan dans le Séminaire Le transfert, « est lié pour l’homme au bon vouloir de l’Autre […] ce n’est pas seulement du pain du bon vouloir de l’Autre que le sujet primitif a à se nourrir, mais bel et bien du corps de celui qui le nourrit. Car il faut bien appeler les choses par leur nom : la relation sexuelle. C’est ce par quoi la relation à l’Autre débouche dans une union des corps. Et l’union la plus radicale est celle de l’absorption originelle, où pointe l’horizon du cannibalisme, qui caractérise la phase orale pour ce qu’elle est dans la théorie analytique »[5]. C’est d’ailleurs ce que révèle, à son insu, l’impasse de la théorie de l’amour dit primaire – le primary love – modèle de la voracité réciproque du couple mère-enfant qu’Alice Balint a décrit dans son article « Amour pour la mère et amour maternel ». Dans cet article Alice Balint explique que la relation mère-enfant est basée sur le fait que la mère, comme telle, satisfait à tous les besoins de l’enfant, ce qui, selon cette théorie, serait structural dans la situation de l’enfant : « L’amour pour son rejeton a exactement le même caractère d’harmonie préétablie sur le plan primitif du besoin. »[6] C’est ce que Lacan dénonça dans sa conclusion au Congrès sur l’enfance aliénée : « la psychanalyse bâcle avec du folklore un fantasme postiche, celui de l’harmonie logée dans l’habitat maternel »[7]. Qu’il y ait harmonie entre la mère et l’enfant, tel est le fantasme des psychanalystes d’enfants, alors que nous avons vu comment l’Autre et les « petits malentendus avec le réel » – pour reprendre l’heureuse expression de l’écrivain portugais Fernando Pessoa – apportent, de structure, discord à cette harmonie. A. Balint a construit le mythe du primary love et celui du genital love, autour de la relation mère-enfant. L’objet est là défini comme pur objet complémentaire, comme objet de totale satisfaction. Mais Lacan, dans son Séminaire Les écrits techniques de Freud, a noté combien cette théorie développe ses propres impasses dont la première se trouve au cœur même du texte d’A. Balint – lorsqu’elle affirme que l’amour mère-enfant peut conduire cette dernière, « capable de se faire avorter pour se nourrir de l’objet de gestation », à manger son propre enfant. Ce point de discordance dans l’amour maternel dit « primaire », révèle que, de fait, l’horizon de l’union la plus radicale est plutôt de l’ordre de la jouissance, c’est-à-dire de l’absorption originelle, voire du cannibalisme, que ce soit du côté de l’enfant ou du côté de la mère – « lorsqu’il n’y a plus rien à se mettre sous la dent, on mange son petit »[8]. Pour Lacan, le fait qu’à partir de cette théorie du primary love ait pu surgir ce qu’il a appelé l’« initiative du sujet » et « l’aperception de l’existence ou de la réalité du partenaire » fait énigme et constitue la deuxième impasse. Comment A. Balint pouvait-elle passer du primary love au genital love qui signait l’accès à la réalité de l’Autre comme sujet ? Quel était l’élément capable d’introduire, dans le système clos sur lui-même de l’amour, l’idée ou la reconnaissance de l’Autre ? La réponse de A. Balint, pour Lacan fut simple : « Tout cela ne va pas de soi. Pour Balint, ça tient au donné. C’est comme ça parce qu’un adulte, c’est beaucoup plus compliqué qu’un enfant. »[9] D’avoir rendu évident comment l’Autre était déjà là pour le sujet, Lacan situera l’enjeu de la psychanalyse de l’enfant autour de l’avènement d’un corps, celui que l’enfant a, et de l’événement de corps qu’est le symptôme pour cet enfant-là. De là peut s’interroger, avec l’analyste pour partenaire, comment cet enfant répond à sa place dans la constellation familiale afin d’en extraire la jouissance incluse – point d’où il sera enfin mis à sa question, celle dont il aura la chance d’être responsable de la part insaisissable de lui-même que sa mère voilait non sans jouir de son malentendu.

[1] Laurent É., « De la société des Femmes », postface à Wright N., Madame Klein, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1991, p. 125. [2] Balzac (de) H., Mémoires de deux jeunes mariées, (1841-1842), cité dans Knibiehler Y. et Fouquet C., L’histoire des mères du Moyen-âge à nos jours, Paris, Editions Montalba, 1980, p. 185. [3] Michelet J., Nos fils (1869), cité dans L’histoire des mères du Moyen-âge à nos jours, op. cit., p. 175. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 243. [5] Lacan J., ibid. [6] Lacan J., Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 235. [7] Lacan J., «Allocution sur les psychoses de l’enfant», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 367. [8] Ibid., p. 235. [9] Ibid., p. 238.

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Un amour impur ?

En juin, nous avons demandé aux membres du comité de pilotage et du comité scientifique des 44es Journées une contribution originale, en leur proposant de piocher dans une longue liste de mères « typifiées » pour l’occasion.

