
Ah ! L’Art…
Intrigante exclamation ! polysémique. Soupir, étonnement, lassitude, emphase ou ardeur ? … Elle en dit long mais aussi peut couper court !
Cette interjection, ce dire, vient de biais traverser les longs commentaires inspirés et les brèves exaltations ; c’est une ouverture qui ferme toute glose mais, aussi bien, dit tout le champ de l’ouvert que le signifiant art mobilise… Ce flot de dits et de dires pour approcher cet obscur et lumineux objet (?) dont l’arrivée dans le monde fait effraction ex-nihilo. Cette exclamation dite dans La mort de Danton et sa problématique répétée quatre fois dans l’œuvre trop courte de Büchner est reprise par Paul Celan dans son Méridien [1] et décline une interrogation complexe sur l’art avec des réponses d’étapes qui ne conduisent pas à élargir l’art [2] mais à l’équivaloir au poème : il est expérience solitaire car singulier, dans toutes les acceptions du terme. « Élargir l’art ? Non. Va plutôt avec l’art dans l’étroit passage qui est proprement tien. Et dégage-toi. » Si nous suivons cette pente, une œuvre, en tant qu’Œuvre est poème. Ce poème au sens celanien est coupure du souffle, renversement, il est le pas de l’art et même pas-d’art ; unheimlich. Cette perspective de resserrement de l’art – sorti de la représentation et du batelage – est fragmentation du récit où le langage cède jusqu’au mot, au blanc, au silence, comme une séparation interne à l’art lui-même. Il indique une orientation que nous appellerions un acte, une in(ter)vention. Contre l’oubli de qui parle/montre/fait lire, et à qui il s’adresse, le poème donne chance de saisir un événement d’existence. Alors l’art est événement à l’instar du dire.
Parle, toi aussi,
Parle le dernier à parler,
Dis ton dire. [3]
Cette sorte de prière dialogique indique aussi bien la recherche d’un signifiant nouveau – échappant à la frappe de la langue des bourreaux, des maitres – que le passage par le terrible mutisme qui guette le poète ; Maurice Blanchot lecteur de Celan, la saisit comme « un vide saturé de vide » [4] pour gagner une direction. Toucher au réel par la littéralité.
Ce vide-là, la psychanalyse en fait grand cas notamment sous l’espèce d’effet de trou que le poème peut prendre en charge, ce trou du symbolique. Une syncope produite par l’absence d’arrivée de sens.
Bien sûr, Dire l’art c’est ce qui nous presse lorsqu’il y a rencontre, tant il nous convoque et nous déroute, nous inter-dit et nous oblige. Il ajoute à son époque un supplément rebelle qu’il s’agit d’approcher sans pouvoir en faire le tour, d’accueillir dans un état de dépossession fondamentale. Mais le corps a été touché, l’esprit alerté, la raison délogée. Quelque chose a eu lieu, a fait mouche. L’effet du dire-de-l’art lui-même, au un par un, est affect, association, appel… de jouissance à jouissance. On se laisse dire ce qu’on n’a pas lu, on est déplacé à l’intérieur de l’œuvre.
Nous sommes à l’occasion, attendus du côté de l’art du bien-dire l’art, à l’instar de l’Art du bien-dire dévolu d’abord à la rhétorique. Cet objet-œuvre, le lecteur le déchiffre, lit son poème, « dont les éléments de la littéralité apportent leur ferment à la levure du rien » [5].
Dans son Séminaire sur l’Éthique, Lacan nous propose de penser la question de la création, dont la figure du geste du potier en est l’épure, comme ce moment où « il y a identité entre le façonnement du signifiant et l’introduction dans le réel d’une béance, d’un trou » [6].
Après la Catastrophe dont se déshonore le XXe siècle, le po(è)tier a témoigné de la « mutabilité poétique » [7] en transformant l’impensable en impossible à dire, dont le poème est l’exacte sécrétion.
… à quoi bon te dire combien tout,
absolument tout est délire,
rêve inhumain et blafard. [8]
Michèle Elbaz
______________
[1] Celan P., Strette, Trad. Du Bouchet A., Paris, Mercure de France, p. 194.
[2] Slogan de Louis-Sébastien Mercier.
[3] Celan P., De seuil en seuil, Trad. Briet V., Paris, Christian Bourgeois, 1991. La traduction proposée ici est de M. Blanchot. Cf. Blanchot M., Le dernier à parler, Montpellier, Fata Morgana, 1984, p. 47.
[4] Ibid. p. 11.
[5] Bollack J., « Délires. Le bouleversement des limites dans l’œuvre de Paul Celan », Barca !, n°8, mai 1997, p. 27.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 146.
[7] Mandelstam O., Entretien sur Dante, Chêne-Bourg, La Dogana, 1989, p. 16.
[8] Mandelstam O., Lettre à sa femme (depuis les geôles staliniennes). Cité par Crépon M., Terreur et poésie, Paris, Galilée, 2004, p. 104.
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