« Traumatismes »

Élisabeth Leclerc-Razavet, Georges Haberberg, et Dominique Wintrebert animent, depuis maintenant 7 ans, des « Travaux Dirigés de psychanalyse »[1]. Ces TD sont l’occasion pour les participants de s’exercer à la construction et à la rédaction d’un cas, en lien avec le thème orientant les TD pour deux ans. Les deux premiers cycles ont donné lieu à la parution de deux ouvrages[2], le troisième est en préparation.

Le thème actuel de leur recherche est « Traumatismes ». Cet entretien est l’occasion, après une première année de travail, d’isoler certaines trouvailles, tout autant que de rendre compte de points de butée.  

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Laurent Dumoulin : Après « L’enfant et la féminité de sa mère », « Rencontres avec la castration maternelle » et un aggiornamento de la question du père… comment ce thème, « traumatismes » s’est-il imposé à vous ?

Dominique Wintrebert : C’est l’accent que l’on a mis dans le deuxième livre [3] sur le gouffre qui nous a conduits au traumatisme. Le « gouffre » [4] dont Lacan parle dans « La science et la vérité », ce gouffre entrevu de la castration maternelle, contre lequel le sujet se remparde d’une phobie, ou le voile par un fétiche – solutions symptomatiques indiquées par Lacan – a valeur de trauma.

L.D. : « Traumatismes », au pluriel : ce thème met d’emblée l’accent sur l’itération. Cette formule ramassée, mais ouverte, est-elle affine à votre idée du traumatisme ?

D. W. : Nous avons tourné autour de la difficulté à penser le traumatisme comme la rencontre avec un « il n’y a pas ».

Élisabeth Leclerc-Razavet : C’est-à-dire le traumatisme d’origine, structural : un vide.

D. W. : Mais aussi d’assimiler ça avec le traumatisme de l’accident, de l’évènement, où il y a vraiment l’effraction. Parce que dans l’idée du traumatisme de la névrose traumatique, il y a quelque chose qui est en excès, une excitation que le sujet n’arrive pas à tamponner. Alors que dans l’horreur de la castration, quelque chose est en défaut, le sujet est confronté à un vide de signification.

É. L.-R. : Serge Cottet, à qui nous avons rendu hommage en prenant cet article de La Cause du désir pour ouvrir notre cycle sur ce thème, dégage trois axes du trauma: « la sexualité, la mort, la guerre » [5]. Ce n’est pas à mettre sur le même plan, d’où notre « S » à « Traumatismes ». À nous de le démontrer, car plus on avance plus on se rend compte que la question est complexe.

L. D. : Reprenons la série des thèmes des TD. Féminité, castration, traumatisme : la rencontre du sexuel c’est toujours l’horreur ?

É. L.-R. : Là encore, S. Cottet nous éclaire : « Pour parler à bon escient de traumatisme, il faut la rencontre inopinée avec un réel générateur d’angoisse. » [6]

D. W. : C’est complexe parce que en même temps l’angoisse, ça protège du trauma, c’est construit comme ça par Freud. Ce qui fait effraction c’est le côté inopiné.

Georges Haberberg : Freud dit que l’angoisse est un signal de danger. Au stade de notre recherche, nous sommes toujours dans le temps où le traumatisme est évoqué dans un récit. Dans les cas exposés, nous ne sommes pas encore dans le temps du traumatisme lui-même. Dans la psychanalyse, nous restons tributaire de la conception freudienne de la causalité du symptôme hystérique qui scinde en deux la cause et dégage  trois temps. Il y a le temps premier de la fixation qui est le temps du trauma proprement dit et qui comporte  nécessairement le surgissement de ce que Freud nomme une « volupté sexuelle présexuelle », nous dirions une satisfaction. Celle-ci ne devient néanmoins traumatique que dans un temps deux de l’après-coup qui est aussi celui du refoulement proprement dit qui vient faire résonner le temps un de la fixation de cette satisfaction première. Le temps trois étant celui du retour du refoulé qui ouvre l’accès au refoulement. J’ajoute à cela que cette complexité conceptuelle indique une butée traumatique qui est d’emblée inhérente à la causalité sexuelle.

L. D. : Si au regard du réel, « tout le monde délire » [7], il serait tentant de conclure – trop vite ? – à un « tout est traumatique ». Comment vous y retrouvez-vous ?

G. H. : Nous avons lancé les participants des TD dans un thème extrêmement compliqué.

É. L.-R. : Voilà pourquoi, dès la deuxième séance, nous avons modifié notre titre et proposé « cherchez le traumatisme ! ». Un véritable jeu de piste, incontournable.