Nous faisions le pari que les responsabilités actuelles dans l’organisation des J44 faisaient de nos interlocuteurs de véritables catalyseurs du thème. L’Hebdo-Blog a souhaité recueillir cette matière sensible tamisée par le style de chacun. Que nous apprirent-ils ? Avec la mère du don, à partir du film Mildred Pierce, Hélène Bonnaud mit d’emblée la focale sur le ravage, qui se distingue ici d’un défaut d’amour. Le dit « amour maternel » réalisé jusqu’à son comble peut être pourvoyeur de dégâts. En isolant la position sacrificielle d’une mère, nous apprenons que ce qui est sacrifié ici, c’est la femme dans la mère. D’emblée, ce premier texte permit d’opacifier la figure de la mère toxique que Camilo Ramirez mit en question dans son texte paru dernièrement. Car, en chaque mère, existe une zone inquiétante qui peut rapidement confiner à une « diabolisation psychologisante de l’être mère ». Ainsi éclairée, l’inexorable « faute maternelle » glisse du côté d’une faute d’entendement : « faute d’entendre la femme derrière la mère ».

Examiner la nature de l’amour maternel à partir du lien à l’objet-enfant en confrontant ce lien avec ce qui se produit dans la passion ou dans le deuil, permet de nuancer l’imaginaire de pureté d’un primary Love, pour lui préférer l’accent du désir, impur de structure ; c’est ce que démontra Aurélie Pfauwadel. Quid de cette « impureté » du désir, enserrée dans l’ombre du péché originel, quand il est aujourd’hui possible pour les mères modernes d’être « enceintes de la science », soit d’avoir une maternité sans sexualité, à l’instar de la Vierge Marie ? C’est ce qu’interrogea pour nous Damien Guyonnet.

Au fond, cette impureté, sous de multiples formes, court dans tous les textes.

Car n’est-ce pas cette impureté encore, dans le texte de Daniel Roy, qui vient se glisser entre les gestes de la mère et le corps pulsionnel de l’enfant ? Faisant ainsi de la mère « la première séductrice » de l’enfant, comme le souligna scandaleusement Freud en son temps. Se pourrait-il que par l’émoi qu’elle suscite à son corps défendant, la mère reste nimbée d’une puissance et d’un reproche éternels, ces gestes furent-ils ceux qui ouvrirent la possibilité d’un monde au corps de l’enfant ?

Nous sommes aujourd’hui à quelques jours des 44es Journées de l’École de la Cause freudienne, et nul doute que ces questions gagneront encore en acuité, en complexité, en opacité, pour tendre vers une élucidation. Avant cet événement attendu, LHebdo-Blog vous convie à venir découvrir, lundi prochain, le texte de Christiane Alberti, Directrice des Journées, qui viendra ponctuer ces portraits, et qui sait, les interpréter ?

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Être mère toxique ?

Dans le portait en forme de question qu’il a choisi, Camilo Ramirez met à jour les leviers de la « diabolisation psychologisante de l’être mère ». En nous rappelant qu’il est plus facile de diaboliser la mère que d’entendre la femme qui est derrière, ce texte touche à un idéal particulièrement sensible. 

J’ai été frappé d’innombrables fois, au cours de ma pratique clinique institutionnelle, par la façon dont certaines mères se trouvent stigmatisées par des adjectifs implacables lors des échanges au sein des équipes psy. De la mère folle à la perverse, en passant par la capricieuse et la dévoratrice, toute une gamme sémantique se déplie pour désigner cette zone inquiétante chez les mères, venant éveiller chez ceux qui les écoutent ces passions de l’âme les moins nobles que certains courants analytiques qualifient de contre-transférentielles. Parmi ces nominations, il y a en une qui trône, sans doute par sa capacité de véhiculer cet insupportable rencontré dans la pratique : la mère toxique. Naïf celui qui oserait contester l’existence des figures maternelles terribles, coriaces, inflexibles, ravageantes, sans limites. Ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt de soulever une question à propos de la façon dont cette zone inquiétante de la maternité reste incomprise et se trouve, à défaut d’une orientation, malmenée dans la clinique.

Une sorcière analytique

Bien que le signifiant « toxique » ne soit pas l’apanage des psys, employé à tire larigot par les intervenants les plus variés, son origine n’est sans doute pas indépendante du sort réservé aux mères dans certains recoins de l’histoire du mouvement analytique. La mère toxique est un dérivé de la vulgarisation de la dichotomie bonne/mauvaise mère. Il s’agit d’un terme qui émerge après une longue chaine de signifiants venant désigner la mère intrusive, fusionnelle, n’en faisant qu’à sa tête, pouvant dire une chose et son contraire, et tenir avec certitude des propos les plus insensés sur son enfant. C’est aussi la mère toute-puissante, la mère voulant exercer son emprise, au-delà de l’enfant, sur ses interlocuteurs et l’institution tout entière. C’est la mère à qui l’on attribue une volonté de tenir le gouvernail coûte que coûte et qui fait disjoncter tous ceux qui ont à faire à elle. Celle qui n’écoute rien ni personne, laissant ceux qu’elle trouve sur son chemin dans une intolérable impuissance.

Ce qui m’intéresse est de montrer combien se situer dans cette perspective nous conduit inéluctablement à une diabolisation psychologisante de l’être mère. La rencontre avec ces figures de la mère, faute de repères permettant de saisir qui parle et d’où ça s’énonce quand elle se prononce sur sa progéniture, provoque une angoisse qui, à défaut d’être élucidée, devient hostilité, rejet. Cela aboutit à une impasse dans laquelle les équipes s’épuisent voulant lever des digues pour résister à ce raz-de-marée qu’est une mère lorsqu’elle est assimilée à une pure incarnation du mal : celle qui résiste à la séparation, à l’avancée de la cure, aux progrès subjectifs de son enfant, inondant chacun de ses mauvais objets. Il me semble que c’est notamment dans la clinique des psychoses et du passage à l’acte que nous rencontrons cet os, soit un réel inamovible chez la mère pouvant montrer les visages les plus variés, mais suscitant toujours un impossible à supporter.

