L’esthétique n’est pas dénuée de sens politique

Le vendredi 14 octobre 2016 au Théâtre du REXY, ce fut une soirée connexion, autour d’un échange avec Mohamed El Khatib sur Finir en beauté, pièce en un acte de décès.

D’emblée nous sommes invités à nous asseoir sur scène, en demi-cercle, tout près de Mohamed El Khatib, sur des petits tabourets. Pas de mise à distance possible, ni de relâchement. Nous sommes mis en tension, avec lui. Il développe en effet depuis quelques années un travail d’écriture de l’intime, et explore différents modes d’exposition « anti-spectaculaire ». Nous y sommes.

L’auteur-metteur en scène-acteur nous emmène au coeur d’un travail d’analyse presque sociologique, en même temps qu’au plus près de ce qu’il a vécu.
Dans cette pièce, il raconte cet événement « à la fois exceptionnel et banal, en tous cas universel et totalement privé : celui de la mort de (sa) mère ». Il porte sur scène le matériau des “débris” de ce qu’il a pu vivre, observer, entendre, de l’annonce de la maladie de sa mère jusqu’à son décès .
Si l’artiste tente d’attraper le réel, de vouloir savoir l’inéluctable, le dire, ne pas l’ignorer, il vient bousculer le non vouloir savoir de sa mère. Cela est souligné dans l’entretien enregistré entre sa mère, lui-même, et le médecin oncologue qui avance prudemment ses réponses à celle qui ne demande pas à en savoir plus, seulement à être soulagée. Mohamed El Khatib témoigne ainsi des trous dans le langage, trous liés à la différence culturelle, à la traduction dans la langue maternelle (ses parents sont d’origine marocaine et ne parlent pas français), mais aussi liés à l’impossible à dire, à entendre.

Le spectacle donne à voir presque rien, un voile vide sur le réel. Les paroles viennent tisser ce voile portées par les outils actuels : télévision, téléphone, enregistrements audio. Enregistrées, elles défilent sur un écran noir. Nous les lisons à mesure que nous entendons les voix. Nous avons peu à voir, beaucoup à entendre, le texte écrit auquel nous accrocher, et le sourire de l’acteur. À l’heure du montré à voir, Mohamed El Khatib joue du minimalisme. Seule une image surgira comme par effraction, rappelant l’effort pour voiler le trauma du réel. Une photographie de sa mère, belle et tellement vivante encore, viendra clore la représentation, pour « finir en beauté ».

L’échange, mené avec délicatesse et curiosité par Elodie Guignard et Marie-Claude Sureau, accompagnées de Catherine Dewitt1, nous a permis d’en saisir un peu plus de ce travail de nouage auquel l’auteur-metteur en scène-acteur s’est attelé. Le postulat sous-tendant le travail de Mohamed El Khatib depuis quelques années : “L’esthétique n’est pas dénuée de sens politique”, prend ici tout son sens. Il interroge : comment faire avec le réel de la maladie, de la mort ? Pourquoi ce tabou dans notre société ?
Malgré les dénégations de l’auteur, ce travail théâtral reste noué à la question du deuil. L’objet construit, le spectacle, efface peu à peu la mère perdue tout en la rendant toujours plus présente, absente à la fois. Lacan souligne dans le Séminaire X, que “Nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons nous dire J’étais son manque2”, être au lieu de son manque, c’est-à-dire de son désir. Mohamed El Khatib est le seul fils de la famille, entouré de quatre sœurs. Il est celui qui est prêt, dit-il, à effectuer “une O.P.A. organique” pour celle qui a refusé autrefois une greffe du foie pour ne pas quitter son fils jugé, malgré ses 16 ans, « trop petit » !
Oui, on rit aussi. Car c’est avec humour et sensibilité que Mohamed El Khatib témoigne de ce qu’il a pu observer de l’impossible à dire, de la maladresse de chacun, dans cette période étrange aussi de l’après, où les mots semblent bien souvent dérisoires, toujours à côté, et les attitudes gauches ou décalées face au chagrin et à la solitude ressentie. Ce ratage ricoche, jusqu’aux sons stridents de la musique désaccordée lors de la cérémonie traditionnelle.
Le spectateur repart certes un peu grave, mais souriant, et rendu sensible à ce passage de la vie à la mort. Tout cela sans complaisance morbide. C’est là le talent artistique de Mohamed El Khatib. Il poursuit actuellement un travail avec des personnes ayant perdu un enfant, travail dans lequel il s’agit, là encore, de faire nouage entre le réel de la mort, la représentation imaginaire, et le texte, propre au symbolique. Nous continuerons d’être attentifs à ses prochaines créations théâtrales.

1-Catherine Dewitt est artiste permanente et dramaturge du CDN de Normandie-Rouen.
2-Lacan J., Le Séminaire, L’angoisse, livre X, Paris, Seuil, 2004, p. 166.




Premiers Plans : une 29e édition politique

 

Angers a pris son air de festival et cette année encore se pose la question : qu’est-ce qui pousse ces milliers de spectateurs à braver le froid ou à se masser dans le hall du palais des congrès dans l’attente d’une place face à l’écran ?

Bien sûr, il y a les rétrospectives : celles des films des  frères Dardenne, de Cristian Mungiu, d’Emmanuelle Devos, l’Altro Cinéma et celle d’une particulière actualité « Face aux pouvoirs » mais surtout ces premiers courts et longs métrages de jeunes cinéastes français et européens, véritable identité du festival, dont la projection est suivie d’une discussion sur un ton bien loin des discours convenus de promotion. Car c’est aussi un festival où l’on parle et où l’on s’enseigne. Depuis cinq ans les psychanalystes de l’ACF-VLB y sont attendus pour ponctuer la semaine par un débat, à chaque fois improvisé, sur « ce qui se dit, ce qui se voit, ce qui s’entend ».

Il s’en dégage  une certaine vérité qui bat en brèche autant les certitudes que le voile pudique que l’on pose parfois sur la violence du monde1 et sur la violence propre à chacun qui prend le visage de la haine de l’autre.

