First Lady

La quatrième de couverture l’annonce clairement : le roman traite, du point de vue des femmes, de l’accès d’un homme au pouvoir, et du bouleversement qu’il induit[1]. Du point de vue des femmes ? Non pas tout à fait, la perspective se décline en trois voix singulières qui s’étoffent de ce qui agitent les femmes ; elles font chacune résonner un écho sur la question du féminin.

Quand l’intime devient public, l’embarras des femmes manifeste ce qu’elles ont de plus douloureux. D’une part, l’épouse, femme de tête, est divisée entre sa carrière et la place conformiste à laquelle elle se retrouve assignée, entre ses convictions et les concessions auxquelles on lui demande d’obtempérer. D’autre part, l’amie indéfectible, femme meurtrie, va déroger au rôle qu’elle a toujours tenu, parce qu’après s’être faite objet de l’autre, elle se fait sujet et rencontre les embarras de l’amour. Enfin la fille d’un premier lit, rebelle, défie le pouvoir ; elle est en quête d’un amour qu’elle se refuse à elle-même, fascinée par les mauvais garçons, elle sera pourtant celle par qui la crise familiale pourra prendre fin.

Chacune porte un regard particulier sur l’homme de pouvoir et les aléas de son exercice. Au-delà du lustre qui miroite sous les feux du pouvoir, l’écriture met en tension l’écart entre l’être et la fonction, entre les dits et les actes. Si la fiction est traversée par la pulsation du discours analytique, c’est au profit du suspens de l’intrigue. Outre la finesse avec laquelle les auteures traitent le sujet, c’est un vrai roman palpitant. Difficile de s’en extraire avant le dénouement.

[1] Miller C. & Miller D., First Lady, Paris, Odile Jacob, 2019.




ORNICAR ? 53 L’inconscient encore, sa vérité, son réel

 

 

ORNICAR ? 53 

L’inconscient encore, sa vérité, son réel 

  

sous dir. Jacques-Alain Miller, Sophie Marret-Maleval, Clotilde Leguil

avec un inédit de Philippe Lançon

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À l’heure de la post-vérité, du complotisme, des fake news, que reste-t-il de la vérité ? Bien avant qu’elle soit ainsi pulvérisée, Lacan a questionné la vérité. Parce qu’elle est variable, il parle de varité. Il pointe aussi que « La dire toute, c’est impossible ». Cet impossible à dire, cet inassimilable qui fait trauma, tient au réel.

Le réel, chacun s’y cogne de façon singulière. Aussi, plus encore que la vérité du désir, la psychanalyse lacanienne vise le serrage du réel.

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« La psychanalyse doit son endurance étrange à l’accès qu’elle donne au réel de l’existence »

Jacques-Alain Miller

 

Notre époque tend à remettre en question la vérité et à se perdre dans les affres de la post-vérité. La psychanalyse, quant à elle, continue de faire référence à la vérité – vérité refoulée, vérité inconsciente, vérité d’un désir méconnu.

Pourtant, la psychanalyse ouvre aussi sur une remise en question de la vérité. L’inconscient avec Lacan n’est pas seulement le lieu d’un message sur une vérité méconnue de l’histoire du sujet, il est aussi le lieu de la

commémoration de la rencontre avec le trauma. Les traces traumatiques relèvent du réel et non plus de la vérité. Elles relèvent du réel au sens où la psychanalyse l’entend, le réel pulsionnel.

Ornicar ? 53 se déploie autour de l’événement traumatique et de ses effets pour le sujet, entre vérité et réel. Il explore ce que Jacques-Alain Miller a désigné comme le « décrochage du vrai et du réel » en psychanalyse.

Laissons-nous enseigner par la littérature quand elle est réponse au trauma. Avec Philippe Lançon et son roman Le Lambeau, l’écriture devient réponse à ce réel inassimilable.

Clotilde Leguil

Clotilde Leguil, rédactrice en chef ; Sophie Marret-Maleval, directrice de la publication. Comité de rédaction : l’équipe du Département de psychanalyse de l’université Paris 8.

Philippe Lançon, journaliste et écrivain (Le Lambeau, Gallimard, 2018)

 

En librairie depuis le 14 novembre 2019 (diffusion Pollen CED)

Et notamment sur  ecf-echoppe.com

 

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ORNICAR ? 53

 L’inconscient encore, sa vérité, son réel 

  

Sommaire

  

ÉDITORIAL

Clotilde Leguil, L’inconscient à nouveau

  

QUESTIONS D’IDENTITÉS

Marie-Hélène Brousse, Politique des identités, politique du symptôme

François Ansermet, Le hors-norme pour tous

Guy Briole, L’autre en moi, une insistance du réel

  

VÉRITÉ ET RÉEL, UN DÉCROCHAGE

Clotilde Leguil, Vérité, post-vérité, réel avec Lacan

Philippe Lançon, Les monstres de Bomarzo

Philippe De Georges, Ce qui vaut la peine d’être dit

Carolina Koretzky, Vérité du cas, récit du symptôme

Fabian Fajnwaks, Le dialogue Heidegger-Lacan

 

L’ORIENTATION LACANIENNE

Jacques-Alain Miller, Rêve ou réel ?

  

DE L’INCONSCIENT POST-ANALYTIQUE

Laurent Dupont, L’analyste-analysant

Caroline Doucet, La vie obsédée par la vie

 

CONCEPTS ET CLINIQUE

Christiane Alberti, La langue concrète que parle l’inconscient

Anaëlle Lebovits-Quenehen, Sujet et pulsions : le couple infernal

Damien Guyonnet, Le sentiment de la vie et son désordre dans la psychose

Vicente Palomera, Néo-angoisse psychotique

Jean-Claude Maleval, De l’aliénation retenue chez l’autiste

Herbert Wachsberger, Le « scientisme de Freud » : année 1938

 

LIVRE DE L’ÈRE

Gérard Wajcman, Sur Louise Bourgeois de Marie-Laure Bernadac

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NAVARIN ÉDITEUR À PARIS 6E




Jean-Claude Maleval – REPÈRES POUR LA PSYCHOSE ORDINAIRE

 

Jean-Claude Maleval

 

REPÈRES POUR LA PSYCHOSE ORDINAIRE

 

 

« C’est une création, que je conçois comme extraite

[du] “dernier enseignement de Lacan” […]

J’ai fait le pari que ce signifiant pouvait provoquer un écho ».