Avec ou contre

J’ai eu l’occasion de constater la pertinence des nombreux outils propres à l’orientation lacanienne permettant de faire un pas de côté par rapport à cette impasse. Certes, il y a aussi chez Lacan une redoutable galerie maternelle allant du crocodile à Médée via la mère qui refuse tout assujettissement à la loi. Il importe de bien contextualiser ces références importantes pour ne pas les mettre au service de la stigmatisation de l’être mère. Les avancées de Lacan les plus précieuses pour la pratique se situent au-delà de l’Œdipe autour du dédoublement mère/femme. Mon idée est que certains courants analytiques s’égarent en la diabolisant, faute de pouvoir entendre la femme derrière la mère qui parle. La rencontre avec l’opacité de la jouissance féminine chez une mère, dans ce qu’elle a de plus étrange, de plus déboussolant, éveille un point d’angoisse venant ouvrir l’imaginaire fantasmatique de l’interlocuteur et de façon plus large celui de l’institution. Ainsi, les adjectifs les plus péjoratifs venant désigner l’être de la mère nomment de façon morale et surmoïque le dark continent en lui attribuant une volonté et une mauvaise foi des plus sombres.

Par exemple, lorsqu’une mère tient des propos qui nous semblent fous, il peut s’avérer précieux de faire la part entre folie féminine et effets de la forclusion : la part entre des propos d’une mère se disant prête-à-tout, venant faire résonner l’océan de l’illimité féminin, et ceux d’une autre venant indiquer la certitude délirante avec laquelle elle parle, imperturbable, de cet objet non séparé qu’est son enfant. Prendre acte de ces distinctions n’est pas sans conséquences : cela permet de s’orienter plutôt que de juger, dénoncer, accabler l’être d’une mère. Nombreuses sont les vignettes qui permettraient d’illustrer combien il est mille fois plus riche, plus productif, de travailler avec ces dimensions propres à l’être mère plutôt que contre.

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La mère séductrice

À la lumière d'un rêve d'analysante, Daniel Roy revisite les avancées de Freud sur la thèse qui fit scandale à l'époque, relative à la mère « première séductrice ». Freud s'appuie sur les soins et la tendresse maternels. D. Roy met en exergue l'impact du dire maternel sur le corps de l'enfant, là où s'origine véritablement la rencontre avec la substance jouissante. C'est son hypothèse.

Elle a fait un rêve étrange. Elle voit sa grand-mère – maternelle – allongée nue sur le sol, qui lui demande de faire sa toilette. Celle-ci se tourne et retourne de façon à être lavée à tous les endroits du corps. Elle redoute et attend le moment où il elle va lui demander de lui laver les parties intimes. Elle ne voit pas ce moment-là dans le rêve, mais sait qu’il a lieu.

De fait, quelqu’un vient, depuis peu, faire la toilette de sa grand-mère. Depuis peu également, sa mère est venue habiter chez sa propre mère. Elle dit : « J’ai peur que ma mère meure avant ma grand-mère et que se soit moi qui doive alors m’en occuper ». Lors de la séance précédente, elle a parlé de son nouveau compagnon, qui vient d’emménager chez elle. Elle s’inquiète de la disparité de leur rapport « au sexe ». Lui vient alors une phrase de sa mère, à propos du père : « il avait tout le temps envie de faire l’amour avec moi », phrase qu’elle met en lien avec son exigence auprès des hommes, qu’elle exprime ainsi « j’ai de gros besoins sexuels ». Les propos rapportés du père jettent une lumière crue sur le rapport qu’il y aurait eu entre cet homme et cette femme, fixé par la disparition tragique du père dans son enfance. La voilà ainsi, par un dire de la mère, assignée à faire exister ce rapport dans sa vie, contrainte qui a eu sur elle des effets à chaque fois délétères. La rencontre avec le nouveau compagnon a voilé en partie cette contrainte qui porte « sur le sexe » par une intensification de la demande d’amour à lui adressée, ce qui permet un assouplissement certain de la défense face aux motions inconscientes. Le rêve s’inscrit dans ce mouvement-là.