Comment filmer cette haine ? O.Glavonic se heurte à un impossible. Sa solution : filmer une atmosphère sur un fond de paysage et faire résonner en off la voix des bourreaux. Dangereuse position politique pour celui qui nous alerte sur un feu toujours prêt à être rallumé2 en Serbie.

Position tout aussi politique que celle de Neil Beloufa, artiste reconnu sur la scène internationale : ici il se risque à explorer les couches successives qui enrobent la vérité dans un jeu avec le faire croire pour mieux dénoncer ceux qui créent de la tension et s’en servent comme outil de manipulation des masses.3

Mais ces jeunes cinéastes manient des genres inhabituels à Premiers Plans : l’humour4, le rire et la parodie5 ou la pudeur6 avec un souci constant d’esthétique pour mieux nous emmener dans un face à face avec la vérité de notre condition humaine. C’est un changement notable dans leur façon de traiter le réel pour mieux nous alerter. Ils cherchent non pas une vérité mais des vérités7. Ils cassent les stéréotypes. Ils refusent l’uniformisation, la normativation. Ils dénoncent toute forme de déterminisme qu’il soit géopolitique, social ou familial. Ils insistent sur le malentendu8 et se gardent d’asséner un prêt à penser. Le spectateur devient partenaire et acteur, renvoyé à sa solitude devant l’écran et à sa responsabilité de jugement et d’acte.

L’être humain, nous dit Julia Ducournau a la responsabilité de transcender le déterminisme et l’atavisme par la parole.9 Ils nous indiquent que le refus de la haine est un choix du sujet10

Et s’il est un espoir qu’ils veulent nous faire partager, comme l’a bien compris le jury en couronnant Hearstone11 film subtil sur le choix d’objet à l’adolescence, c’est celui qu’on puisse accepter le soi-même dans son étrange singularité et l’autre dans sa différence.

Un espoir adapté précise Grand Corps Malade qui depuis son accident s’essaye à traiter ce réel par l’écriture concluant ainsi son expérience de fiction « le film est un sport d’équipe », solution sinthomatique pour celui qui avait abandonné tout espoir d’en faire.

Cette année encore ces jeunes cinéastes, acharnés à ne pas céder sur leur désir, nous ont impressionnés en parvenant à faire sortir les spectateurs de leur zone de confort.12 Et c’est une position éminemment politique.

1 La rédaction du magazine du Festival

2 Ognjen Glavonic – film Depth Two– Serbie

3 Neil Beloufa – film Occidental – France

4 Fabien Marsaud et Mehdi Idir – film Patients – France prix du public

5 Gabriele Mainetti – film On l’appelle Jeeg Robot – Italie

6 Lidia Leber Terki – film Paris la Blanche – France, Algérie- débat avec l’ACF-VLB

7 Morgan Simon – film Compte tes blessures – France

8 Vallo Toomi – film Pretenders – Estonie

9 Julia Ducournau – film Grave – France

10 Raul Arevalo – film La colère d’un homme patient – Espagne

11 Gudmundur Arnar Gudmundson – film HeartstoneIslande prix du public

12 Thibault Bracq, programmateur, débat avec l’ACF-VLB




Rien n’est plus humain que le crime : “Grave”, un film de J. Ducournau

Dans la presse, Julia Ducournau nous indique la visée de son film : « Je donne à voir la trajectoire de quelqu’un qui doit passer par l’expérience de sa propre animalité, de la mise en liberté de ses pulsions et de la dangerosité que cela implique à l’égard des autres, pour pouvoir ensuite retrouver l’humanité en se reconstruisant un carcan moral » 1.

En psychanalyse nous dirions plutôt « pour retrouver la civilisation » car, comme le dit Jacques-Alain Miller, « rien n’est plus humain que le crime »2. Depuis que Freud a découvert les contenus inconscients et immoraux des rêves et des symptômes, il s’agit de savoir comment être responsable de cette part de nous-mêmes qui fait horreur.

Le film montre deux sœurs atteintes de cannibalisme. L’aînée ne se sent pas coupable. Elle n’est pas divisée par cette monstruosité et réalise le cannibalisme quitte à en passer par le meurtre. La plus jeune, l’héroïne, est inhibée, dans la réserve et a fait le choix d’être végétarienne. Nous la voyons d’abord rejoindre sa sœur à l’école vétérinaire, suivant en cela toutes les deux la profession du père. L’animalité est là, toute proche. Dans ce contexte, les scènes de bizutage, à l’échelle du grand groupe d’étudiants, apparaissent comme des mises en scène sadiques impressionnantes. L’héroïne doit manger de la viande crue et son cannibalisme jusque-là « refoulé », ressurgit. Le film déroule alors la bataille sanglante qui s’engage entre les deux sœurs. La plus jeune finira par faire enfermer sa sœur en prison. Á la fin du film, nous découvrons que les parents sont eux-mêmes touchés par cette « animalité » et dans cet atavisme familial mystérieux, le père encourage alors l’héroïne à trouver sa solution à elle.

J Ducournau revendique un film « crossover » : entre comédie, drame, et film d’horreur. Par le suspense très bien entretenu dans un contexte réaliste et par la beauté des images, nous avons reçu ce film comme une fable qui enveloppe un point d’horreur. Au Festival Premiers Plans à Angers, la réalisatrice employait l’expression freudienne de « retour de refoulé ». Nous voudrions reprendre ici ce point de désaccord avec elle car, dans le film, il y a satisfaction cannibalique sur le corps de l’autre. Le refoulement n’a pas eu lieu. Pour l’aînée, il ne reste alors que la solution du carcan plus réel qu’est la prison. La plus jeune doit se construire un « carcan moral ».