Jacques-Alain Miller, Effet retour sur la psychose ordinaire

 

La psychose interroge. Elle inquiète : on préconise des protocoles sans même écouter les patients… L’enseignement de Lacan sur la structure psychotique et la notion de psychose ordinaire donnent une boussole. L’auteur relève les nouages originaux qui caractérisent la psychose ordinaire, un mode qui trouve ainsi à se stabiliser.
Quand manque un serre-joint au nœud du réel, du symbolique et de l’imaginaire, des phénomènes élémentaires perturbent le sujet. Il s’agit de repérer des signes discrets révélateurs d’un nouage restauré, bien que non borroméen, permettant l’arrimage dans un lien social. Nous découvrons ici nombre d’inventions des sujets pour suppléer à la fonction paternelle : création d’un sinthome, étayage sur une identification, raboutage de l’ego, orientation sur un fantasme, etc. – suppléances que favorise et soutient l’analyste.
La clinique de la psychose ordinaire débouche sur l’égarement de la jouissance contemporaine.

 

Jean-Claude Maleval
Psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne (ecf) et de l’Association mondiale de psychanalyse (amp), professeur émérite de psychologie clinique. Il est notamment l’auteur de : Étonnantes mystifications de la psychothérapie autoritaire (Navarin/Le Champ freudien, 2012), Écoutez les autistes ! (Navarin, 2012), La Forclusion du Nom-du-Père (Seuil, 2000) et Logique du délire (Masson, 1996).

  

En librairie depuis le 10 septembre 2019 (diffusion Pollen CED)

Et notamment sur ecf-echoppe.com

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REPÈRES POUR LA PSYCHOSE ORDINAIRE 

Sommaire

 

INTRODUCTION

 

I- APPRÉHENSION DE LA PSYCHOSE ORDINAIRE

  1. Discerner la psychose ordinaire

Phénomènes élémentaires

Une structure précocement identifiable

  1. Modes de stabilisation

Le raboutage de l’ego

Le concept de suppléance

 

II – RATAGES DU NOUAGE BORROMÉEN

  1. Présence envahissante de l’objet a

Émergence d’une jouissance hors limite

Ébauches de pousse-à-la-femme

Les entasseurs pathologiques

Deuils pathologiques

Un être rejeté

Sacrifices salvateurs

Confrontation à la volonté de jouissance de l’Autre

  1. Inconsistance du sujet et fuite du sens

Ruptures de la chaîne signifiante

Jouissance de la lettre

  1. Glissements imaginaires et troubles de l’identité

Laisser-tomber du corps et émoussement affectif

Le signe du miroir

Le transitivisme.

Le fonctionnement « comme si »

Les imposteurs pathologiques

La suridentification

Le branchement sur un proche

 

III- SIGNES DISCRETS DE NOUAGES NON BORROMÉENS

  1. Fantasmes pris à une image indélébile

Sept images indélébiles

Images et solutions

 « Tu me fais mal » – l’image insupportable

Le bain comme rapport sexuel innocent

On étrangle une femme : un scénario masturbatoire envahissant

Une femme est maltraitée

 « La pendaison de Cattle Kate » et la jouissance du meurtre

Fonctions des images indélébiles

  1. Sinthomes dans la psychose ordinaire

Une jouissance au-delà de l’éjaculation précoce

Une mère incastrable

  1. Du fantasme de changement de sexe au sinthome transsexuel

Un tableau hétérogène

Asymétrie du syndrome transsexuel

Le rejet de l’inconscient

Le devenir des transsexuels

Retour sur la structure suppléante et la psychose ordinaire

 

CONCLUSION

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NAVARIN ÉDITEUR À PARIS 6E

 




ENFANTS VIOLENTS – Travaux de l’Institut psychanalytique de l’Enfant (5)

 

ENFANTS VIOLENTS

 

Travaux de l’Institut psychanalytique de l’Enfant (5)

 

sous la direction de Caroline Leduc et Daniel Roy

  

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  « Enfants violents ! », dit-on de ces « fauteurs de troubles » qui font de l’obstruction, mutilent leur corps, harcèlent leurs pairs, se révoltent contre les maîtres ! Mais qui sont-ils, ces « petits monstres » qui refusent de se laisser gouverner, éduquer, soigner ?

Comment expliquer cette violence dès l’enfance, et comment parvenir à l’aborder ?

Cet ouvrage examine cette « chose violente » comme un fait premier, étrangement intime à chaque être parlant. Les auteurs, des praticiens, en suivent les percussions et les répercussions chez les enfants, filles et garçons, qui y sont confrontés.

La violence pousse à la rupture des liens, mettant à l’épreuve les proches et aussi la position du praticien. Ces jeunes ne demandent rien, semblent ne rien pouvoir dire de ce qui leur arrive.

Il s’agit d’entendre les dires des enfants, tout petits ou déjà adolescents, auprès des professionnels qui les accueillent, en privé ou en institutions, orientés par les enseignements de Freud et de Lacan.

Quand cette violence trouve un lieu où s’adresser, elle peut se révéler une force féconde pour l’enfant.

Ouvrir les chemins du dire requiert de l’invention !

La collection La petite Girafe publie les travaux de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, créé en 2009 par Jacques-Alain Miller au sein de l’Université Populaire Jacques-Lacan.

 www.institut-enfant.fr

 

En librairie depuis le 14 novembre 2019 (diffusion Pollen CED)

Et notamment sur ecf-echoppe.com

 

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ENFANTS VIOLENTS – Sommaire

 

Ouverture

Vers les enfants violents, Caroline Leduc

Une journée particulière, Daniel Roy

Orientation

Enfants violents, Jacques-Alain Miller

 

GRAINES DE VIOLENCE, BRINS DE JOUISSANCE

 

Mon enfant est-il violent ?, Daniel Roy

 

Échos de la crèche et de la « petite école »

 

Quatre tout-petits violents

Bing ! Bang !, Thomas Daigueperce

Petit monstre, Morgane Léger

Le chien, Beatriz Gonzalez-Renou

Trou noir, Guillaume Libert

 

ÇA HARCÈLE

 

Deux violences, un noyau, Daniel Roy

 

Scarifications, entre impératif cruel et self-help, Daniel Roy

Ressentir rien, Nadia Marhoum-Gervais

Coupée, Silvana Belmudes Nidegger

 