Ce rêve, dans son contenu manifeste, se présente comme l’image inversée de la thèse freudienne qui fit scandale en son temps, et toujours : la mère « première séductrice » des Trois essais sur la théorie sexuelle[1] ! Pour être plus exact, la « séductrice » arrivera plus tard sous la plume de Freud. Dans son troisième essai « Les métamorphoses de la puberté », publié en 1905, voici comment il présente les choses : « Le commerce de l’enfant avec la personne qui le soigne est pour lui une source continuelle d’excitation sexuelle et de satisfaction partant des zones érogènes, d’autant plus que cette dernière – qui, en définitive, est en règle générale la mère – fait don à l’enfant de sentiments issus de sa propre vie sexuelle, le caresse, l’embrasse et le berce, et le prend tout à fait clairement comme le substitut d’un objet sexuel à part entière »[2]. Quelques lignes plus loin, il engage la mère à « s’épargner tous les reproches qu’elle est susceptible de se faire » à ce propos, car « elle ne fait que remplir son devoir lorsqu’elle apprend à l’enfant à aimer (…) et à réaliser dans son existence tout ce à quoi la pulsion pousse l’individu ». Où l’on voit que Freud, bien loin de vouloir culpabiliser les mères, comme il se dit, les engagent plutôt à « comprendre mieux la haute importance des pulsions dans l’ensemble de la vie psychique ». Il va s’agir de toute autre chose quand il sera question des reproches que la fille peut faire à la mère : apparaît alors, du côté des analysantes, la figure de la mère « séductrice », initiatrice sexuelle pour la fille. Voici comment Freud aborde ce point en 1931 dans son article « Sur la sexualité féminine »[3] : « Parmi les motions passives de la phase phallique, une se détache : la fille accuse régulièrement la mère de séduction parce qu’elle a ressenti ses premières ou en tout cas ses plus fortes sensations génitales lors de la toilette ou lors des soins corporels entrepris par la mère (ou la personne chargée des enfants qui la représente) ». Enfin, en 1932, il poursuit, dans sa cinquième conférence sur « La féminité » : « On retrouve dans la préhistoire préœdipienne des petites filles le fantasme de séduction, mais la séductrice est régulièrement la mère. Dans ce cas toutefois, le fantasme touche le sol de la réalité car c’est réellement la mère qui, lors des soins corporels donnés à l’enfant, a dû provoquer et peut-être même éveiller d’abord des sensations de plaisir sur les organes génitaux »[4].

Comment situer aujourd’hui ces dires de Freud ? La première occurrence de 1905 met l’accent sur la place de l’enfant pour une femme, place d’objet sur lequel se conjoignent amour, désir et jouissance – ces trois termes issus de l’enseignement de Lacan diffractant le « sexuel » freudien. Les signes de l’amour qu’une mère porte à son enfant s’inscrivent pour lui en terme de satisfaction pulsionnelle, en lien avec le désir de l’Autre (« la propre vie sexuelle » de la mère). Cette liaison, contingente, qui s’opère dans ces premières rencontres apparaît alors à Freud comme ouvrant la voie pour le sujet à « devenir un être humain capable », qui n’aura pas à s’effrayer, à prévenir ou à invalider dans sa vie « tout ce à quoi la pulsion pousse l’individu ». Les deux occurrences ultérieures constituent un changement de perspective tout à fait sensible. Là où Freud soulignait dans « les marques de tendresse maternelle » les conditions d’une réalisation possiblement harmonieuse de la jouissance sexuelle dans l’existence du sujet, dans les textes sur la féminité, il insiste sur le surgissement entre la mère et la fille d’une jouissance en excès, dysharmonique dans les dires du sujet, prenant forme de plainte et sans doute d’accusation vis-à-vis de la mère. Ce point est fortement indiqué dans le texte freudien par son insistance sur la dimension « réelle » de la séduction maternelle. Retenons donc de ce rapide parcours qu’il y a quelque chose dans la pulsion sexuelle qui ne convient pas et que la mère, parce que c’est elle qui, par ses soins et sa tendresse, « éveille la pulsion sexuelle », est celle qui sera considérée, en particulier par la fille, comme responsable de cette dysharmonie. On peut donc ici considérer que ce sont les femmes en analyse qui permettent d’avancer sur cette question de la place de la mère comme « séductrice », dans la mesure où chez les hommes, de façon régulière, cette place est rendue opaque par la problématique phallique supposée constituer la zone où se traitent les enjeux de jouissance et de désir.

Revenons au rêve de notre analysante. S’y opère un double déplacement autour de cette question de séduction liée aux soins corporels : c’est la rêveuse qui est agent du soin ; c’est la grand-mère et non la mère qui est présente dans le rêve. La situation actuelle de la mère et de la grand-mère qui se soutiennent l’une l’autre, et les pensées de la rêveuse qui y sont afférentes, fournissent le matériel pour ces permutations. Le moteur libidinal est autre : il y a sa situation actuelle de couple qui est venue bousculer son économie habituelle, mais il y a surtout la phrase de la mère qui, certes, souligne la part d’identification au père dans sa conduite en ce domaine, mais surtout qui fait monter sur la scène la puissance de la parole de la mère, son impact dans sa vie ! Ainsi « dénudée », cette dimension de la parole maternelle qui, à la fois, dirait la vérité du désir et de la jouissance du père, et désignerait la vérité du désir et de la jouissance de l’analysante, est travaillée par le rêve. Ce sera ici notre hypothèse : dans ce rêve quelque chose a lieu, qui ne peut se voir, le moment de la toilette intime. À ce moment qui apparaît en creux dans la figurabilité du rêve, fait écho ce qui est en creux dans la parole de la mère. À ce qui ne peut se voir répond ce qui ne peut se dire, seul moyen de trouer, de décompléter la puissance du dire maternel.