G. H. : « Traumatisme » est devenu un mot de la langue courante mais au départ, son étymologie est « guérir la blessure ». Il y a cet exemple donné par Jacques-Alain Miller, il parlait de Michel Leiris dans « L’âge d’homme ». Il a quatre ans, il est au bord de la table, sa mère prend le thé très bourgeoisement, il joue avec une tasse de thé au bord, et tout d’un coup, arrive ce qui doit arriver, la tasse tombe. Leiris est saisi par le truc, il voit la tasse qui va s’écraser au sol, et il lui sort : « …’reusement ! ». Et sa mère lui dit « non mon chéri, Heureusement », et c’est le trauma de sa vie, ça décide de sa vie d’écrivain. Ça m’évoque que ce qui fait trauma c’est parfois une petite phrase dite, c’est pas simplement le grand effroi.

L. D. : Dire « cherchez le traumatisme ! », c’est déjà faire l’aveu qu’il y est… nécessairement, à la façon d’un « Vous ne me chercheriez pas si… ».

E. L.-R. : Traumatisme, il faut le dégager des accidents, il faut revenir au traumatisme structural. Oui, il y est nécessairement, l’être humain est un animal malade du langage, mais Lacan le dit, « Il n’y a pas d’autre traumatisme de la naissance que de naître comme désiré […] par le parlêtre […], en général deux parlants. Deux parlants qui ne parlent pas la même langue, dans un malentendu accompli, qui se véhiculera avec ladite reproduction. » [8] La castration est déjà d’entrée de jeu pour le sujet désirant. Nous avons un nouage précieux entre traumatisme, langue et malentendu.

D. W. : Je ne partage pas complètement ton point de vue : il y a traumatisme quand on est dans le hors-sens. On n’est pas dans le registre du malentendu quand on est dans le registre du hors-sens, on est dans le réel. Dans l’exemple du cas Emma, de Freud, le temps 2 du trauma avec les vendeurs qui rigolent n’est pas le plus intéressant. Ce qui a de l’intérêt c’est de revenir au temps 1 – ce que permet le travail analytique – quand cette petite fille est tripotée par l’épicier où là elle est confrontée à quelque chose qui est hors-sens pour elle. C’est ça qui a valeur de trauma, on n’est pas dans un registre de malentendu du tout.

É. L.-R. : Sur l’origine de sa naissance, le sujet est dans le malentendu total. Malentendu, qu’est-ce que ça veut dire, c’est mal entendu, c’est du hors-sens. Ce que tu dis n’invalide pas ce terme, mais introduit deux façons différentes d’attraper la clinique. Produire le malentendu dans une cure implique un trajet par le roman familial. La confrontation avec le hors-sens, elle, peut être directe. Nous touchons à la question de la perplexité.

L. D. : Freud dans « Au-delà du principe de plaisir » constate que les « traumatisés », ne pensent pas spécialement au traumatisme… mais ils en rêvent ! De là, il propose de considérer ces retours du trauma comme « des rêves qui obéissent […] à la compulsion de répétition » [9]. Alors, le traumatisme, une expérience de satisfaction ?

D. W. : Il n’est pas évident de soutenir que le retour du traumatisme sur l’Autre scène serait la marque d’une satisfaction du sujet. Considérer ce retour comme un mode bancal de traitement, comme tout symptôme nous l’enseigne, paraît plus opératoire. En effet, dans l’exemple que prend Freud dans l’« Au-delà du principe de plaisir », à propos de la névrose traumatique, où la scène traumatique fait retour dans les cauchemars, c’est plutôt de réveil que de rêve, dont il s’agit. C’est une tentative de liaison qui échoue.

É. L.-R. : S. Cottet soutient qu’ « il ne peut pas y avoir de trauma s’il n’y a pas d’expérience de satisfaction » [10]. Surprenant ! Veut-il parler d’une marque de jouissance, au sens où « ce qui y est inscrit l’est pour toujours » ? « La libido fixée est indélogeable. » [11] C’est patent dans les traumatismes sexuels. Il y a, un reste à l’opération analytique, ce qui toujours se répète : « l’écho dans la vie d’une première fois » [12].

L. D. : Le choix de ce thème est-il une manière d’ancrer ce programme de recherche au cœur même du malaise actuel dans la civilisation ? Que dire de la victimologie ?

D. W. : La victimologie est une aliénation moderne. La reconnaissance de la situation de « victime » a une utilité certaine, elle fait lien social [13]. Mais la psychanalyse vise à une désaliénation du sujet de cette position de victime, un déplacement qui lui permette d’en sortir. Notamment concernant les abus sur les enfants.