Le harcèlement ou le rejet de la différence, Daniel Roy

Moqueries, Claire Brisson

Fuir sa vie, Eleni Kanellopoulou

Les chocs de la « petite intello », Sophie Vincent

 

LA CHOSE VIOLENTE

 

Ce que les enfants disent de la violence, Caroline Leduc

 

OVNI – Objets violents non identifiés, Caroline Leduc

Les invisibles, Céline Aulit

L’écran géant, Véronique Outrebon

Le crocodile méchant, Françoise Dessalles

Les bestioles monstrueuses, Valeria Sommer-Dupont

 

 « Casse-toi ! », Caroline Leduc

La honte, Katty Langelez-Stevens

Angoisse, Valérie Lorette

Ta gueule !, Florence Douay

L’amour débordant, Zoubida Hammoudi

 

RÉVOLTES, ACTES ET PAROLES

 

Mineurs terroristes : sacrifices hors sujet, Debora Fajnwaks

L’insulte, Philippe Lacadée

Le flow de ta violence, Christine Maugin

Frappe et révolte, Anaëlle Lebovits-Quenehen

 

AU CÔTÉ DE L’ENFANT VIOLENT

 

Un cadre ou un bord ?, Alexandre Stevens

Une entame à la violence, Jean-Robert Rabanel

« Sauve la planète ! », Hélène Deltombe

Ai-je été un enfant violent ? Fixion violente, Daniel Pasqualin

  

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NAVARIN ÉDITEUR À PARIS 6 e




Aux sources du désir de cinéma

Au cinéma, croire à l’inconscient (1) est le beau titre d’un ouvrage récemment paru sous la direction de Jeannne Joucla, qui entourée d’autres collègues de l’ACF à Rennes, a provoqué sur plusieurs années des rendez-vous avec des cinéastes et leurs œuvres. Ces interviews sont enseignants sur ce qu’est le désir de cinéma, sur ce qui l’anime et lui donne sa respiration, non pas par l’étalage d’un savoir-faire appris sur le banc des Ecoles et peaufiné au fil du temps, mais par la façon dont chaque auteur consent à laisser résonner dans ce qu’il filme, l’impact des mots, collision souvent contingente et dont il n’est pas sorti indemne. Si ces cinéastes peuvent être considérés comme « précieux alliés » du psychanalyste, c’est parce que « écrire, réaliser, mettre en scène, monter, veut dire, articulé aux conséquences de l’inconscient »(2).

À la question de savoir si le cinéma a une quelconque prise sur le réel, question ayant laissé sceptiques des générations entières de psychanalystes quant à ce que le septième art pouvait leur apprendre, Gérard Wacjman répond par une affirmative parfaitement assumée : « la salle obscure est un lieu de liberté qui au contraire de nous éloigner, nous branche sur le réel »(3). Son magnifique texte d’ouverture opère un renversement de l’idée du cinéma comme un paquebot de rêve fait pour nous bercer, en faisant bondir dans le flot d’images qui défile, un réel pouvant sonner comme un réveil. Celui rencontré par Serge Toubiana enfant devant ce que lui révèle de la castration aussi bien la misère que la détresse de Guiletta Masina dans La Strada. Celui de l’iceberg percutant le Titanic et par lequel s’engouffre le Nouveau Monde en faisant sombrer l’ordre ancien où chaque chose se tenait à sa place. Mais aussi, et comment, ce réveil qui peut être pour une femme la rencontre imprévue avec un grand amour, tel le personnage de Kate Winslet, annonçant avec son oui ces autres oui de l’émancipation féminine qui viendra bouleverser le siècle naissant. Et c’est en suivant le trajet du bijou jeté à l’océan par-dessus bord que Wajcman fait surgir de manière éclatante l’extimité propre au cinéma, en nouant l’intime et le monde, dans cet objet dedans-dehors qu’est l’objet a(4).

Benoit Jacquot confie, dans un passage saisissant, comment son désir de cinéma s’est noué à la lecture, durant l’enfance, via un objet singulier, la voix de sa mère lui racontant au seuil de la nuit les films qu’elle venait de voir avec son père. « Bête fauve », « corne du taureau », Jacquot met un point d’honneur à faire entendre en quoi, parmi les artistes, c’est notamment le cinéaste qui se cogne contre ces solides, ces figures du réel. Il s’attarde sur sa formule, un rien équivoque, employée jadis, selon laquelle le cinéma implique de « domestiquer le réel », occasion de préciser que loin de designer une quelconque maîtrise, cela vient nommer la façon dont le cinéaste est appelé, dans ce qu’il filme, à approcher, contourner, « ce qui est le réel de la chose, c’est-à-dire ce qu’on ne sait pas »(5).

Souvenirs des films, des lectures, quelques idées erratiques, voilà ce qu’anime le désir de raconter une intrigue, « de préférence un peu obscure » chez Pascal Bonitzer. Scénariste au départ, le cinéma s’est trouvé pour lui dès le début entrelacé à l’écriture. S’il concède que la rencontre bonne ou mauvaise est au départ de tous ses films, il lui est arrivé d’être interprété par son propre film, notamment le premier, Encore, dont les éclats de rire dans la salle, le laissent stupéfait, réalisant alors qu’à son insu il a tourné une comédie. Depuis, ses films se tiennent sur « une ligne de crête, une ligne d’instabilité », où il ne peut avancer qu’en faisant « confiance à une certaine ignorance, une façon de faire confiance à l’inconscient »(6).

Scénaristes et metteurs en scène, Sophie Fillières et Mathieu Amalric livrent aussi les contours de ce lieu inattendu où le désir de cinéma prend vie. Pour chacun, les images qu’ils tournent gardent un lien étroit avec la limite des mots au cœur de l’écriture. « Quelque chose d’arraché à l’impossible »(7) pour S. Fillières ; prendre acte de ce que de la rencontre entre les corps ne peut pas être « disséquée »(8) par les mots, pour M. Amalric. D’autres rencontres, d’autres ponctuations lumineuses sur des films s’enchaînent dans ce livre, donnant corps à la thèse inaugurale de Gérard Wacjman où il rend solidaires deux moments majeurs de la fin du XIXème siècle : la première projection publique des frères Lumière en 1895 et le consentement de Sigmund Freud à ce que l’hystérique lui apprenne la voie de la talking cure. Surgissement de deux lieux de vérité inédits qui entretiennent dans ce livre, la plus joyeuse des conversations.

