Dans « Le dictionnaire des intraduisibles » [1], la philosophe et philologue, Barbara Cassin rappelle qu’au XXe siècle la langue anglaise a rompu avec la langue philosophique, avec son héritage grec, en asséchant tout questionnement sur l’être. La langue anglaise s’est ainsi employée « à dégonfler les baudruches de la métaphysique » [2] pour s’énoncer désencombrée de ce jargon d’autant qu’elle est riche de ses particularités linguistiques, note B. Cassin. Elle serait la langue du common sense au plus près des expériences de la vie dont parle Wittgenstein, Austin ou bien Cavell. En revanche, Heidegger établissait un tout autre statut à la langue allemande. Il la haussait en haut du palmarès des meilleures langues philosophantes. On pourrait en déduire que les langues philosophiques exacerberaient les nombreuses considérations dont celles-ci sont l’objet. Or, c’est aussi généralisable aux langues naturelles. Rappelons à cet effet, la fameuse distinction que les Grecs opéraient entre logos/barbares. Ce mot grec bàrbaros est une onomatopée péjorative faisant entendre la sonorité rauque tel un grondement de tonnerre de celui qui ne parle pas le grec. Ce sont-là quelques exemples de la dimension imaginaire de la langue. Pour l’être parlant, il y a cette dimension imaginaire de la langue qui pousse à croire que parce qu’il en dispose, il la possède.
La psychanalyse renverse cette idée, cette idéalisation de détenir une langue quand bien même est-elle maternelle. Se penser auteur de plein exercice de sa langue, c’est, en premier lieu, ne pas vouloir savoir qu’elle est à l’extérieur de soi puisque c’est l’Autre qui d’abord nous parle. Il n’est guère surprenant qu’on s’en défende. C’est ce que Lacan porte à notre attention lorsqu’il dit dans Le Sinthome qu’« on ne fait que s’imaginer la choisir » [3]. Ce choix forcé est une des dimensions de la langue. Sur ce point, Éric Laurent relève que Lacan fait valoir que ce premier choix forcé est « ce départ imaginaire [qui] se poursuit par un choix autre, une adoption autre, où se mêlent signification personnelle et équivoque personnelle » [4]. C’est « le coup de pouce » du forçage de la langue, l’écartèlement d’un signifiant à un autre qui s’entend dans le vif des équivoques, dans une jouissance qui touche au corps.
C’est quand Lacan s’attache à la façon dont Joyce écrit la langue anglaise, mots à la volée qui fusent dans tous les sens, que l’on appréhende au plus près cet au-delà du choix forcé. Lacan reprend à son compte le terme de l’élangues [5] que Sollers a forgé à l’endroit de l’œuvre joycienne pour traduire cette dislocation de l’anglais. Dans Finnegans Wake, l’anglais est infiltré, concassé par une multitude de langues, irrigué de sources hellénisantes ou autres, pulvérisant ainsi toute velléité de compréhension.
L’élangues fait entendre que Joyce « a ajouté […] quelque chose » [6] dans sa façon d’écrire l’anglais dit Lacan. L’élangues sont des éclats de signifiants qui font résonner à la fois l’élation et l’élan. L’élangues, c’est dire aussi que la langue est traversée par l’intraduisible c’est-à-dire par « ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire » [7]. Donc, ce quelque chose que Joyce a ajouté dont parle Lacan serait ce qu’on ne cesse pas de ne pas traduire : l’élangues, soit de l’intraduisible insolite face à l’irréductibilité du réel. Ça se rencontre tant chez Joyce que dans la traduction d’une langue à l’autre ou encore dans l’expérience analytique.
Martine Versel
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[1] Cassin B., Ce que les mots peuvent, Paris, Bouquins éditions, 2022.
[2] Ibid., p. 488.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 133.
[4] Laurent É., « Écriture ◊ Jouissance », Quarto, n° 128, septembre 2021, p. 102.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 12.
[6] Ibid.
[7] Cassin B., Ce que les mots peuvent, op. cit., p. 492.