« J’ai honte de me mettre nu devant des jeunes filles aux belles boucles » ; « De sa large main il cassa un rameau feuillu de l’épaisse forêt, pour cacher sa nudité d’homme ». Ainsi apparait Ulysse, « le courage dans son âme ». Il « avait chassé la peur de ses membres » [1]. Il apparaît « effrayant à voir, abîmé par l’eau de mer ». Les servantes de la princesse prennent peur et s’enfuient. Mais Nausicaa n’a pas froid aux yeux. Elle ne recule pas face à cette rencontre et elle s’entretient avec lui.
Freud évoque cette rencontre trouble entre Ulysse et Nausicaa pour illustrer son articulation concernant des rêves typiques de nudité : « il y a entre nos rêves typiques et les contes, la poésie, des rapport fréquents qui ne sont pas dus au hasard » [2].
Il s’intéresse à ce voyageur errant, qui se retrouve naufragé après avoir tout perdu dans une terre inconnue alors qu’il pensait « s’approcher de sa patrie ». Derrière le « souhait conscient de l’exilé » de retrouver sa patrie, Freud entrevoit un désir enfantin d’apparaître nu. Il interprète, dans ce passage de la Traumdeutung, les « rêves de nudité comme des rêves d’exhibitionnisme » [3]. La nudité est interprétée comme l’accomplissement d’un désir d’exhibitionnisme, à savoir d’apparaître nu selon « des souhaits de l’enfant, réprimés et interdits ».
Néanmoins, ce qui intéresse Freud dans ces rêves typiques de nudité, c’est « le grand embarras parce que l’on est nu ou mal habillé » [4]. Dans ces « rêves de confusion », comme il les appelle, il « s’agit essentiellement de l’impression pénible de honte, qui fait qu’on voudrait dissimuler sa nudité, le plus souvent en s’éloignant, et qu’on n’y arrive pas » [5]. Il soutient la thèse selon laquelle « la honte de n’être pas suffisamment vêtu a sans aucun doute un caractère sexuel ». Le nu et l’embarras qui l’accompagne viennent indexer le réel en jeu dans le rêve. Concernant la nudité d’Ulysse, Freud souligne « la honte », voire « l’angoisse d’Ulysse » qui se retrouve « tout nu et couvert de poussière » devant des étrangères.
Dans le texte d’Homère, un détail, que Freud ne mentionne pas, pourrait davantage éclaircir notre recherche sur la pudeur et le rêve – la rencontre de Nausicaa avec Ulysse advient suite à un rêve de la jeune fille. La nuit qui précède, la déesse Athéna apparaît dans son rêve et lui dit : « Pour toi le mariage approche, il te faudra être bien habillée » [6]. « Étonnée de son rêve », Nausicaa se rend, à l’aube, à la rivière avec ses servantes pour laver ses beaux vêtements. Le rêve comme réalisation du désir, selon la thèse freudienne, pousse la dormeuse à aller vers l’assomption de la féminité, en passant par la mascarade. Son rêve la conduit également à une rencontre avec l’autre sexe. Ce qu’elle rencontre, c’est un homme nu qui incarne le réel du sexuel, et la jeune fille ne recule pas face à cette rencontre. Néanmoins, le voile de la pudeur est évoqué sous les traits de l’embarras d’Ulysse.
Lacan présente la pudeur en rapport avec le défaut du sexuel et désigne la réalité sexuelle « comme le point d’accès impossible, autrement dit, le point où le réel se définit comme l’impossible » [7]. La pudeur opère comme un voile qui masque le réel, la castration, le non-rapport sexuel. Dans le Séminaire VII, L’Éthique de la psychanalyse, la fonction de la pudeur est mise en parallèle avec celle du beau, comme barrière par rapport à la Chose [8]. Lacan en va jusqu’à affirmer que « la seule vertu, si il n’y a pas de rapport sexuel […], c’est la pudeur » [9] ; dans cette perspective, le Vrai, le Beau, le Bien, ne tiennent pas le coup. La fonction de cette ultime barrière face au réel permet de s’en approcher sans déchirer le voile. La pudeur désigne alors un certain savoir-faire avec le réel du sexuel.
Dans cette perspective, le nu du corps est intimement lié au voile de la pudeur. Dans la rencontre de notre voyageur et de la princesse, Ulysse la supplie, sans s’approcher d’elle, de lui donner des vêtements et de lui montrer la ville. Il utilise des « paroles douces comme le miel », note Homère ; « le respect s’empare de moi à ta vue », dit Ulysse à Nausicaa. La pudeur prend ici, avec les vêtements, la forme d’un voile de la nudité du corps. Elle s’exprime également sous la forme d’une parole respectueuse qui garde la femme désirante à distance.
La princesse va conduire Ulysse au palais de ses parents où il racontera ses aventures avant de continuer son voyage, sans répondre au désir de la princesse. Si Nausicaa choisit de suivre à nouveau son rêve de rencontre sexuelle, il faudra que le prochain voyageur se présente comme plus courageux pour accueillir son éveil du printemps.
[1] Homère, L’Odyssée, chant VI, vers 48-65.
[2] Freud S., L’Interprétation du rêve, Paris, PUF, 1987, p. 215.
[3] Ibid., p. 214.
[4] Ibid., p. 42.
[5] Ibid., p. 211.
[6] Homère, L’Odyssée, op. cit.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 19 mai 1965, inédit.
[8] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 345.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 12 mars 1974, inédit.