Freud situe le symptôme comme le témoin d’une satisfaction pulsionnelle déplacée et même non advenue. Lacan dira qu’il s’agit même d’une jouissance refusée très tôt par le sujet. L’humanité se situe dans cette dénaturation qui arrive par le langage dès le début de la vie. En proposant le prochain thème de travail pour l’Institut Psychanalytique de l’Enfant, « L’enfant violent », J.-A. Miller nous a rappelé que si la pulsion va jusqu’à détruire, c’est la satisfaction pure de la pulsion de mort. Il y a défaut de symptomatisation, voire de défense par rapport à la pulsion qui est toujours « virtuellement pulsion de mort », nous dit Lacan3. L’être humain comme être parlant est donc toujours symptomatique.

Le film serait-il en soi un symptôme de notre époque concernant la question du cannibalisme et plus globalement de la jouissance, qui, d’un côté, apparaît plus débridée et de l’autre à la recherche de « carcans moraux » ?

1« Julia et les cannibales », dans Le Point du 16 mars 2017

2 Miller J-A., Mental n°21, « La société de surveillance et ses criminels », septembre 2008, p. 7-14

3 Lacan J., Position de l’inconscient, Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.848




Speech bubbles, bulles de paroles

La fondation Serralves, musée d’art contemporain de Porto, a abrité une exposition temporaire consacrée à Philippe Parreno, sous le titre : A time coloured space (Un espace de temps colorisé). Si, de prime abord, sa production est connotée de quelque influence Warholienne faisant penser aux Silver clouds (1966), l’analogie se dissipe du fait de l’originalité artistique qui oriente la pratique singulière de ce plasticien. Ce qu’il y a à voir se situe principalement au plafond, impliquant une élévation du regard dans chacune des treize salles du musée. Pas moins de dix mille ballons ovales de plastique translucide gonflés à l’hélium sont disposés de manière à obturer la lumière artificielle. Ces ballons sont conçus comme des Speech bubbles ou bulles de paroles, stylisées comme dans les bandes dessinées avec la virgule indiquant la flèche de la zone orale d’où s’expulsent les mots. Mais les bulles sont remplies d’air, vidées de leur substance : elles ne disent rien qui articule un sens, si ce n’est le borborygme lancinant d’une résonance sonore itérative venue d’ailleurs et délocalisée. De salle en salle, elles sont toutes identiques dans leur forme mais présentent des variations de couleurs : violettes, oranges, bleues, rouges, argent, or, transparentes, comme délestées des corps absents qui les ont soufflées.

L’artiste s’est appuyé sur l’ouvrage de Gilles Deleuze paru en 1969, Différence et répétition dont l’approche philosophique se soutient d’une théorie ontologique de l’être. Selon cet auteur, l’existence n’est jamais qu’un système complexe de variations avec des hausses et des chutes d’intensité, des mouvements gradients qui scandent la temporalité. Les intervalles réguliers inclus dans le rythme d’apparition des Speech bubbles impliquent le déplacement physique du spectateur dans l’espace au fur et à mesure de son avancée dans le dispositif chronologique. Les douze salles du parcours, exception faite de la treizième qui correspond à la salle de l’auditorium, rythment les douze mois d’une année dans un halo de lumière différente à partir d’un cycle invariant qui aboutit au retour de décembre dans une éternelle ritournelle. Dans cette salle ultime, Philippe Parreno a disposé quelques sapins de Noël ordinairement décorés tandis que des rideaux opaques montent et descendent dans un battement sonore d’ouverture et de fermeture mécanique.

Dans la salle de l’auditorium, l’arrangement musical est structuré sur le modèle mathématique de la fugue qui s’organise dans le champ du contrepoint et de l’imitation. Chaussé de lunettes 3D, des signes algorithmiques mouvants dansent en noir et blanc sur un grand écran pour dessiner un cube en trois dimensions tandis que sur la scène, un piano sans pianiste, Disklavier, interprète la fugue n°24 de Dmitri Chostakovitch. Un programme informatique a remplacé la pression des doigts sur le clavier où la virtuosité s’est dématérialisée pour se substituer à l’art machiniste de la répétition.

Cet espace scénarisé corrobore le dit de Lacan selon lequel la répétition dans son caractère symptomatique n’est pas purement stéréotype mais demande qu’advienne du nouveau.

Sur les murs, de grands panneaux colorimétriques entrent en syntonie avec la couleur des Speech bubbles où les ombres et les reflets chromatiques dessinent d’autres contours sur les objets. Il n’y a rien à voir si ce n’est l’espace où rayonne une lumière diffractée.

Des sérigraphies en petit format réalisées entre 2012 et 2016, intitulées Fade to black (Fondu de noir) esquissent des nuances indistinctes qui viennent en contrepoint sublimer une certaine déflation de la forme. L’ébauche d’un trait non encore extrait de l’informel, l’émergence pénible d’une ligne semblent renvoyer ici au statut ontique de l’inconscient, au “il y a” de l’existence, soit un réel qui ne cerne aucun sens au-delà de tout sens.

Il se pourrait que le corps absent, partout épris de modernité virtuelle, soit le corps même du visiteur entré dans l’espace colorisé pour faire partie intégrante de l’œuvre d’art, sans le savoir. Les Speech bubbles indexent le dire qui s’échappe, bulles vides et silencieuses de toute écriture qui ne serre que leur volume en leur enclos. Si lumineuses soient-elles, elles sont le réceptacle de ce que chaque Un a à produire dans la répétition pour se faire entendre comme sujet malgré le malentendu de la langue. C’est la perte de l’objet-voix qui est à produire pour que ce qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend.1 De ce point de vue, chaque Un devient à lui-même et sans qu’il le sache, sa plus singulière œuvre d’art du signifiant comme appareil de jouissance, en tant que cette ontologie de l’être qui prend ses racines dans le corps imaginaire, se laisse flatter par la rutilance des significations2qu’il n’y a pas.