1 Au cinéma, croire à l’inconscient, sous la direction de Jeanne Joucla, Editions Nouvelles Cécile Defaut, Lormont, 2016.

2 Joucla, J., Op. cit. p. 19.

3 Wacjman, G., « Vive l’eau de Rose ! », Op. cit. p. 8.

4 Ibid., p. 12.

5 Ibid., p. 26.

6 Ibid. p. 48.

7 Ibid., p. 59.

8 Ibid., p. 67.




“M pour Mabel”. Face au deuil : désir ou dressage

« L’archéologie de la douleur ne se fait pas avec ordre et méthode »(1).

Le téléphone retentit. Helen apprend que son père vient de mourir d’une crise cardiaque. « Mort. Je me suis retrouvée au sol. Les jambes coupées, je m’étais effondrée »(2).
Son monde vacille. Sans conjoint ni enfant, cette historienne passionnée de fauconnerie depuis l’enfance se met alors en tête de faire l’acquisition d’un autour. Moment de franchissement. Car l’autour, « Graal obscur des ornithologues »(3), animal sanguinaire des forêts profondes, est réputé indressable. « Il y a là-dedans quelque chose de vivant »(4) se formule-t-elle au moment tant attendu de réceptionner la boîte renfermant l’oiseau. Et la voilà qui, croyant pouvoir dénicher son père au cœur de la forêt, se retranche dans sa forteresse avec son rapace.
Livre autobiographique aux accents hamlétiens, M pour Mabel retrace une quête à la frontière entre vie et mort, beauté et laideur, humanité et sauvagerie. Dans ce long travail archéologique en compagnie de Freud, « parce qu’il était encore à la mode à l’époque »(5), Helen tente de dénouer les nœuds de sa tragédie, les liens qui l’unissent au père. C’est dans un jeu en miroir avec l’auteur de La quête du roi Arthur, T.H. White(6), lui-même ayant tenté de dresser un autour dans une lutte sans merci, qu’elle aborde la question du dressage des pulsions.
La passion d’Helen pour la fauconnerie prend sa source dans celle du père qui, enfant, observait les avions bombardiers pendant la guerre, et qui devint photoreporter. Selon Helen, son père luttait avec son appareil contre la disparition. Elle évoque par ailleurs une perte précoce dont elle fut longtemps tenue dans l’ignorance, celle de son frère jumeau mort peu après sa naissance : « J’avais toujours eu l’impression qu’il me manquait une partie de moi-même »(7).
Nous mesurons là que la dimension scopique occupe une place de choix, ce que nous retrouvons dans sa position de spectatrice depuis sa plus tendre enfance.
Sa fascination dévorante pour l’autour s’origine d’ailleurs dans un épisode d’une terreur exquise lorsqu’à 12 ans, elle assiste frissonnante à la mise à mort d’un faisan par un autour. Elle repart avec six plumes du faisan dans son poing. « C’était la mort que j’avais vue »(8).
La perte brutale du père donne alors l’occasion à cet oiseau du passé de faire retour : « C’était l’autour qui s’était emparé de moi, pas l’inverse »(9). Elle l’appellera Mabel(10).
Se comparant à Hamlet qui n’est fou « que par le vent du nord-nord-ouest » et qui sait « distinguer un faucon d’un héron »(11), Helen cherche à tamponner la douleur du deuil par cette folie passagère, « pour combler l’abîme et construire un monde neuf et à nouveau habitable »(12). Dans ce bricolage, elle va mettre en œuvre une modalité du fort-da : « Il n’y avait rien qui puisse autant soulager mon cœur en deuil que l’autour revenant sur mon poing »(13).
Lacan précise: « (…) le deuil, qui est une perte véritable, intolérable à l’être humain, provoque pour lui un trou dans le réel. (…) ce trou se trouve offrir la place où se projette précisément le signifiant manquant. (…) Ce signifiant, vous ne pouvez le payez que de votre chair et de votre sang. Il est essentiellement le phallus sous le voile »(14).

Helen fait appel à tous les signifiants du dressage pour venir border le trou. L’un d’eux d’ailleurs, « Yarak », est un terme turc pour désigner l’autour lorsqu’il est d’humeur à tuer – et qui signifie en argot « pénis ». Cette humeur à tuer, Helen la mettra en acte dans des séquences de mise à mort et de dévoration. De quoi faire surgir sa question : « Tel était le grand mystère qui se reproduisait chaque fois. Comment les cœurs cessent de battre »(15). Le cœur, c’est celui du père, du frère, le sien.
Au fur et à mesure, Helen repère que cela ne peut constituer à terme une solution, que c’est un renversement : « Je suis devenue un spectacle (…). Pour la communauté, je représente la mort »(16).
Face à la disparition jugée « absurde » du père, parviendra-t-elle à redorer le blason paternel ? Aiguillonnée par le dard de la culpabilité, Helen se réveillera-t-elle ?
Ce parcours si singulier montre comment un sujet tente de dresser un cœur sauvage, d’apprivoiser sa question entre vie et mort, et de se dresser soi-même pour évacuer la question du désir.
« J’étais furieuse contre moi-même, contre ma propre certitude inconsciente que la nature était le remède dont j’avais besoin. Nos mains sont là pour serrer les mains d’autres humains. Elles ne doivent pas seulement servir de perche à un faucon »(17).

(1) Macdonald H., M pour Mabel (H is for hawk, 2014), Fleuve Editions, Paris, 2016, p. 270.

(2) Ibid., p. 23.

(3) Ibid., p.13.

(4)Ibid., p.78.

(5)Ibid., p.115.

(6) T.H. White (1906-1964) a écrit un livre sur le dressage de son autour : The Goshawk (1951).

(7) H. Macdonald, op. cit., p.74

(8)  Ibid., p.34.

(9)  Ibid., p.39.

(10) « Mabel » vient du mot latin « amabilis » = « aimable », « digne d’être aimé ». Par superstition, le choix du nom du rapace est fait de façon inversement proportionnelle aux qualités attendues par le fauconnier.

(11 )Shakespeare W., Hamlet (1603), Librio, Paris, 2004, p. 49.

(12 )Macdonald H., op. cit., p. 28.

(13)Ibid., p.189.

(14Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, « Le désir et son interprétation » (1958-1959), Seuil, Paris, 2013, p. 398.

(15) Macdonald H., op. cit., p. 266.