N’est-ce pas la puissance de ce dit premier qui s’enregistre dans les dires des analysantes comme « séduction » de la mère ? N’est-ce pas dans le bain des paroles maternelles qu’a lieu sur le corps de l’enfant la rencontre de la substance signifiante et de la substance jouissante ? Dans le rêve, le corps objet de soins, exploré sous toutes les coutures, moins une, ainsi que le terme de « demande » qui figure dans son récit, font traces figurables de cette rencontre, dans le même temps où le blanc de ce qui ne peut se voir laisse intact un « mystère de la féminité » qui ne peut se dire. Ainsi, la mère séductrice du texte freudien est-elle le nom – au cœur d’une analyse – de ce double aspect de l’impact du dire de la mère : d’un côté marque indélébile, de l’autre énigme. Ça n’en est pas le dernier mot, puisqu’il reste à l’analysant(e) à se confronter à ce double impact et au fait que la voie pour l’issue n’est pas tracée à l’avance, mais chaque fois singulière. Notons pour finir que ce qui est désigné comme séduction (féminine ?) dans le monde repose sur ce double impact, en tant qu’une femme (un homme ?), entre autres, consent à s’en faire le support dans son dire : porteur de marques qui font échos de jouissance, creusé d’énigmes qui causent le désir.

[1] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987. [2] Freud S., ibid., p. 166. [3] Freud S., La vie sexuelle, Paris, PUF, 1992, p. 150. [4] Freud S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 162.

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Mère aimante

L’amour d’une mère peut prendre bien des couleurs. Que celui-ci soit une métaphore ou qu’il revête un caractère plus réel, la mère aimante prend d’abord son enfant comme objet. Le texte d’Aurélie Pfauwadel trace un sillon parmi les avatars du destin de la perte au cœur de l’être mère.

Le film Philomena de Stephen Frears, sorti en 2013, vient nous rappeler à quel point la maternité est histoire d’amour. Il relate la vie de Philomena Lee, une fille-mère irlandaise qui se voit arracher son jeune fils par les bonnes sœurs du couvent de Roscrea pour le faire adopter contre son gré. Philomena n’a depuis lors jamais cessé de le chercher – « J’ai pensé à lui tous les jours de ma vie » – et finira par retrouver sa trace, hélas trop tard, cinquante ans après.

Hélène Deutsch indique qu’en matière de complexe affectif maternel, on observe « autant de variantes que de mères »[1] : de l’amour infini, à l’indifférence, en passant par l’amour divisé ou empreint d’hostilité. On ne saurait, d’ailleurs, préjuger de manière normative de la valeur de cet amour, car un enfant peut aussi bien pâtir du défaut d’amour maternel que de son excès – et comme le rappelle Lacan, « On sait bien qu’à trop chérir un enfant, il y a plus d’un mode »[2]. La fameuse mère-crocodile est précisément celle qui aime tellement son produit qu’elle le menace de réintégration et par là de désintégration.

Une spécificité de l’amour maternel ?

Du point de vue de la psychanalyse, y a-t-il une spécificité de l’amour maternel – en ce qu’il peut se démontrer d’être absolu, inconditionnel, voire héroïque et sacrificiel ? Pour H. Deutsch, certains traits de l’amour maternel peuvent être observés ailleurs : « il existe une surestimation semblable de l’objet dans la passion amoureuse ; il y a dans le deuil une semblable éclipse de tous les autres intérêts de la vie ; il y a, chez les gens que tourmentent des sentiments de culpabilité, une semblable aptitude au sacrifice masochiste ; dans la mélancolie, nous trouvons une si forte identification avec autrui »[3]. Mais, pris tous ensemble, ces éléments composent le « complexe émotionnel de l’amour maternel » qui présente « quelque chose d’unique »[4].

Comment penser ce qu’aurait d’incomparable l’amour maternel sans tomber immédiatement dans l’idéalisation de cet amour, voire dans le fantasme d’une harmonie préétablie entre la mère et son enfant, ou le mythe d’un primary love à la Balint ? Il n’est pas indifférent que l’éclaircissement du concept d’objet en psychanalyse par Lacan soit allé de pair avec son élucidation des rapports mère-enfant. Tel est l’enjeu d’une théorie de la maternité en psychanalyse : elle emporte avec elle la conception qu’on se fait des rapports du sujet à l’objet – et inversement.

Ainsi que l’indique Jacques-Alain Miller, le geste principal de Lacan à cet égard a consisté à rappeler que la mère est une femme[5]. La question est donc de déterminer quel peut être le statut, pour un sujet féminin, de ses objets – en tant que le partenaire-enfant, pris ici dans sa dimension de partenaire amoureux, est un tenant lieu d’objet ?

Les circuits de l’amour maternel et son objet

Pour aborder les différentes formes que peut revêtir l’amour maternel, il convient donc d’examiner les divers modes de relation de la femme à son manque.

Selon cette optique, qui met en son centre la sexualité féminine, Lacan fait porter l’accent, dans la métaphore paternelle, sur le désir de la mère (DM) et non sur l’amour. La maternité est alors appréhendée selon une problématique phallique et œdipienne, en référence à la castration (-φ). Mais cette mère désirante est aussi une « puissance d’amour » : au-delà du comblement des besoins, la demande qui lui est adressée porte sur sa présence et son absence, et sur l’objet comme don symbolique, signe de l’amour[6]. La mère n’est pas seulement celle qui a mais aussi celle qui donne ce qu’elle n’a pas, son amour[7]. Par la métaphore de l’amour, la mère introduit l’enfant à l’Autre du signifiant, à la dimension de la parole et du désir, ainsi qu’à l’ordre de la culture et de la civilisation.

