Le sujet acéphale de l’hameçon
Les adresses contemporaines faites aux praticiens des institutions de la FIPA ont pour caractéristique frappante de n’être pas, le plus souvent, constituées comme demandes au sens où on l’entend en psychanalyse, si ce n’est par ce point ténu – et crucial – qu’elles ont à en passer par la parole. C’est de là qu’il est tendu, le crochet de l’hameçon, dans l’attente d’agripper un bout de corps par l’angoisse ou le symptôme.
Lacan indiquait que le sujet, « il me demande… du fait qu’il parle : sa demande est intransitive, elle n’emporte aucun objet. »[1] Si le patient se présente parfois avec une demande implicite, celle de « le guérir, de le révéler à lui-même, de lui faire connaître la psychanalyse »[2], ce n’est pourtant pas de cela dont il s’agit : « cette demande, il le sait, peut attendre »[3]. Les sujets modernes dans leur adresse sont au ras de cela, souvent captifs de l’injonction à jouir où s’articule l’Autre de l’époque.
Cette demande, « ce n’est même pas la sienne, poursuit Lacan, car après tout, c’est moi qui lui est offert de parler. […] J’ai réussi en somme ce que dans le champ du commerce ordinaire, on voudrait pouvoir réaliser aussi aisément : avec de l’offre j’ai créé la demande. »[4] Ainsi, la demande se situe plutôt du côté du praticien – non pas qu’il l’appelle de ses vœux, qu’il la désire, pour légitimer son rôle, par exemple – mais parce qu’il la sait impliquée dans l’articulation même de la parole. Dès lors, sa position est orientée de la supposer dans la façon dont il reçoit ce qu’on lui dit. Et les écailles du poisson alors miroitent dans les interstices de la parole.
La demande contemporaine telle qu’elle s’exerce dans les institutions de la FIPA s’approche du mouvement de la pulsion elle-même, silencieuse et impérative. Jacques-Alain Miller proposait de dire que « la pulsion est une demande, une demande que l’on ne peut pas refuser – acéphale […] c’est une exigence du corps » [5]. Il poursuit : « la pulsion comme forme supérieure de la demande, c’est-à-dire une demande dont les éléments ne sont pas les signifiants de la langue mais les signifiants du corps. »[6] « Forme supérieure de la demande », c’est-à-dire celle située au second étage du graphe du désir, au-dessus et parallèlement de la ligne du grand A, « où sont supposés co-présents la batterie phonématique de la langue, le dictionnaire et tout ce que l’on peut rassembler de façon indistincte sous le nom de trésor de la langue »[7]. Un second trésor de la langue se situe sur l’étage supérieur du graphe où « est rassemblée la langue du corps […]. Ce sont les archives de la demande pulsionnelle, les archives de ce que l’on appelle, encore aujourd’hui, les traces archaïques »[8].
On saisit dès lors en quoi parler, en tant que cela implique de demander, peut persécuter celui qui parle. Paradoxe : il s’agira alors pour le praticien de désamorcer cette demande incrustée dans la parole, cette exigence de corps qui persiste comme demande mutique. Qu’elle confronte à jouir, purement et simplement, on la contournera. Mais c’est toujours, dans son fond « une demande radicale »[9] : « Demander, le sujet n’a jamais fait que ça, il n’a pu vivre que par ça, et nous prenons la suite. »[10]
Quel poisson attraperons-nous lors de la Journée de la FIPA, le 17 mars prochain ? Pas de pêche miraculeuse, sans doute, mais peut-être une avancée, des discussions sur ce point délicat de la demande qu’il faut parfois savoir ne pas ouvrir. Lacan indiquait que « la demande progresse vers un point […] d’identification »[11]. Mais alors qu’attendre des traitements des institutions de la FIPA ? J.-A. Miller à ce propos pouvait craindre il y a dix ans que la psychanalyse puisse « mourir de sa complaisance à l’endroit du discours du maître. Le discours du maître suppose une identification du sujet par un signifiant-maître […]. On met au travail le savoir de la psychanalyse, qui est là en position d’esclave, inscrit dans la structure du discours du maître. […] Le problème c’est que le masque qu’on porte sur le visage, il finit par s’incruster, et quand il s’incruste, la différence s’estompe. Alors, il est certain que le danger des effets thérapeutiques rapides c’est qu’on fait fonctionner – comment faire autrement ? –, on fait fonctionner un signifiant comme signifiant-maître pour le sujet, pour lui permettre de se repérer, donc on l’identifie. » [12]
Pourtant, la demande radicale du sujet trouve, de structure, un « pas de réponse » à quoi se tenir comme à un fil, le long des traitements effectués dans les institutions de la FIPA. Pour certains sujets, on fait le pari que la parole sera opératoire. Le traitement peut se lire comme un tour de pulsion, pas toujours bouclé, contournant soigneusement l’objet mais le situant en creux, aboutissant le plus souvent sur un signifiant-maître dont la profération peut avoir valeur d’acte – en séparant davantage qu’en identifiant.
[1] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » (1960), Écrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1966, p. 617.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, n° 77, 2011, p. 140.
Voir aussi sur Cairn : https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2011-1-page-135.htm
[6] Ibid., p. 141.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit.
[10] Ibid.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » (1964-1965), leçon du 13 Janvier 1965, inédit.
[12] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 12 novembre 2008, inédit. Consultable en ligne ici.