1 Jacques Lacan : L’étourdit, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.449.

2 Jacques-Alain Miller : L’être et l’un, Séminaire 2011.




Et Oswiecim devint Auschwitz

En franchissant la ligne de barbelés de ce qui est en train de devenir le camp d’extermination d’Auschwitz, un aphorisme chinois vient à l’esprit de Witold Pilecki : « En entrant, songe à la façon de t’évader et tu sortiras sain et sauf ». Le livre :  Le rapport Pilecki , sous-titré : « Déporté volontaire à Auschwitz 1940-1943 »1, est la publication du Rapport Pilecki rédigé pendant l’été par le capitaine de cavalerie polonais Pilecki qui raconte son expérience dans le camp de concentration d’Auschwitz. Il est assorti d’un appareil critique, de notes explicatives, et d’un glossaire que nous devons à Isabelle Davion (Maître de conférences à Paris-Sorbonne), Patrick Godfard (Traducteur et Professeur agrégé d’histoire), Ursula Hyzy (Traductrice et Journaliste à l’Agence France-Presse), Annette Wieviorka (Historienne).

En 1939, Witold Pilecki vient de co-fonder l’Armée Secrète Polonaise. C’est volontairement qu’il se fait rafler en septembre 1940 pour être déporté dans ce camp récemment ouvert, et y organiser un réseau de résistance. C’est ce qu’il mène à bien en partie, avant de s’évader en 1943. Non sans avoir, dès novembre 1942, fait parvenir des informations à l’extérieur sur les atrocités en cours. Comme il l’écrit dans son avant-propos, Pilecki n’a pas voulu s’en tenir aux faits bruts, il veut aussi témoigner de ce qu’il ressent, dans l’idée de faire mieux comprendre, dit-il, ce qui se passait. Aussi, ce livre de plus de trois cent vingt pages constitue-t-il un témoignage personnel, et unique, de première main, lisible aussi par un large public.

Dès les premières pages nous sommes nous-mêmes jetés parmi ce qui ceux qui apparaissent comme des « pseudo personnes », où le nom d’animal sauvage offense même le monde animal, est-il écrit. Dès lors, le monde se partage en deux. Il y a d’une part les habitants de la “Terre”, ceux qui tout près vivent une vie normale, et puis les autres, parmi lesquels certains choisissent « d’aller aux barbelés », pour échapper à une nouvelle journée de souffrances. Nous apprenons aussi comment le jeune polonais n’est pas lui-même tombé dans le désespoir, et comment la rage et le désir de revanche ont constitué pour lui un substitut à la joie.

Qu’est ce qui nous touche dans ce témoignage, parmi beaucoup d’autres choses ? Quelle peut être aussi l’actualité de ce rapport ? Témoigner de l’intérieur des conditions d’internement dans un camp d’extermination est tout à fait capital. On ne peut résumer bien sûr trois cent vingt pages détaillées, précises, horribles, poignantes, tragiques, vomitives. Une force est néanmoins constamment à l’œuvre tout au long de ces lignes, qui touche le lecteur. Cette force qui irrigue ces pages est le désir de vivre. Un désir de vivre qui sera l’énergie de la construction de ce qui va devenir un vaste réseau d’entraide et d’information au sein de l’horreur. Au printemps 1943, le capitaine Pilecki s’évade du camp, mais ce sera pour ensuite, en 1945, tomber aux mains des communistes et à leurs multiples accusations, dont celle d’espionnage, ce dont il ne réchappera pas. En 1990, après un procès en révision, il est réhabilité. En 1995, la croix de commandeur de l’ordre Polonia Restituta lui est décernée. En 2013, Witold Pilecki est nommé au grade de colonel à titre posthume.

1 Le rapport Pilecki, Ed. Champ vallon, Seyssel, 2015.




Volver

Le dernier spectacle d’une artiste française auquel j’ai eu la grande chance d’assister il y a peu est venu toucher en plein cœur les questions politiques plus vives encore à l’approche des élections présidentielles. Ce spectacle, véritable comédie musicale née de la rencontre entre une chanteuse de renom et un chorégraphe, nous indique que face à l’oubli et à l’obscurantisme une autre voie est possible : celle de la création artistique qui invite chacun à ne pas cesser de se souvenir.

Avant même que la musique ne commence, une voix-off et des photos d’époque projetées sur grand écran nous plongent dans le contexte de la guerre d’Espagne où des centaines de milliers de personnes ont dû fuir pour sauver leur peau. C’est le cas d’une jeune fille, emportée par un train, avec, pour seule boussole, la consigne de descendre à Carcassonne. Elle laisse derrière elle sa terre, sa famille et son identité.

Rebaptisée Joséphine B., elle grandit dans le sud de la France puis gagne Paris où sa nouvelle vie l’attend. Elle enchaîne des petits boulots qui la conduiront jusqu’au fameux cabaret ! C’est dans cet univers où les corps se laissent enivrer par la musique et les voix qu’elle est surprise par le hasard d’une rencontre avec un homme. Pour le meilleur et pour le pire, ces deux-là s’aimeront à la folie, jusqu’à ce qu’une autre guerre ne les rattrape.

Il est tué. Elle doit continuer à vivre. Elle découvre alors qu’elle n’est plus tout à fait seule. Elle attend un enfant. Une idée s’impose : revenir, volver ! Revenir sur sa terre, retrouver sa famille et son identité oubliée pour transmettre à son fils ses origines. L’accueil ne sera pas à la hauteur de ses espérances. Mais les reproches et les déceptions ne la réduiront pas au silence. La preuve en est dans la force et le talent de sa petite fille, qui, le temps d’un spectacle, nous entraîne avec elle sur la trace de Joséphine pour la ramener à la vie.

Au-delà de cet hommage où l’artiste et son personnage ne font plus qu’une, un horizon se dessine, celui du souvenir et de la mémoire. Ne pas oublier l’histoire de celles et ceux qui nous ont précédés constitue à mon sens l’ultime rempart contre la pulsion de mort qui œuvre plus que jamais ici et ailleurs, aujourd’hui et demain. C’est ce que nous enseigne cette artiste, qui, avec son nom1,  a su revenir à ses origines et nous invite à en faire autant.