(16) Ibid., p. 300.

(17)  Ibid., p. 294.




« Divines », d’une jouissance à l’Autre

Divines[1] est un film qui traite du féminin dans notre modernité en tant qu’il prend le pas sur le viril comme le souligne Jacques-Alain Miller[2]. La réalisatrice a pris le parti de mettre en scène une femme forte, ne craignant ni la mort ni la castration. L’héroïne du film fait le choix de la jouissance phallique et l’écriture des dialogues le souligne à travers des signifiants marquants ; ce qu’elle veut c’est « Money Money ! » et « avoir du clitoris » comme le lui reconnaît la caïd du quartier, elle-même chimère androgyne. Imaginairement ces personnages font exister La femme, aussi bien celle qui fait l’homme mieux que tout homme, que la divine et intouchable prêtresse aux atours féminins exacerbés.

Mais ce film ne s’arrête pas à la mise en scène d’une quête de jouissance phallique, il va bien au-delà par les contingences de la rencontre amoureuse qui confrontent l’héroïne à ce qu’elle a de pas toute. Un homme, un danseur, la révèle autre à elle-même. Se dessine alors à l’horizon un point vers lequel toute la trajectoire du personnage pourrait basculer, le début d’une relation amoureuse l’autorisant à lâcher un peu sa jouissance phallique. C’est sur ce point précis de la jouissance féminine fondamentalement divisée entre jouissance phallique et jouissance Autre, que Divines est une œuvre qui touche à quelque chose d’universel.

Houda Benyamina s’est défendu d’avoir voulu réaliser un énième film sur les banlieues et pour cause, cet universel de l’énigme de la jouissance féminine transcende tous les cadres sociaux culturels. La réalisatrice nous a également proposé cette prédiction : « Le vingt et unième siècle sera féminin ! ». J.-A. Miller[3] nous démontre que cette montée du féminin, si elle apparaît au premier plan aujourd’hui, ne date pas d’hier. Il en fait la conséquence d’une contingence bien particulière, celle du moment imprévisible où une découverte scientifique va trouver son application pratique dans le quotidien. Ce type de contingence, qu’on le veuille ou non détermine plus que n’importe quel choix politique, économique ou social la destinée de l’humanité, et ce à différents niveaux.

Si Divines n’est pas qu’un film sur les banlieues, il ne s’agit pas non plus d’un film féministe militant. Ce que sa réalisatrice a su saisir et porter à l’écran c’est ce point subtil du parcours d’une femme où se dessine la division de sa jouissance. Freud nous en avait donné un premier repérage chez la petite fille fondé sur l’anatomie et le complexe d’œdipe : « Nous avons depuis longtemps compris que le développement de la sexualité féminine est compliqué par la tâche consistant à abandonner la zone génitale originairement directrice, le clitoris, pour une nouvelle zone, le vagin. Maintenant, une seconde transformation de ce type, l’échange de l’objet-mère originel contre le père, ne nous semble pas moins caractéristique et significative du développement de la femme. »[4] Au-delà de l’Oedipe et des pièges imaginarisants de l’anatomie, Lacan a su formaliser cela en termes logiques dans son tableau de la sexuation[5]. Il pose ainsi que « La femme n’existe pas », c’est-à-dire que les femmes ne constituent pas un ensemble pouvant être pris comme un tout. Qu’elles sont chacune face à ce qu’elles ont de plus singulier et que d’autre part une femme n’est pas toute dans la jouissance phallique. Divines illustre ce parcours d’une fille vers une femme, d’une jouissance vers l’Autre. Lorsque la rencontre amoureuse a lieu, la protestation virile de la jeune femme face à son partenaire est remarquablement mise en scène dans une danse qui confine au combat, Houda Benyamina l’a qualifiée comme telle pour l’opposer dans son écriture cinématographique à une seconde scène de danse où l’héroïne s’abandonne dans les bras de son partenaire et accepte enfin de lui livrer son prénom, non sans avoir maintenu l’énigme jusqu’au dernier moment. Subtile évocation, dans l’ivresse d’un tournoiement, de cette Autre jouissance qui renvoie au manque de signifiant dans l’Autre.

Seulement voilà, « […] la jouissance qu’on a d’une femme la divise, lui faisant de sa solitude partenaire, tandis que l’union reste au seuil. »[6] Face à sa division et à l’impossible de structure du rapport sexuel, la jeune fille va céder sur son désir et rebrousser chemin vers une jouissance phallique. Ici se joue la destinée annoncée de ce drame.

Saluons l’artiste qui a écrit et réalisé ce film en parvenant à puiser dans son propre inconscient ce savoir insu et qui pourtant relève de l’universel.

[1] Le 9 juin 2017 s’est tenue à Béziers une soirée cinéma et psychanalyse, autour de la projection du film « Divines » suivie d’un débat avec sa réalisatrice Houda Benyamina.

[2] Cf. Séminaire VI de Lacan, 4ème de couverture.

[3]  Cf J.A. Miller, Radio Lacan, “Les psychanalystes dans la politique”, Question 2

[4]  S. Freud, « De la sexualité féminine », OCF.P, XIX, 1931, p. 9

[5] J. Lacan, Le Séminaire XX, 1972-73, “Encore”, p. 73

[6] J. Lacan, Autres écrits, “L’Etourdit”, p. 466




Zweig le chasseur d’âme et Freud l’incurable désillusionniste

La résonance des écrits de Stefan Zweig « le chasseur d’âme » avec les interrogations de notre époque jette toujours une lumière nouvelle sur des points d’impasses du discours politique. En tant qu’humaniste désirant se situer au plus près « des secousses sismiques » du xxe siècle, comme il l’écrit dans Le Monde d’hier(1), son absence de prise de position politique publique illustre comment, n’arrivant pas à trouver la juste mesure d’un bien-dire, il se retrouva pris lui-même dans une impasse radicale.

Lui, plus qu’un autre a éprouvé sidéré le déchirement de l’humanisme face à la barbarie. Dans une époque, où l’aggravation du désastre allemand devait installer au cœur de l’Europe l’Hybris raciste du Troisième Reich, Zweig a éprouvé dans son exil intérieur les limites du quant-à-soi littéraire. En se montrant plus tiraillé qu’aucun de ses pairs.

L’énigme du désir de Freud pour Zweig.

