Une petite fille de deux ans et demi, alors en vacances dans une ville de bord de mer, occupe chacune de ses journées à répéter, inlassablement, la même action : elle va remplir son petit seau d’eau de mer, pour le vider, ensuite, aux pieds de sa mère alors enceinte du petit frère à venir.
Le rivage-la mère – la mère-le rivage.
« C’est sérieux », confie la narratrice de ce souvenir, auteur de l’ouvrage. « J’ai un objectif clair et à moi-même formulé : je vais vider la mère. » [1] Et, quelques lignes plus loin : « Au point où j’en suis de ma vie, je remarque que si je n’ai pas constaté alors mon échec à vider la mèr(e), eh bien, c’est que je n’ai jamais cessé de tenter de le faire ! » [2]
C’est bien cet élan pour faire surgir le vide qui traverse, voire perce Mode de jouir au féminin de Marie-Hélène Brousse.
C’est le vide qu’il y a, rendu éclairant dans ce livre, qui fait saillir tant la place de l’analyste que la position féminine, rendue telle par la logique du pas-tout.
L’apport de ce concept se décline selon plusieurs plans. La notion de vide permet de concevoir tout autant la place de l’analyste comme « place de plus personne » [3] – vidée de subjectivité, de désir hors sens, mais pas hors corps –, que la jouissance Autre qui ne serait pas localisée dans un espace délimité, mais une jouissance aux limites floues, aux effets diffus, qui rendrait le sujet autre à lui-même.
Du vide jaillirait donc de l’énergie.
Conception apparemment paradoxale si l’on suit une logique différente de celle des travaux de la physique quantique. C’est pourquoi la rencontre de l’auteur avec deux physiciens quantiques est rapportée, et que l’enseignement qui en a découlé traverse l’ouvrage. Les concepts de « vide », d’« ondes gravitationnelles » et de « trous noirs », ont surgi au cours des entretiens explique l’auteur, concepts qui « se sont avérés opératoires dans l’abord de la jouissance féminine des corps parlants en analyse » [4].
Comment penser le vide ? Le vide qu’il y a et non pas le vide d’un il n’y a pas ?
En l’opposant au rien tout d’abord. Là où le rien pointe ce qui a été, le vide ouvre un espace ; là où le rien se constate, le vide ne s’attrape pas ; là où le rien fait signe de limites, le vide serait cette « énergie noire », vide quantique, moteur de l’accélération de l’expansion de l’univers.
« Le rien est essentiellement lié aux limites de la place, place où on constate ce rien, où on le formule, alors que le vide est une dimension sans limites » [5], explique Jacques-Alain Miller.
Étienne Klein, physicien, philosophe des sciences, dans un entretien filmé disponible sur l’éclairant ABC Penser, L’Abécédaire de la pensée contemporaine [6], prend l’exemple du dessin de taureau de Picasso. Plusieurs lithographies, à regarder dans un certain ordre, représentent un taureau ; plus que cela : sa substance, son essence. La première représente l’animal : un taureau réaliste, gras, massif, charnu. Petit à petit, les dessins visent l’épure. À chaque nouveau dessin, le taureau se trouve peu à peu débarrassé de sa graisse ontologique… À la toute fin, explique le physicien, nous avons un dessin très épuré, fait d’une vingtaine de traits. Et si, par la pensée, nous retirons l’un de ces traits, il n’y a plus de taureau… Picasso a dessiné le minimum qu’un taureau doit posséder pour être un taureau. Cet exemple permet de penser le vide quantique. C’est, explique É. Klein, le minimum que doit posséder l’espace pour contenir potentiellement la matière qui nous entoure. C’est donc un moteur, une matière invisible : « vide de matière » et « plein d’énergie » [7].
À la lumière du concept de vide, nous lisons autrement la jouissance qui se trouve du côté féminin des formules de la sexuation : « jouissance de la disparition » [8] intermittente, pas complètement, pas tout le temps. Ce sont ces moments de dessaisissement où le sujet disparaît, ces moments de disparition qui peuvent pousser aux extrêmes, moments où le gouffre, l’anéantissement, l’abîme, font surgir ce vide qu’il y a. À le toucher du doigt, à l’éprouver, se révèle cette jouissance Autre qui peut y être conjointe.
Et si, de cet espace, pouvait jaillir, justement, cette énergie qui ferait du basculement entre centre et absence, l’élan vers… ? C’est, nous semble-t-il, l’enseignement et la lecture que nous avons faite de ce livre : il est un espace où la disparition – celle d’un temps – fait se déployer une énergie joyeuse.
[1] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020, p. 20. Disponible sur ECF Echoppe.
[2] Ibid., p. 20-21.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 11 juin 2008, inédit.
[4] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 15.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 25 avril 1990, inédit.
[6] Cf. Klein É., « Le vide n’est pas le néant », entretien, ABC Penser. L’Abécédaire de la pensée contemporaine, 22 octobre 2020, disponible sur internet.
[7] Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, op. cit., p. 24.
[8] Ibid., p. 92.