Dans ce cadre, Lacan précise que « Ce n’est pas tout à fait la même chose si l’enfant est par exemple la métaphore de son amour pour le père, ou s’il est la métonymie de son désir du phallus, qu’elle n’a pas et n’aura pas. »[8] À ce titre, l’enfant peut être l’objet d’un surinvestissement du narcissisme féminin, allant jusqu’à la surestimation fétichiste[9]. Là où H. Deutsch définit, de manière frappante, l’amour maternel comme « le plus altruiste amour de soi »[10], Lacan dévoila la manière dont l’amour maternel, comme dans toute relation amoureuse, masque la fonction de l’objet partiel, qu’il théorise comme objet petit a. Dans les années 1960[11], Lacan en vint à penser la formule de la maternité à partir du mathème du fantasme $ ◊ a, l’enfant ne venant plus à la place du phallus mais de l’objet a.

Ce n’est alors pas la même chose si l’enfant a pour la mère le statut d’objet cause du désir – part perdue, objet hors-corps auquel la mère aliène son désir car elle y a déposé ce qu’elle avait de plus précieux – ou si l’enfant vient en place d’objet réel ou « objet plus-de-jouir ». Dans le premier cas, la perte est constitutive de la maternité – et l’histoire de Philomena, par le redoublement répété de la perte, produit un effet de loupe sur cet aspect essentiel de l’amour maternel. Selon cette logique, l’enfant est pris comme partenaire érotomaniaque, dans la dialectique de l’amour, en un circuit qui comprend la dimension de l’Autre car l’enfant y est reconnu et aimé comme sujet de parole et de discours. À l’inverse, dans le second cas (à supposer que l’on puisse encore parler d’amour), l’enfant se voit traité comme un objet pulsionnel, partenaire de la jouissance Une maternelle.

« Mère aimante », on le voit, est un syntagme pour le moins équivoque…

[1] Deutsch H., La psychologie des femmes. Maternité, tome II, Paris, PUF, 1955, p. 256. [2] Lacan J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 749. [3] Deutsch H., op. cit., p. 276. [4] Ibid. [5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 26 janvier 1994, inédit [6] Cf. Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, op. cit., p. 690-691. [7] Cf. Miller J.-A., op. cit., leçon du 6 avril 1994, inédit : « La mère n’est pas seulement celle qui a. Elle a à être, au-delà de l’Autre tout puissant de la demande, l’Autre de la demande d’amour – celle qui n’a pas, celle qui donne ce qu’elle n’a pas et qui est son amour. » [8] Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 242. [9] Cf. Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard/folio, 1987, p. 59, note 1 ; « Pour introduire le narcissisme », (1914), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 95. [10] Deutsch H., op. cit., p. 277. [11] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant » (1967) & « Note sur l’enfant » (1969), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

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Marie n’a pas dit son dernier mot !

Être mère sur L'Hebdo-Blog, DU COMITÉ SCIENTIFIQUE DES JOURNÉES : C'est avec une longue liste non exhaustive de mères, « typifiées » pour la circonstance, – la mère soumise, la mère méfiante, la mère poule, la mère déprimée, la mère rigide, la mère folle, la mère angoissée, la mère aimante… – que le Cartel Dossier a invité les membres du comité de pilotage et du comité scientifique des Journées 44 à nous parler des mères, d'une mère, d'être mère. Semaine après semaine, vous découvrirez la façon dont chacun, chacune s'est saisi de cette proposition. Une série de tableaux hétéroclites et surprenants donneront au lecteur un aperçu de ce grand work in progress autour de la question « Être mère ».

« Le XXIe siècle sera religieux, ou ne sera pas », c’est ce qui a été retenu de la fameuse prédiction d’André Malraux, là où l’on sait qu’il a plus exactement dit « Le XXIe siècle sera mystique, ou ne sera pas ». Cependant, on n’a pas attendu notre époque pour avoir recours à ce que Philippe Sollers appelle la PSA, Procréation Spirituellement Assistée qui a donné naissance au fils de Dieu. Damien Guyonnet nous livre ici une réflexion qui illustre cette orientation et il est tout à fait passionnant de lire ce texte à la lumière de notre hyper modernité.

Récemment, le pape François annonçait devant un parterre de prêtres et de séminaristes : « Si on n’a pas une belle relation avec la Vierge, on a quelque chose d’orphelin dans son cœur »[1]. Pourquoi ce rappel urgent et nécessaire au culte rendu à Marie, déclaration d’amour qu’on aurait tôt fait de juger dépassée ? Et si, contre toute attente, le pape François était finalement très moderne ? Alors, Vierge Marie, mères du XXIe siècle, même combat ?

Une disjonction, deux constats

Si nous nous interrogeons sur l’articulation entre maternité et sexualité, telle qu’elle se présente au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, deux temps logiques semblent repérables. Avec la légalisation de la pilule en 1967 et la loi Veil du 17 janvier 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse, pour la première fois en France, une disjonction s’opère entre maternité et sexualité. Il est dorénavant possible pour une femme d’avoir une sexualité sans risque de maternité. Cette disjonction, nous la retrouvons également dans la logique de la procréation médicalement assistée (PMA), cette fois-ci de manière inversée : il est désormais possible de devenir mère sans sexualité.