Ce qui intéresse avant tout Stefan Zweig dans son livre, La guérison par l’esprit(2), c’est le mystère Freud. Il y campe l’homme seul face à son siècle qui ne cédant en rien eut « le courage de savoir ce qu’il savait et le triple courage d’imposer ce savoir à la morale obtuse et lâchement résistante de l’époque ». Au-delà, on saisit que Zweig est captivé par quelque chose d’obscur, qui fait aussi l’être de Freud, lorsqu’il nous décrit la vie rien de moins qu’aventureuse de cet aventurier de l’esprit, sa « régularité grandiose », son « inexorable calendrier » de travail.
C’est seulement sur le visage de Freud marqué par le temps que Stefan Zweig croit voir apparaître l’être caché. Les qualificatifs qu’il lui attribue sont très éclairants : obstiné, sévère, dur, offensif, inexorable, presque irrité, aigu, perçant, amer, impitoyable, soupçonneux, etc. Bref un homme au « visage tyrannique », à « la dureté biblique » dont « les lèvres se ferment comme sur un non ». Freud n’est pas une brute pour Stefan Zweig, c’est un génie, ce qui irrite Freud. Pourtant, c’est par quelque trait de Freud, qu’il semble avoir en commun avec la brute qu’est Czentović dans Le joueur d’échecs, que Zweig se trouve fasciné : tous deux sont des êtres voués à une chose unique, indéfectiblement, sans influence et sans équivoque. Or Stefan Zweig, lui, ne semble pas être l’homme d’une passion, même s’il écrit si bien sur les passions de l’âme des autres. Il lui faut les rencontres, les conversations, qui ont une belle place dans son journal, les stimulations de son entourage, pour affirmer son être propre. Homme d’ouverture aux événements de son époque il reste cependant soumis aux versatilités et contradictions du moment. Il préfère être l’homme de biographies, d’essais sur les grands hommes, nourri comme son joueur d’échecs de toutes les parties déjà jouées, c’est un talent plastique et séduisant, qui rêve de son contraire. Freud incarne pour lui surtout un os, l’énigme d’une certitude, n’hésitant pas à prendre des positions décisives et radicales.
Telle est la touche subjective du Freud de Zweig, considérant qu’on ne pouvait déjà plus imaginer quelle bombe Freud avait été dans les années 1900, et notamment sa levée du voile sur le sexe. Zweig a cru que l’inassimilable, c’était que l’inconscient parle sexe, sans voir que la subversion radicale, c’était qu’il parle, sans personne pour dire, laissant dès lors la raison divisée, et l’homme, auquel Zweig voulait croire, pas si assuré d’être entier. Stefan Zweig a de l’âme et de l’esprit plein la plume, là où il ne nous reste que l’individu, ou le vide du sujet, si on a lu Lacan.

Le malaise de Zweig face à Freud

L’optimisme de l’humaniste Zweig, ses convictions, ne cessent encore de nous surprendre. Stefan Zweig, selon son choix subjectif, et bien au-delà des marques de son époque, voulait pouvoir espérer. On le saisit fort bien, quand il s’agit pour lui de situer, à la fin de son essai, ce qui était alors le dernier texte de Freud, Le malaise dans la civilisation. Il n’y a aucun doute, ce texte l’effraie. Freud ayant noté que « pour l’humanité comme pour l’individu, la vie est difficile à supporter », Stefan Zweig s’écrie :« mot terrible et fatal(3) »!, précisant « indéniablement, il y a dans la psychanalyse quelque chose qui sape le divin, quelque chose qui a goût de terre et de cendre(4) ».
C’est explicite, Stefan Zweig ne veut pas croire « l’incurable désillusionniste » qu’est Freud, car « l’âme est affamée de croyance (5) ». Cette chute n’est pas sans surprendre à la fin d’un volume qui a exalté, dans un style d’admiration passionnée, l’inflexible désir de savoir de Freud. Stefan Zweig l’avoue, il ne veut pas croire que la psychanalyse n’est pas un humanisme. En conséquence, il lui reproche de n’être « qu’humaine » là, où, comme apôtre du sens, il veut toujours espérer.

La solution de Zweig : « La politique passe, l’art demeure. »

Zweig s’en tenait à un apolitisme prudent, jamais de protestations publiques, refus de prendre officiellement position contre l’Allemagne nazie. Il l’explique dans Le monde d’hier : « mon mouvement naturel, dans toutes les situations périlleuses, a toujours été de les esquiver, et ce n’est pas seulement dans cette circonstance qu’on a pu, peut-être à bon droit accuser mon irrésolution ».
« La politique passe, l’art demeure, il faut donc agir en vue de la pérennité et abandonner l’activité d’agitateur à ceux qu’elle occupe et comble déjà pleinement. » Différent avec Joseph Roth qui voyait dans le national socialisme une négativité radicale : « une démence extrême, écrit-il, qui prenait la forme de ce qu’en psychiatrie, on appelle la psychose maniaco-dépressive ». Trois mois après la prise de pouvoir d’Hitler, il écrivait « le monde est très, très bête : bestial ».
Joseph Roth et Stefan Zweig ont eu un point de convergence : le recours à l’écriture comme levier pour rejeter l’intolérable. Il articula une première prise de position contre ses détracteurs qui lui reprochent son absence de position contre les nazis avec sa biographie d’Érasme en 1934, alors qu’il est déjà exilé en Angleterre, à sa manière humaniste. Il refusa par exemple de publier des extraits de texte dans la revue des exilés de Klaus Mann, Die Sammlung(6).
Il écrit à René Schickele en août 1934 : « Je considère qu’il est de notre devoir de ne pas attaquer chaque manifestation isolée, comme le font les journalistes et polémistes, mais d’aller à l’encontre des causes. » On constate dans ses récits de vies exemplaires des grands humanistes un refuge face à la brutalité de l’époque. Cet exil intérieur d’un lettré n’a pas l’éclat du « non » d’un Joseph Roth, mais il a permis à Zweig de ranimer une grande tradition européenne, celle de la « cultura animi. » La tragédie de l’écrivain face à l’histoire s’éclaire de sa correspondance avec Joseph Roth et de son lien avec Sigmund Freud. Zweig n’a pas saisi immédiatement la négativité radicale et la barbarie du Troisième Reich imaginant un temps qu’elle se limiterait à une sorte d’amok de démence sans lendemain de la conscience européenne. Enseignement sur l’utilité des humanités dans de sombres temps grâce à celui qui choisit dés les premières semaines de l’année 1934 le pari d’un humanisme pacifique auquel il croyait tout en écrivant des biographies de grands humanistes Érasme, Castellion et Montaigne. Plus tard, Zweig a montré qu’il ne voulait pas s’en tenir aux prudences de « l’exil intérieur » et comme il n’avait jamais ressenti de sa vie aussi cruellement « l’impuissance humaine face aux événements mondiaux », il a cherché au Brésil un sauf-conduit. Une échappatoire vaine comme le confirme son suicide en 1942 à Pétropolis, sûrement parce qu’il ne lui était plus possible de rester aveugle à la faillite de la raison européenne et à la barbarie mettant en péril l’humain. L’humanisme purement intellectuel et la supériorité seulement morale sont insuffisants pour obtenir la victoire.

