Mme C., 40 ans, mère de neuf enfants, est triste, pleure sans raison et craint de mourir dès qu’elle sort dans la rue.
Pour ce sujet, les traumas ont porté atteinte au registre imaginaire au point où son corps lui devient autre à elle-même. L’objet a « enfant » tente de donner une consistance à ce corps, mais cette récupération d’une image unifiante par la série des bébés échoue. Dans le transfert, je me heurte à un « c’est comme ça » inlassable, écrasant la mise en jeu de la subjectivité. Au fil des séances, elle aménage sa place et au « c’est comme ça » s’associe un « on continue ».
Un cauchemar décisif : « Des petites filles jouent dans la rue et une voiture rentre sur elles. Y a les pompiers partout, je vois par la fenêtre. » Je ponctue sur la prévalence de l’objet regard. Ce cauchemar reprend les coordonnées « d’un souvenir oublié : l’accident ». De là, Mme C. va extraire de son enfance des moments singuliers. Elle dégage ce qu’elle vit du côté de la mêmeté et perçoit quelque chose d’une différence.
Avec sa mère, elles attendent le car. Il arrive bondé. La mère insiste, le chauffeur refuse de les faire monter. Elles prennent le suivant. En route, le car précédent a eu un accident : « Je voyais les enfants morts, partout du sang et des draps blancs. »
Préadolescente, elle développe une maladie et doit être opérée. S’inscrira une trace indélébile : la mort d’une fillette de son âge à côté d’elle. C’est un point d’énigme : « Moi, ils m’ont guérie et pas elle. Elle est morte, comme ça, les infirmières ont mis un drap blanc. » Moment de perplexité qui signe un réel devenu inassimilable. La mort de ces enfants lui renvoie une image mortifiée de son propre corps. Ce qui se répète dans la contingence touche au registre imaginaire.
Adolescente, elle parle aux garçons. Un jour, son père lui annonce : « Tu ne retournes plus au collège. » Peu après, elle surprend une parole paternelle : « Celle-là je veux qu’elle disparaisse. » Son rapport à l’Autre s’inscrit dans cette modalité, « se débarrasser d’elle », qui prend les allures d’une identification aux morts.
Deux ans plus tard, elle se marie. Dès lors, elle vivra chez la belle-famille. Son mari travaille en France et ne rentre qu’une fois l’an. Les premiers symptômes apparaissent : « J’ai rien à faire, je suis comme ça, j’attends, je ne pouvais pas sortir, tout le temps surveillée, je pouvais plus respirer, j’avais l’angoisse. »
Elle fait des fausses-couches. Les paroles du beau-père fusent : « Elle ne pourra pas avoir d’enfant, trouve-toi une autre. » Paroles qui viennent redoubler celles du père : elle est celle dont il faut se débarrasser.
Le premier enfant arrive. Depuis, tous les deux ans, elle est enceinte. Cette série règle sa vie : « Toujours il y a un autre bébé ». Elle s’oppose à son mari qui au cinquième dit : « Ça suffit. » Elle s’affirme : « C’est ma liberté d’avoir des enfants, c’est la seule chose que j’ai voulue. » La série des bébés vient chiffrer un excès de jouissance de corps. Une réponse en acte aux enfants morts, un corps de mère qui enfante des enfants vivants, se vivifiant à son tour. Les enfants lui apportent une consistance.
Le dernier né est délogé du sein par la nouvelle grossesse ; ainsi sevré, le bébé choit et il est ramassé par le père. Cette succession de chutes fait résonner le trauma initial, là où les choses se répètent du côté d’une volonté d’un Autre qui veut se débarrasser d’elle. Un laisser-tomber demeure.
Ce laisser-tomber s’actualise dans sa peur de sortir. Elle craint de devenir folle : « C’est comme si j’étais une autre personne, comme si je perds les mots. » Dans la rue, elle a vu une dame tomber, « Comme ça, elle est tombée, morte et moi aussi je vais tomber ». Je lui dis : « Vous ne faites pas la différence entre ce qui arrive aux autres et à vous ? » À la séance suivante, elle énonce « J’ai pas la différence. » Gageons que le travail par la parole pourra faire coupure entre elle et l’autre.