L. D. : Oui, pas sans prendre en compte la dimension de l’expérience de satisfaction, là est d’ailleurs le côté « scandaleux » de la psychanalyse.

É. L.-R. : Effectivement, mais c’est aussi le ressort opérant. Pour un enfant abusé par l’adulte, c’est une expérience de jouissance qui excède le sujet, il n’y a plus de bords, et le corps se détache. La part qui lui revient, c’est : que va-t-il en faire ? L’analyste est là convoqué de façon cruciale.

G. H. : L’enfant est pris dans une expérience opaque de jouissance. J’ai en tête le cas d’une petite fille qui en parle à sa mère mais la mère ne veut rien entendre… et ferme la porte. Je recevrai bien plus tard cette petite fille, devenue femme.

L. D. : Nous retrouvons là cette tension au cœur-même de cette notion de traumatisme, entre « il y a » et « il n’y a pas ».

É. L.-R. : « Il n’y a pas », sans complément, qui renvoie au trou structural. Lacan le scellera du « il n’y a pas de rapport sexuel », trop souvent repris comme une évidence. Or, la castration n’est jamais évidente.

D. W. : Dans le traumatisme, le réel est dénudé. Cottet parle de la mort d’un enfant comme d’une rencontre avec le hors sens complet [14].

É. L.-R. : Face à « la perte imagée au point le plus cruel de l’objet » [15], pas de mots.

D. W. : Il y a aussi l’enfant qui pousse les « pourquoi ? » jusqu’à en arriver au trou, à l’absence d’une réponse qui vaille.

É. L.-R. : En effet, s’il y a bien une part de jouissance dont le sujet ne se sépare pas, en même temps «on tourne autour d’un trou absolument impossible à combler » [16]

L. D. : Elisabeth, vous avez cueilli pour nous ce vers de René Char : « Ce qu’il a bien fallu nommer de la malédiction d’atteindre » [17]. Que dit-il selon vous du traumatisme ? La malédiction n’est pourtant pas une catégorie très freudienne…

É. L.-R. : Les poètes nous précèdent toujours à nommer l’insupportable à supporter. René Char est de ceux-là. Ils disent la frappe du traumatisme originaire quand le fantasme fondamental se déchire, et dévoile cet il n’y a pas qui se décline de multiples façons toujours singulières, et qui laisse le sujet démuni, radicalement seul face à son destin, et à son désir, s’il le veut. Malédiction, l’étymologie c’est « mal diction », c’est ce qui ne peut que se mal dire. Et Lacan, reprenant Freud, n’a pas hésité à employer ce terme en parlant de la « malédiction sur le sexe » [18].

G. H.: Oui, en 1974, Lacan avance ceci : « Là où il n’y a pas de rapport sexuel, ça fait troumatisme. » [19]

L. D. : Le non-rapport sexuel vaut pour chacun, ce serait donc « troumatisme pour tous, traumatisme pour quelques-uns ? »

É. L.-R. : Le traumatisme, c’est la rencontre avec le trou. Tout le monde a affaire à ça. Tout le monde n’a pas forcément l’outil pour le subjectiver ou le border.

L. D. : Le fait d’en savoir quelque chose ?

G.H. : C’est bien ce que dit Lacan : « Tous nous inventons un “truc” » [20].

É. L.-R. : Troumatisme est un néologisme de Lacan qui en a fait un concept psychanalytique. C’est le trou dans la langue qui fonde le trauma, d’où troumatisme. Tous les sujets n’ont pas le même rapport à la langue. Je verrais plutôt traumatismes au pluriel : ce qui peut vous tomber dessus dans l’existence : les accidents de la vie, pour tous ! Et troumatisme comme ce qui se dégage en fin d’analyse : la rencontre avec le trou de la langue, le trauma de la langue. C’est de l’ordre d’un savoir, en tant qu’il est « savoir défaillant ». [21]

G. H. : Lacan dit ainsi : « Nous savons tous, parce que tous, nous inventons un truc pour combler le trou dans le réel. […] On invente, on invente, ce qu’on peut bien sûr. Quand on n’est pas malin, on invente le masochisme. » [22]

L.D. : « troumatisme » : tout le monde invente un truc.

É. L.-R. : Oui, pas forcément de la même façon. Avec certains sujets, dans la conduite de la cure, nous évitons de provoquer la rencontre avec ce trou. Ce serait le déclenchement assuré.

D. W. : Concernant la castration féminine, il y a un trou dans la langue. C’est ça la « forclusion généralisée ». Rien ne peut le combler, même pas la relation entre les sexes, espoir ultime… qui bute sur le « il n’y a pas de rapport sexuel », et ce, pour tous.