La solution de l’exil radical par séparation de sa langue maternelle

Mais le sens ultime de la relation de Zweig à celui qu’il nommait le « dévoileur » tient sans doute moins à ce qu’ils se sont apportés l’un à l’autre qu’à l’humanisme mélancolique sur lequel ils se sont retrouvés, après la prise de pouvoir de Hitler, face au suicide de leur patrie perdue, l’Autriche cosmopolite. « Au cours des heures passées en sa société, j’avais souvent parlé avec Freud de l’horreur du monde hitlérien et de la guerre », se souvient Zweig dans Le monde d’hier. « En homme vraiment humain, il était profondément bouleversé, mais le penseur ne s’étonnait nullement de cette effrayante éruption de la bestialité.(7) »
Zweig revient sur le pessimisme de Freud qui le dérangeait tant lorsque celui-ci niait « le pouvoir de la culture sur les instincts ; maintenant on voyait confirmée de la façon la plus terrible – il n’en était pas plus fier – son opinion que la barbarie, l’instinct élémentaire de destruction ne pouvait être extirpé de l’âme humaine(8) ».
L’enjeu politique actuel, en ce moment des élections françaises, doit prendre en compte la lucidité de Freud : la nécessité d’un savoir y faire, d’une attention éclairée, et notamment par la psychanalyse, sur ce qui gîte aussi dans l’humain, la pulsion de mort, la haine, en tension avec la pulsion de vie. À la fin de sa vie, Zweig finit par se ranger du côté de l’incurable Freud sans lâcher son espoir en la communauté des nations : « Peut-être que dans les siècles à venir on trouverait un moyen de réprimer les instincts tout au moins dans la vie en communauté des nations ; dans la vie de tous les jours, en revanche, et dans la nature la plus intime, ils subsistaient comme des forces indéracinables, et peut être nécessaires pour maintenir une certaine tension(9). »
Faute de pouvoir supporter la vie sans plus de mirage, Stefan Zweig choisit en 1942 le programme de l’exil radical, se coupant de sa langue maternelle tant aimée, irrémédiablement alors souillée par la barbarie nazie. Le suicide aurait-il été ensuite le prix à payer pour lui de la chute de son idéalisme humaniste ?

1 Zweig S., Le monde d’hier, Paris, Les belles lettres, 2013.

2 Zweig S., Sigmund Freud. La guérison par l’esprit, Le Livre de poche, 2010, p. 945.

3 Zweig S, Sigmund Freud. La guérison par l’esprit, op, cit., p. 984.

4 Ibid., p. 979.

5 Ibid., p. 990.

6 Die Sammlung, https://germanica.revues.org/2407

7 Zweig S, Le monde d’hier, op, cit ., p. 439.

8 Ibid., p. 439.

9 Ibid., p. 439.




Philippe Katerine, Un tout seul Patouseul*

Hors norme ?

Que Philippe Katerine rechigne à être identifié, à entrer dans une petite case (artistique au sens large, mais aussi musicale, tant les genres qu’ils empruntent sont variés) le rend difficilement situable et c’est probablement déjà, quelque part, une objection à notre époque de la norme. Mais c’est encore et surtout par son sens de la subversion et son minimalisme que l’on peut l’éprouver hors de ce régime de la norme. Décrit par un journaliste : « pointilliste de la chanson française en trompe-l’œil 1 », et par son père : fils avec lequel « on a appris à être toujours étonnés 2 », Philippe Katerine, n’en finit jamais de surprendre à coups de ritournelles désopilantes et de formules absurdes ou provocantes qui nourrissent ses textes. Ceux-ci sont parfois réduits à un trognon de quelques mots ou quelques phrases insolites, scandés dans ses chansons. Des paroles « Laissez-moi manger ma banane tout nu sur la plage ! 3 » à « Je suis la Reine d’Angleterre et je vous chie à la raie. 4 », en passant par « Liberté, mon cul / Égalité, mon cul / Fraternité, mon cul 5 », il amuse, bouscule ou dérange. Fantasque et décalé, il cultive une certaine ivresse de la répétition (celle du texte comme de l’instrumentation), par exemple dans cette chanson uniquement composée de la réitération des paroles : « Juïfs / Arabes / ensemble » et dont le clip le même en scène, vêtu à la façon d’un archevêque parmi des hommes quelque peu dénudés, au beau milieu du bar et d’une piste de danse aux allures de boîte de nuit gay. À propos de son esthétique minimaliste et de sa fantaisie, il explique que ses textes sont néanmoins pour lui « extrêmement sérieux 6 » et qu’à dessein, il « dépouille pour faire de la philosophie : je suscite une question, une élévation, un tremplin, mais je n’apporte pas de chute. Pour décrire une situation qui provoque réflexion, deux-trois mots suffisent. […] Souvent, on remplit par narcissisme, pour combler ses lacunes. Mais j’aime cet adage : le moins, c’est le plus ! 7 »

Travail sur la matière de la lettre

Amateur de la suspension du sens donc, à écouter Katerine, on pressent très vite le goût qui est le sien pour la lettre, matérialité pure de la langue. Un titre pourrait en faire office de quasi caricature, Les derniers seront toujours les premiers, dont le texte est l’énonciation des vingt-huit lettres de l’alphabet (dans un sens puis dans l’autre). Notre artiste confirme son attrait pour la chose de façon limpide : « Pour moi, écrire une chanson, c’est chercher à créer des contradictions, utiliser les sons comme des atomes pour les combiner de toutes les façons possibles. Seul ce travail sur la matière m’intéresse et justifie à mes yeux le temps passé à composer. 8 » Attaché à faire vibrer la lettre selon différentes variations et tentant, tour à tour, de faire « souffrir 9 » son auditeur avec des chansons répétitives, puis que ces dernières, ensuite, « flattent l’oreille 10 », il explique qu’il écrit en faisant des découpes de bouts de textes, des « recoupements 11 », des collages avec de nouvelles phrases. C’est une pratique de création dont il commente qu’elle emporte véritablement son corps, non de façon douloureuse, mais de façon néanmoins éprouvante – au point de le laisser en sueur à la fin de la composition.