Cette disjonction reprend, dans une certaine mesure, celle qui peut être effective entre la mère et la femme. Disons que cette dernière apparaît clairement maintenant, là où auparavant le statut de mère recouvrait largement celui de femme.

Retour sur Marie

Cette disjonction maternité/sexualité, versant « maternité sans sexualité », est également présente dans le récit de la naissance de Jésus, ce que nous rappelle la doctrine de la Conception Virginale (CV) selon laquelle Marie conçut le Christ par l’intervention du Saint-Esprit en restant vierge, ainsi que le dogme de l’Immaculée Conception (IM)[2] rappelant que Marie a été préservée du péché originel[3]. Ainsi enfants de la science, enfants de Marie, même combat, à la différence près, et de taille, que désormais, les analyses médicales et la diffusion des résultats sur internet ont supplanté l’ange Gabriel quant à l’annonce d’une possible maternité ! Ainsi, la CV et l’IM préfigurent en quelque sorte la PMA. Il n’y a pas besoin de rapport sexuel pour avoir un bébé. C’est désormais à deux instances que l’individu peut vouer une admiration toujours plus grande : la médecine présente au sein même de ses organes de reproduction, et la Sainte vierge logée au fond de son cœur.

Mystérieuse Sainte Anne

Cette dernière est représentée dans le célèbre tableau de Léonard de Vinci, La vierge, l’Enfant Jésus et Sainte Anne, exposé au musée du Louvre. Sont réunis dans une même scène la grand-mère, la mère et le fils, ainsi que l’agneau christique. Trois personnages donc, pour trois générations, avec cette particularité que les deux personnages féminins semblent étrangement n’en former qu’un dans une sorte de dédoublement. Autre division concernant Marie : elle est à la fois mère de Jésus de Nazareth et mère de Dieu (la Theotokos en grec, la Déipare en latin) ; « Sainte Marie, mère de Dieu,… », énonce la prière. Dès lors, comme le note Philippe Sollers : « du féminin engendre du féminin lequel engendre son principe causal… »[4]. Et nous pouvons étendre encore davantage la liste des enfantements de Marie, comme nous l’indique le Chant XXXIII du Paradis de Dante : « Vierge mère, fille de ton fils, humble et haute plus que créature, terme arrêté d’un éternel conseil […] »[5]. Et Sollers de conclure alors en toute logique : « C’est une proposition d’inceste réussi. »[6] Bref, nous l’aurons compris, tout cela reste miraculeux, échappant irrémédiablement à la science.

Vers une autre disjonction

Qu’aucune preuve n’existe des différents enfantements de Marie, de celle que nous osons définir, avec l’autorisation du Saint-Père, comme résolument moderne, est très enseignant pour nous. En effet, lorsque la maternité se passe de sexualité, plus rien n’est sûr. D’où le recours, concernant Marie, à la croyance, ainsi qu’au dogme. Pour toutes les autres mères, celles de la science, précisément celles qui ont recours à la gestation pour autrui (GPA), a lieu dès lors une petite révolution, comme le note Jacques-Alain Miller : puisque devenue incertaine, la maternité passe alors au statut de fiction légale, fiction qui, auparavant, était assignée au père[7].

C’est finalement à une dernière disjonction que nous parvenons, révélée là encore par Marie, celle existant entre « maternité » et « être mère ». Avec la GPA, la question de la maternité, autrefois associée à une réalité biologique, change de statut. On peut accéder au statut de mère sans avoir porté l’enfant, une sorte de déni inversé en somme, laissant apparaître finalement qu’« être mère » relève autant, voire plus, d’une fonction, que d’une réalité matérielle. Reste à celle souhaitant l’incarner à devenir en quelque sorte un modèle de cette fonction.

[1] Cf. l’article d’Élisabeth de Baudoüin « Pape François : Si tu ne veux pas de Marie comme mère, tu l’auras comme belle-mère !» (disponible sur internet). [2] Proclamé par Pie IX le 8 décembre 1854 (bulle Ineffabilis Deus). [3] Nous savons par contre que la question de sa virginité perpétuelle prête quant à elle à discussion. [4] Sollers P., Le Saint-Âne, Paris, Verdier, 2004, p. 27. [5] Dante, La Divine Comédie/Le Paradis (trad. Jacqueline Risset), Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 307. [6] Sollers P., op. cit., p. 35. [7] Cf. Jacques-Alain Miller lors du second Parlement d’UFORCA à Montpellier en mai 2011, inédit.

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Être mère sur L’Hebdo-Blog

C'est avec une longue liste non exhaustive de mères, « typifiées » pour la circonstance – la mère soumise, la mère méfiante, la mère poule, la mère déprimée, la mère rigide, la mère folle, la mère angoissée, la mère aimante… –, que le cartel Dossier a invité les membres du comité de pilotage et du comité scientifique des Journées 44 à nous parler des mères, d'une mère, d'être mère. Semaine après semaine, vous découvrirez la façon dont chacun s'est saisi de cette proposition. Une série de tableaux hétéroclites et surprenants donneront au lecteur un aperçu de ce grand work in progress autour de la question d’« Être mère ».