1 Il s’agit d’Olivia Ruiz qui a troqué son patronyme pour celui de sa grand-mère espagnole qui a fui le régime dictatorial de Franco, grand-mère qu’elle incarne dans son spectacle Volver mentionné ci-dessus. En espagnol, Ruiz signifie « fils de Rui » Avec son nom de scène, l’artiste réintroduit dans la lignée familiale le nom perdu durant la guerre d’Espagne et permet ainsi de maintenir vivante la mémoire du passé.




La crise de l’être et la coupure

Dominique Laurent ponctue ici, par un écrit, la fin de son enseignement à l’ECF (2013-2014) sur le Séminaire VI de Lacan et nous offre de surcroît une très intéressante et bienvenue conclusion à la rubrique de la LM qui était consacrée à ce même séminaire, Le désir à la lettre.

La coupure telle qu’elle apparaît dans le Séminaire VI est en fin de compte la dernière caractéristique structurale du symbolique comme tel. Elle prendra un statut très particulier dans le Séminaire XIX qui consacre la rupture entre l’un et l’être. Cette rupture n’est pas encore explicite dans le Séminaire VI. Ce Séminaire appartient au corpus classique de l’enseignement de Lacan. Il assure le primat de l’Autre dans l’ordre de la vérité et dans celui du désir. Il reprend la question de l’être dans la coupure, qu’il qualifie d’être pur et introduit à l’Un. Il a pour visée de loger l’objet a dans la coupure. Le problème de Lacan est en effet de résoudre la façon de loger le ça dans l’inconscient, inconscient structuré comme un langage. L’objet cause du désir, autre nom de la jouissance, y est traité par la lettre a.

La version ultérieure sera plus radicale. La jouissance excède la coupure et la lettre. Alors, Lacan la traite par l’Un dans son opposition à l’être. L’Autre est renvoyé à une fiction, le désir y est dévalorisé au profit de la jouissance. L’être n’est plus que semblant. « La doctrine de l’Un, […] surclasse celle de l’Être ». Le Y’a d’l’Un est l’un seul dans sa jouissance foncièrement auto-érotique comme dans sa signifiance hors sémantique. Le symbolique « n’est rien d’autre dans le réel que l’itération du Un »[1]. La coupure n’a aucun rapport autre que topologique avec le signifiant. Elle suppose des bords autrement conçus que ceux que Freud avait isolés. Cela suppose des diaphragmes plus compliqués que la bouche et les sphincters. L’objet invoquant tel qu’il apparaît dans le Séminaire XIX est un objet qui envahit le corps et qui pour autant n’a aucun sphincter. À la topologie naturelle des sphincters biologiques succèdent des sphincters topologiques. Il s’agira de loger la jouissance dans une lalangue, une fois la jouissance réduite à la lalangue.

Le Séminaire VI anticipe ces thématiques lointaines. Dans ce Séminaire, le rapport de la coupure du réel et de la coupure du langage est « un système de recouvrement de coupures par un autre système de coupures »[2]. L’avènement du sujet au niveau de la coupure a un rapport à quelque chose de réel qui n’est symbolisé par rien. Lacan désigne le point électif du rapport du sujet à ce qu’il appelle son « être pur de sujet » au niveau de la coupure[3]. Le fantasme désigne ce point là. C’est pourquoi il a pu dire que le fantasme est une métonymie de l’être et identifier le désir à ce point. Cet être tient à la coupure comme telle. L’être est « le réel en tant qu’il se manifeste dans le symbolique ». Ce réel n’est pas corrélatif d’une connaissance, il prend sa place dans le symbolique au delà du sujet de la connaissance[4]. Il ne se situe que dans les intervalles, dans la coupure, là où il est le moins signifiant des signifiants. « L’être est la même chose que la coupure »[5]. Lacan le qualifie « d’être pur »[6]. L’être humain a à s’articuler dans le signifiant et en tant qu’être, c’est dans les intervalles de la chaîne signifiante qu’il apparaît comme sujet barré, comme « pas un »[7].

Si l’être du sujet s’articule dans l’inconscient, au dernier terme il ne peut l’être. Le sujet barré marque ce moment de fading du sujet où celui-ci ne trouve rien dans l’Autre qui le garantisse de façon certaine, qui lui permette de se nommer au niveau du discours de l’Autre, c’est-à-dire en tant que sujet de l’inconscient[8]. En revanche, le désir sert d’index au point où le sujet ne peut se désigner sans s’évanouir. « Au niveau du désir le sujet se compte »[9]. L’être du sujet est indiqué « au niveau du fantasme par ce qui se révèle être fente, structure de coupure ». Cette pure coupure annonce l’Un qui se compte à partir du manque, du moins un de la jouissance qui ne peut pas s’inscrire dans tout ce qui peut se dire. Le désir dont il s’agit est le désir inconscient et son objet n’est pas un élément de la réalité comme Lacan le considérait jusque-là[10]. La formule symbolique du fantasme[11] constitue la forme vraie de la prétendue relation d’objet. J.-A. Miller a développé ce point dans sa conférence « L’Autre sans Autre »[12]. Lacan se dégage radicalement de la perspective annafreudienne ou kleinienne qui essaie d’articuler dans la notion de développement les deux principes freudiens permettant la convergence du désir et de la réalité, une fois arrivé à maturation. Le désir se présente bien plutôt comme « un trouble », comme le tourment de l’homme »[13], comme « contraire à la construction de la réalité ». Il a un « caractère aveugle ». Lacan va jusqu’à parler « des aberrations du désir ». A l’opposé d’une diachronie, son effort est de le saisir dans la structure du langage comme système synchronique.