Son affinité avec cet usage hors sens de la langue ne date pas d’hier. Il explique avoir, dès l’enfance, presque quotidiennement tenu « un journal intime sans trop de sentiments 12 » pour, à la fois, ne pas se laisser déborder 13, « quadriller [son] territoire 14 » et « agencer le monde 15 ». Il s’agissait d’« un espèce de tableau biographique avec des horaires, des prix, des chiffres, des dates, des noms de rues, pour essayer de rendre les choses un peu plus claires dans [son] esprit. [Il poursuit :] Je notifie, je classe chronologiquement ou sentimentalement. […] C’est un peu un journal intime mathématique : j’additionne les chiffres pour en créer d’autres totalement abstraits, mais qui pour moi ont un sens. Je n’en tire pas de règle, mais cela me crée une satisfaction du moment, je me sens bien à faire cela. Je travaillais aussi beaucoup sur des cartes. J’y mettais des dates, des numéros de route, des flèches. Je relatais mes événements par divers signes. Cette manie m’avait un peu passée, mais elle est revenue dans mes chansons. 16 » En atteste pour le moins la chanson Poulet N. 728120 dont les paroles sont en substance les suivantes : « Poulet N°728 120 / Poulet de Vendée / Élevé en plein air / 89 jours et 90 nuits / Parmi 380 autres poulets / Alimenté avec 75% de céréales / […] / Le 11 décembre 1998 / je l’ai acheté 52 francs 55 / Chez le boucher chauve, / Rue de la bastille. / Je l’ai mangé chaud le midi, / Froid le soir, avec une bouteille de vin rouge. / Je l’ai adoré le poulet / Poulet N°728120 / Je t’aime, je pense à toi. » En atteste encore, parmi d’autres, le morceau intitulé Numéros, dans lequel un homme, désigné non par son prénom, mais par son numéro de sécurité sociale, s’adresse à une demoiselle désignée elle-aussi par ce même matricule.

Ce texte est extrait d’une intervention faite par Sophie Simon dans le cadre des Causeries du Lundi, à Lille. Cette année, les Causeries préparaient Pipol autour du thème Les Déjantés.

* « L’Un tout seul » : formule de JAM pour indiquer la solitude de l’être parlant. « Patouseul » : chanson de Philippe Katerine sur la solitude.

3 . La Banane.

4 . La Reine d’Angleterre.

5 . Liberté.




Viduité du regard dans « La dernière bande » de S. Beckett

En 1958, S. Beckett écrit sa pièce La dernière bande. Dans un dispositif dépouillé, clos et sombre, un homme seul, Krapp, dialogue avec une bande magnétique enregistrée par lui-même 30 ans plus tôt.

Cet homme, dont le nom résonne avec « crap » / « merde » en anglais, a un rapport profondément désaccordé au monde qui lui fait face et le regarde. Son rapport morcelé au corps et à la langue l’oblige à lutter âprement pour avoir le sentiment d’exister. Réécouter rituellement sa bande enregistrée en la faisant répétitivement revenir au passé lui permet de revenir à des états de corps révolus, notamment comme celui d’un amour serein avec une femme charnellement belle et jeune, et lui permet, un court instant, de se libérer de son chaos existentiel et de le rattacher à la vie.

Mais la présence de la mort comme absence irreprésentable, celle de la mère indissolublement liée à sa vie, le ramène inexorablement à ce moment terrible et mémorable où il a choisi l’écriture : « Cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierais jamais, où tout m’est devenu clair. […] Voilà j’imagine ce que j’ai surtout à enregistrer ce soir […] du miracle qui … (il hésite) … du feu qui l’avait embrasé. »1 Ce feu indestructible noué à ce dur combat avec la langue qu’est l’écriture est devenu dés lors la seule véritable échappatoire pour cet homme dénué de toutes certitudes, jusqu’au chaos, jusqu’au silence nu, jusqu’à la viduité de tout regard.

Avec La dernière bande, Beckett met-en-scène, comme une farce grotesque et tragique, un personnage clownesque, qui, entre ombre et lumière, tend un miroir au spectateur. Dans ce miroir, le spectateur est pour Krapp cet autre, cette « sorte de semblable, de double, plus beau que lui-même »2 qui permet à Krapp-Beckett, le temps de la représentation, d’être lui-aussi un homme. Mais cet autre-spectateur est aussi celui à qui est dévoilée dans le miroir cette vérité cachée derrière l’image, la vérité du désarroi. À travers la dépossession-de-tout de Krapp, le spectateur apprend à se voir comme celui qui ne comprend rien à rien et ne sait rien de ce qu’il désire. Il lui faut éprouver ce que tout homme éprouve : qu’il est « ce personnage qui se demande tout le temps s’il existe, [et qui] n’a d’un tort, c’est de répondre oui. […] Fondamentalement, il est là, tout seul. »3

Dans ce rendez-vous théâtral, Beckett, sa pièce La dernière bande et le spectateur se nouent de façon solidaire pour que surgisse, l’instant de la représentation, l’être sans objet, sans regard, et qui nous regarde. Mettre aujourd’hui en scène le théâtre beckettien, comme l’a fait dernièrement P. Stein au Théâtre de L’œuvre, est un choix propre à nous rappeler à ce que Lacan nomme « la douleur d’exister quand le désir n’est plus là. »4 Il nous montre un monde dépeuplé et éparpillé, un monde des Uns-égarés, à l’image de notre XXIe siècle mondialisé. Mais c’est aussi, en montrant cet être beckettien sans regard, provoquer les questions et les réflexions du spectateur, c’est-à-dire causer son désir.

1 S. Beckett, La dernière bande, 1958, Minuit, 1959, p. 74.

2 J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, 1958-59, La Martinière, 2013, p. 394.

3 J. Lacan, Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, 1954-55, Seuil, 1978, p. 311.

4 J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op.cit, p. 116.