É. L.-R. : Oui, il n’y a pas de signifiant pour dire La femme, mais la castration féminine n’est pas toujours subjectivable. Voilà ce qui nous permet de disjoindre névrose et psychose concernant le traumatisme. Oui, « On invente, on invente, ce qu’on peut bien sûr. » : pour tous, mais pas de la même façon. D’où l’invention de Lacan du nouage RSI, avec le nœud borroméen, et du sinthome, quatrième rond qui fait tenir le nœud, ou de « l’escabeau ». Cela nous conduits tout droit, dans les Travaux Dirigés, au Séminaire XXIII.

L. D. : Notre collègue Romain Lardjane a isolé quatre termes dans son travail autour du traumatisme : réel, effraction, langage et sexuel. Pour ponctuer cet entretien, je vous propose d’inventer votre recette : comment, selon-vous, nouer ces 4 signifiants en une phrase ?

D. W. : L’effraction du pare-excitations se traduit en clinique par l’effroi – et d’ailleurs, à propos de la névrose traumatique, Freud dans l’Au-delà du principe de plaisir, parle de « névrose d’effroi » [23] – ce qui implique la présence du réel. Concernant le sexuel, l’« effroi de la castration » [24] surgit, dit Freud, dans toutes les situations où l’absence de pénis est la cause de l’horreur. À propos d’Athéna, il souligne la carence langagière dont nous avons parlé : « N’exhibe-t-elle pas l’organe génital de la mère, qui provoque l’effroi ? » [25]

É. L.-R. : À venir au monde, sans l’avoir demandé, le petit d’homme ignore la rencontre inévitable avec le réel qui l’attend : l’effraction du leurre d’harmonie originaire avec sa mère, l’inadéquation du langage à dire toute sa vérité, et de plus, qu’entre les sexes, c’est jamais ça.

G. H. : J’ai retenu une phrase de Freud qui m’intéresse beaucoup : « Je ne crois pas que l’angoisse puisse engendrer une névrose traumatique. L’angoisse est quelque chose qui protège contre l’effroi » [26].

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[1] La prochaine séance des TD aura lieu le 28 novembre 2018 dans le VIème arrondissement de Paris. Les personnes intéressées pour y participer peuvent prendre contact avec Dominique Wintrebert : wintrebertd@orange.fr

[2] Leclerc-Razavet E., Haberberg G., Wintrebert D., (s./dir), L’enfant et la féminité de sa mère, 2015, Paris, L’Harmattan ; Wintrebert D., Haberberg G., Leclerc-Razavet E., (s./dir), Rencontres avec la castration maternelle, 2017, Paris, L’Harmattan.

[3] Wintrebert D., Haberberg G., Leclerc-Razavet E., (s./dir), Rencontres avec la castration maternelle, op. cit.

[4] Lacan J., « la science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 877.

[5] Cottet S., « Freud et l’actualité du trauma », La Cause du désir, Paris, Navarin, n°86, 2014, p. 32.

[6] Ibid., p. 28.

[7] Lacan J., « Lacan pour Vincennes », Ornicar ?, Paris, Navarin, n°17-18, 1979, p. 278.

[8] Lacan, « Le malentendu », Ornicar ?, Paris, Navarin, n°22-23, 1981, p.1.

[9] Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », (1920), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 75.

[10] Cottet S., « Freud et l’actualité du trauma », op. cit., p. 30.

[11] Ibid., p. 33.

[12] Ibid.

[13] Cf. Chiriaco S., Le désir foudroyé, Paris, Navarin, 2012.

[14] Cf. Cottet S., « Freud et l’actualité du trauma », op. cit, p. 29.

[15] Lacan J., Le Séminaire, Livre xi, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 58.

[16] Cottet S., « Freud et l’actualité du trauma », op. cit, p. 33.

[17] Char R., « Lettre à Benjamin Péret » (1935), Dans l’atelier du poète, Paris, Quarto-Gallimard, 2007.

[18] Lacan J., « Télévision », (1974), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 531.

[19] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 février 1974, inédit.

[20] Ibid.

[21] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 274.

« […] le point-origine […] quand il s’agit de comprendre l’inconscient, est le point nodal d’un savoir défaillant »

[22] Lacan J., Le Séminaire, Livre xxi, « Les non-dupes errent », op. cit.

[23] Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 50.

[24] Freud S., « La tête de Méduse » (1922), Résultats, Idées, Problèmes, Tome II  1921-1938, PUF, 1985, p. 49.

[25] Ibid., p. 50.

[26] Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 50.