Lacan établit à partir d’un algorithme simple, celui de la division, un schéma synchronique de la dialectique du désir[14]. Il part de la position subjective la plus originelle, celle de la demande du sujet adressée à l’Autre de la parole qui lui permet de se constituer en entrant dans le signifiant. L’introduction du sujet dans le signifiant va subjectiver l’Autre. Cet Autre qui est un sujet réel noté Sr, interpellé dans la demande, fait passer celle-ci à la demande d’amour en tant qu’elle se réfère à l’alternative présence/absence, qui n’est plus celle de la satisfaction d’un besoin. Lacan l’écrit D barré. C’est parce que l’Autre est un sujet comme tel que le sujet s’instaure. Il s’instaure dans un rapport qui n’est plus celui de la demande ou de l’amour, mais dans un rapport qui est de se faire reconnaître de l’Autre comme sujet qui est noté par S[15]. À ce niveau le S, ajoute Lacan, se pose non seulement comme le S qui s’inscrit d’une lettre mais aussi bien comme le Es de la formule topique que Freud donne du sujet. Le S est le ça qui peut s’entendre aussi dans sa forme interrogative est-ce ? C’est tout ce que le sujet formule encore de lui-même. Pour lui répondre, Lacan inscrit A barré soit : il n’y a pas d’Autre de l’Autre. Il n’y a aucun signifiant qui puisse répondre de ce qu’est le sujet. Le signifiant dont l’Autre ne dispose pas est le phallus. Le phallus est ce qui, de la vie, se trouve sacrifié par la symbolisation[16]. C’est pourquoi le sujet ne peut se nommer au niveau du discours de l’Autre en tant que sujet de l’inconscient. Il n’est que dans les intervalles de la coupure. Lacan écrit alors S barré au quatrième niveau de son schéma et inscrit en regard l’objet a. Le sujet fait alors venir du registre imaginaire, « quelque chose d’une partie de lui-même en tant qu’il est engagé dans la relation imaginaire à l’autre »[17]. Ce quelque chose est l’objet a, il surgit très exactement là où se pose l’interrogation du S sur ce qu’il est vraiment, sur ce qu’il veut vraiment. C’est dans cet objet que le sujet trouve son support, au moment où il s’évanouit devant la carence du signifiant. L’opération de division s’arrête à ce niveau, sur l’apparition au niveau de l’Autre de ce reste qu’est l’objet a. Le fantasme n’est rien d’autre que l’affrontement perpétuel de S barré et a. La tension dernière du sujet se situe au niveau de l’objet a. Il est le reste qu’aucune de ses demandes ne peut épuiser. « Il est ce qui retient le sujet devant sa propre syncope, l’annulation pure et simple de sa propre existence »[18].

Le sujet dans le fantasme est au bord d’une nomination. Cette phénoménologie de la coupure, commencée avec le sujet, se poursuit avec l’objet. L’objet dans le fantasme a la forme de la coupure. Le sujet barré ne se supporte que d’une série de termes, de a, en tant qu’objets dans le fantasme. Lacan en distingue trois espèces. L’objet prégénital, qu’il soit oral ou anal, manifeste de façon exemplaire la structure de la coupure, puis l’objet phallique dans le complexe de castration dont la mutilation castratrice – et sa marque dans les rites initiatiques – est la forme la plus manifeste de la coupure. Enfin, la voix dans le délire avec les phrases interrompues, les phrases sans queue ni tête, peut être élevée à la fonction signifiante de la coupure. C’est ici l’amorce de ce que le Séminaire XIX développera avec la jouissance de la lalangue.

NDLR : Les notes proposées par l’auteure sont issues de sa lecture du Séminaire VI et d’extraits précis de ce Séminaire ; elles sont donc à lire en suivant cette indication.

[1] Miller, J.-A., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, Paris, Seuil, 2011, 4ᵉ de couverture.

[2] Lacan, J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, juin 2013, p. 470.

[3] Ibid., p. 471.

[4] Ibid., p. 451.

[5] Ibid., p. 482.

[6] Ibid., p. 471.

[7] Ibid., p. 482.

[8] Ibid., p. 447.

[9] Ibid., p. 483.

[10] Ibid., p. 501.

[11] Ibid., p. 434.

[12] Miller J.-A., « L’Autre sans Autre », conférence de clôture du XIe Congrès de la NLS, Athènes, 19 mai 2013.

[13] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, op.cit., p. 425.

[14] Ibid., p. 439.

[15] Ibid., p. 445.

[16] Ibid., p. 413.

[17] Ibid., p. 446.

[18] Ibid., p. 448.




Appréhender la haine comme protagoniste de la culture

Ce dernier Hebdo blog permet de faire résonner à nouveau l’excellent numéro d’Horizon[1], publié par l’Envers de Paris : Haines, au pluriel.

On peut se demander de quoi cette diffraction est le signe là où Freud a davantage eu tendance à la coupler, au singulier et avec les résultats que l’on connaît par exemple dans la cure de l’homme aux rats, à son antagoniste, l’amour ?

L’accent est ici mis sur le caractère multiple que peut prendre l’expression de la haine aujourd’hui tout en rappelant son ancrage dans la structure et dans le corps en tant qu’elle habille et teinte chez Lacan le rejet nécessaire à toute séparation.

Ici le pessimisme de Freud cède donc le pas à la valeur constitutive de cette motion et au travail de la culture mobilisé pour venir approcher, comme le rappelle dans son éditorial Marga Auré, « cette part irréductible d’inhumanité, sans laquelle il n’est pas d’humanité qui tienne »[2].

La référence aux différents arts qui ouvre ce recueil n’y est pas indifférente et évoque l’autre perspective proposée à l’intervention du psychanalyste : plutôt que de saisir la haine comme nécessitant d’être voilée ou bridée par le processus civilisationnel, il est possible de penser une saisie par la conscience des contenus les moins civilisés tel que peut nous y mener par exemple la relecture du fantasme « Un enfant est battu » ou les investigations de tout un pan de l’art contemporain qui tend à mettre à nu un certain rapport à l’objet. Cet enjeu est rappelé par Freud à plusieurs reprises comme ici à l’endroit du désir maternel : « Cela semble peu agréable, écrit-il, et qui plus est paradoxal, mais il faut pourtant dire que celui qui dans sa vie amoureuse est appelé à devenir vraiment libre et de ce fait aussi heureux doit avoir surmonté le respect pour la femme et s’être familiarisé avec la représentation de l’inceste avec la mère ou la sœur. »[3]

Est à l’œuvre ici, rendu possible par l’incidence de la psychanalyse, ce qu’il nomme le Kultur arbeit, soit les « modifications qu’il effectue sur les prédispositions pulsionnelles humaines connues »[4].