 

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Du comité scientifique des Journées : Un ravage mère-fille, Mildred et Veda Pierce

Hélène Bonnaud ouvre la série avec un texte qui épingle la manière dont l’amour d’une mère peut tourner à la haine. Texte saisissant qui donne envie d’en apprendre davantage sur ce drame passionnel.

 

Mildred Pierce est un film de Michael Curtis datant de 1945, dans lequel Joan Crawford prend sa revanche sur Bette Davis, celle-ci ayant refusé le rôle ! De ce film, tiré lui-même d’un roman de James M. Cain, a été produite une mini-série en 2011, dans laquelle Kate Winslet interprète la mère de façon remarquable. Je m’appuierai sur ces deux films pour extraire comment la folie ordinaire de la relation d’une mère avec sa fille conduit au crime.

Mildred est quittée par son mari et se retrouve seule à élever ses deux filles. Elle est issue de la middle class américaine dans le Los Angeles des années 30 et n’a jamais travaillé. Le départ de son mari l’oblige à trouver une solution. On voit alors comment une femme seule peut atteindre à une réussite professionnelle hors du commun en partant de la confection de délicieux gâteaux ! C’est l’ascension sociale telle que l’Amérique adore la montrer : volonté et ténacité sont les armes qui conduisent au rêve américain. Mais derrière ce tableau de la réussite, ce que l’histoire de Mildred révèle, c’est comment un amour maternel peut se transformer en haine rivale.

Le désir de Mildred est tourné vers sa fille aînée, Veda, qui est en quelque sorte une extension d’elle-même. Mildred voit en elle une fille idéalisée, douée pour le piano, jolie et intelligente. Elle fait tout pour subvenir à ses besoins et bien au-delà. Car elle veut que sa fille s’élève dans la société. Veda devient une petite peste envers sa mère. Une scène terrible tient lieu de moment de vérité. Alors que Mildred n’a trouvé, pour son premier travail, qu’un emploi de serveuse dans un restaurant, elle le cache à ses filles et fait bien attention de ranger son tablier de service sous des piles de draps. Lorsqu’elle le découvre, Veda a l’impudeur de le faire porter à leur servante, obligeant ainsi sa mère à découvrir l’objet qu’elle avait caché, l’objet de honte qu’elle avait dû porter et que sa fille prend un malin plaisir à lui mettre sous le nez. Veda veut humilier sa mère et la renvoyer à sa condition misérable, tandis qu’elle brille et réussit, sans le moindre geste de reconnaissance pour celle qui lui offre tout ce qu’elle a. Mildred aime passionnément sa fille et veut toujours le meilleur pour elle. Veda prend sans limite ce que sa mère lui donne. Elle le considère comme un dû. Elle réussit et devient une grande cantatrice. Elle a une voix de soprano colorature et, bientôt, elle obtiendra les plus grands contrats pour se produire dans toute l’Amérique. Mildred est fière de sa fille dont la réussite la comble bien davantage que la sienne, pourtant évidente. Mais la jeune fille est une peste et, telle une sangsue, elle dévore sa mère et exige toujours plus. Mildred paye. Sa dette envers sa fille semble sans limite. Mais c’est aussi une façon de ne pas la lâcher. Veda finit par partir et se fâcher avec elle. Cette rupture est très difficile pour Mildred qui fait tout pour la récupérer. Quand elle revient, elle ne voit pas que ce qui l’attire à la maison est le deuxième mari de Mildred, un play boy, aristocrate ruiné, très séduisant, qui lui aussi ruinera Mildred par ses dépenses fastueuses. Et Mildred sera doublement trompée. Veda va jusqu’à lui prendre cet homme comme si, dans cette rivalité qui la ronge, la haine avait gagné au point d’humilier sa mère en tant que femme.

Les dégâts de la position sacrificielle de Mildred envers sa fille sont manifestes. Quand elle occupe la place de l’idéal et que la mère projette sur elle tous les espoirs d’une réussite, lui donnant tout ce qu’elle veut, l’amour tourne à la haine. Pourquoi l’amour et la haine sont-ils si proches ? Ce sont des passions de l’être. De ces passions qui dévorent, et la haine a ceci de particulier qu’elle veut humilier l’autre, le détruire. Dans la relation mère-fille, on voit combien Veda lui prendra tout, jusqu’à l’homme qu’elle aime. La scène où Mildred découvre sa fille et son mari dans le même lit provoque un moment de folie. Elle tente de tuer Veda en l’étranglant. Le résultat atteint son but puisque Veda perd sa voix. Elle ne peut plus chanter. Ainsi, touchée dans ce qu’elle a de plus précieux, Veda est touchée au lieu même de ce qu’elle est devenue pour l’Autre, grâce à sa mère. Celle-ci lui arrache l’objet qui lui donne toute sa valeur, tout son attrait. Elle est alors réduite à sa propre perte, bien au-delà d’une castration, il s’agit du meurtre de la chose. Mildred lui a pris ce qu’elle lui avait donné de plus beau.

L’amour maternel produit la haine quand rien ne vient faire limite à ce qui s’appelle le don. Dans « L’étourdit », Lacan indique « qu’une fille attend plus de substance de sa mère que de son père »[1]. Cette substance, c’est la féminité. Ce qu’une fille attend de sa mère, c’est qu’elle lui donne le secret de sa féminité, et c’est ce qu’elle ne pourra jamais lui donner et aucun don ne pourra venir combler ce fait.

  [1] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 465.

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