Une haine qu’il s’agit de prendre en charge, telle que nous l’intime par exemple Pierre Sidon, pour éviter sa réalisation sous les multiples lignes de dé-liaisons qui lacèrent chaque strate de notre société et qui se trouvent finement précisées au fil de ce numéro, de l’incidence du racisme (Eric Laurent) à la haine de soi que Philippe Doucet lit sous le regard de Coppola.

Parions que cet Horizon ouvre le nôtre et participe de cette « vie de l’esprit » chère au travail de la culture dont la haine reste le protagoniste que chacun doit appréhender, intimement.

[1]    « Haines », Horizon, Revue de l’Envers de Paris, , n°61, 2016.

[2]    Miller J.-A., « Le théâtre secret de la pulsion », Le Point, n° 2062, 22 mars 2012.

[3]    Freud S. « Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse », La vie sexuelle, Paris, PUF, p. 61.

[4]    Freud S. Le malaise dans la culture, OCF XVIII, Paris, Puf, 1994, p. 284.




“Adolescents, sujets de désordre”, une interview croisée de M-C Ségalen , A. Oger et J.-N. Donnart

 

Cécile Wojnarowski : Vous venez de publier Ⱥdolescents, sujets de désordre1, dans la collection de Philippe Lacadée, Je est un autre, aux Éditions Michèle. Vous y témoignez de votre expérience d’un dispositif d’accueil à l’adresse d’adolescents en difficultés, Entrevues. De quel désordre l’adolescence est-elle le nom ? Quel écart faites-vous entre le désordre et le symptôme ?

Chacun convient que l’adolescence est une période de « désordre » : celui-ci s’exprime aussi bien en famille qu’au collège, au lycée, jusque dans la rue parfois. Il prend des formes variées, de la rébellion à l’isolement, de l’addiction aux jeux à la « phobie scolaire », c’est le temps des choix difficiles pour le meilleur et quelquefois, pour le pire. Ce désordre est à lire surtout comme l’écho d’un désordre plus intime que rencontre le sujet dans sa pensée, son corps et ses liens, face à la rencontre du nouveau qui surgit dans sa vie Après l’enfance2 et le confronte à un impossible, celui du non rapport sexuel, indexant un point de béance, source de bouleversements.

Marie-Hélène Brousse, dans l’interview qu’elle nous a accordée, le formule d’une autre façon : » Les « Figures du désordre » et les vignettes que nous avons choisies pour témoigner de cette expérience résonnent de ce désordre de la pulsion.

CW : Qu’est-ce qui a nécessité la création de ce dispositif ? Quel est ce pas de côté que vous opérez par rapport à des jeunes pas forcément « demandeurs » voire en position de refus ?

Le CMPP où est né Entrevues accueillait déjà de nombreux adolescents, mais nous avions l’idée que pour nombre d’autres, la demande d’un rendez-vous, son attente, s’avérait rédhibitoire : certains évènements-symptômes ne souffrent pas les délais des listes d’attente. Il s’agissait aussi de se régler sur la hâte, moment propre à l’adolescence. La souffrance bruyante ou silencieuse de ces jeunes était à entendre, même sans demande, comme modalité d’appel et nécessitait une réponse nouvelle. Nous avons imaginé, à l’instar d’autres institutions de psychanalyse appliquée, un dispositif souple, permettant un accueil rapide de la souffrance subjective, à durée limitée, six rendez-vous dans un premier temps. Bien entendu, il ne s’agit pas d’offrir six petits tours et puis s’en vont ! Mais de tenter de créer les conditions pour qu’un désir émerge et de viser une poursuite au-delà, avec le même partenaire.

CW : Votre ouvrage témoigne de la façon dont vous accueillez chaque sujet dans sa singularité. Vous faites une offre de rencontre “pour essayer”. Qu’est-ce qui permet parfois que l’essai soit transformé au cas par cas ? Qu’est-ce qui oriente votre intervention ?

C’est en effet une question toujours à remettre sur le métier, raison pour laquelle nous continuons d’affirmer qu’il s’agit d’un dispositif expérimental, bien qu’il ait aujourd’hui dix ans d’existence. Les adolescents que nous recevons sont souvent peu enclins à parler, plutôt dans le refus ou la réticence, malgré tout il s’agit de permettre au sujet de trouver le chemin de la parole, de l’accueillir dans sa singularité, son « incomparable ». Réduire la demande de notre côté, par exemple, ou mettre à l’écart les normes surmoïques de l’Autre, sont autant de façons d’indiquer que malgré l’inadéquation du langage à dire ce qui se rencontre, tout sujet n’a guère que cet outil-là. « Essayer », sur un temps limité, suppose donc une opération de soustraction du côté du clinicien, soit un calcul entre compte à rebours et temps logique du sujet. L’expérience nous montre que même sur une temporalité réduite, le pari sur un nouage transférentiel peut infléchir le parcours de certains sujets et prêter à conséquences.

CW : Qu’est-ce que votre expérience vous enseigne sur ces adolescents?

Tout d’abord, la pertinence de l’enseignement de Lacan et sa lecture par Jacques-Alain Miller, pour aborder cette clinique contemporaine, bien souvent hors les normes. Le fait que bon nombre de jeunes ne viennent pas avec un désir de savoir, mais sur une mise en avant de leur jouissance, nous conduit à utiliser les outils de la fin de l’enseignement de Lacan : en particulier, la logique des Uns-tout-seuls et de l’absence de rapport sexuel sont des clefs pour élucider les symptômes contemporains. Pour autant, nous ne renonçons pas à nous servir des catégories de la clinique classique telles que la logique du stade du miroir ou celle de l’automatisme mental, par exemple. Les adolescents nous enseignent surtout qu’en matière de nouveauté, il est nécessaire de se mettre à l’école de leurs désordres et de leurs dires. L’Autre se doit d’accueillir le nouveau, l’étranger, l’unheimlich. C’est une leçon éthique et aussi politique qu’ils nous donnent. Nos quatre contributeurs à cet ouvrage – Marie-Hélène Brousse, Philippe Lacadée, Laure Naveau et Daniel Roy – apportent aussi leur précieux éclairage sur cette clinique résolument contemporaine.

1 Donnart J.-N., Oger A., Ségalen M.-C., Ⱥdolescents, sujets de désordre, Paris, éditions Michèle, 2016.

2 Après l’enfance, 4ème Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant.




Une impossible sortie de l’enfance

Réalisé par D. J. Caruso à partir d’une idée de scénario de Steven Spielberg, Paranoïak (titre original : Disturbia) met en scène Kale Brecht (interprété par Shia LaBeouf), un garçon de 17 ans assigné à résidence pour avoir frappé un professeur. Celui-ci avait discrédité son père, décédé dans un accident de voiture. Afin de tromper l’ennui, il observe ses voisins par les fenêtres de sa maison. Il fait alors deux découvertes : une belle jeune fille, Ashley Carlson (jouée par Sarah Roemer), qui vient d’emménager et un homme étrange, Robert Turner (David Morse) qu’il soupçonne d’être un meurtrier. Paranoïak apparaît comme une version de Fenêtre sur cour au XXIème siècle – c’est-à-dire à l’époque des objets connectés – et à la période de l’adolescence – soit avec un héros entravé sur le chemin vers une « sortie de l’enfance1 ».

Figé dans l’enfance

Dès la scène inaugurale du film, le problème de la rencontre avec l’autre sexe est posé. Au bord d’une rivière où ils s’adonnent à une partie de pêche, Kale et son père partagent un moment agréable. Quand son père cherche à obtenir quelques confidences de la part de son fils, celui-ci lui répond avec humour qu’il a rencontré une fille, qu’elle est enceinte et qu’ils emménageront bientôt ensemble. « Ton petit a grandi et va bientôt être papa » annonce Kale, laissant poindre à la fois son désir pour une fille et le malaise que suscite la rencontre sexuelle, court-circuitée dans la plaisanterie par la paternité précoce.

Après la mort de son père, Kale se fige dans l’enfance. Tandis qu’il dort en cours d’espagnol, son ami Ronnie présente un exposé sur ses projets de vacances qui transpire de libido. Quand le professeur le réveille, lui demande ce qu’il compte faire pendant l’été et constate qu’il n’a pas révisé, Kale répond : « je me suis arrêté avant… ». Réponse équivoque qui indique précisément sa position subjective : il est arrêté. D’une part, sa relation au savoir est bridée : ses apprentissages scolaires sont en panne, aucune supposition de savoir ne paraît à l’œuvre, ce qui le conduit à s’assoupir en plein cours. Nulle « rencontre avec les maîtres2 », telle que l’a décrite Freud, qui soutiendrait son intérêt pour le savoir dispensé. D’autre part, rien ne l’entraîne à faire des projets à l’approche de l’été, ce qui semble ruiner à l’avance l’éventualité d’une rencontre amoureuse. Cette scène établit un contraste entre Kale, dont le désir est en panne quant aux filles et au savoir, et Ronnie, en plein élan, qui lui utilise la langue espagnole dans le jeu de la séduction.

Cet arrêt se trouve renforcé par la peine que doit purger Kale, conséquence du coup de poing asséné à son professeur. Le juge le condamne à une assignation à domicile parce qu’il n’a pas encore atteint l’âge de la majorité. Considéré comme un enfant au regard de la loi, Kale est donc enfermé à domicile, et partant doublement retenu. Si Freud indique que « le détachement d’avec la famille devient pour tout adolescent une tâche que la société l’aide souvent à résoudre par des rites de puberté et d’accueil3 », il se produit strictement l’inverse pour Kale dans la mesure où sa peine resserre les liens à la famille idéalisée qu’il se sent coupable d’avoir brisé.

Afin d’éviter d’ameuter la police, Kale matérialise le périmètre duquel il ne peut sortir à l’aide d’une corde tenue par plusieurs objets relatifs à l’enfance (nain de jardin, crosse de hockey, ski, etc.). Deux espaces se différencient : le domicile – lieu de la jouissance infantile principalement autoérotique dans lequel Kale est enfermé – et l’extérieur – espace inaccessible de l’Autre supposé détenir l’objet du désir, dont le franchissement marquerait la transition vers l’âge adulte.

Franchir la ligne

La particularité de la transition adolescente présentée dans le film réside en ce que Kale ne peut l’effectuer qu’à la condition de résoudre l’enquête sur son voisin. Il s’agit pour lui de traiter sa propre « tache noire4 », qui correspond à la culpabilité de la mort du père, au signifiant « tueur » qui l’accable, en faisant la lumière sur les crimes de Turner. Il pourra alors franchir la ligne qui le séparait du monde extérieur, laisser tomber sa paire de jumelles à laquelle il était rivé pour faire d’Ashley l’objet de son désir et se consacrer enfin à une histoire d’amour.

1 Miller J.-A. (2015), « En direction de l’adolescence », Interpréter l’enfant, La petite Girafe, n°3, Paris, Navarin éditeur, p. 193.

2 Freud S. (1914), « Sur la psychologie du lycéen », Résultats, idées, problèmes I, 1890-1920, Paris, PUF, 1984, p. 230.

3 Freud S. (1930), Malaise dans la culture, Paris, PUF, 2009, p. 46.

4 Lacadée Ph. (2016), « L’adolescent ne veut plus être gouverné », Mental, n°34, p. 150.