CHRONIQUE DU MALAISE : Toujours plus loin
Il y a quinze jours, j’évoquais dans Hebdo-Blog la phrase de Lacan « Tout le monde est fou » et j’en montrais deux guises [1]. Il y a aussi une folie qui consiste à aller toujours plus loin dans la mise en œuvre de la pulsion de mort.
C’est un autre film qui me vient à ce propos, Decision to leave [2], un très beau drame romantique policier du réalisateur coréen Park Chan-Wook. Un inspecteur chevronné, dont l’idéal est de démêler les crimes, y tombe amoureux d’une suspecte. Cet amour apparait après-coup lui avoir fait perdre le fil de l’enquête et aussi sa propre valeur à l’égard de ses idéaux. Il y perd le fondement de son narcissisme et sombre dans la mélancolie. Cette femme va chercher à lui rendre le plaisir de vivre et son sentiment d’honneur perdu, en lui apportant l’objet de sa satisfaction sous la forme de deux crimes.
C’est la mise en jeu de la pulsion de mort au service de l’amour. Après tout, nous savons que l’amour et la haine sont liés de structure. C’est ce que Freud souligne dans sa réponse à Einstein [3]. Après avoir distingué pulsions érotiques et d’agression, il les conjoint : « une pulsion d’une de ces deux sortes ne peut pour ainsi dire jamais s’exercer isolément ; elle est toujours liée ou […] alliée à une certaine quantité de l’autre partie » [4]. C’est de structure, comme l’est le lien amour-haine et le couple attraction-répulsion en physique, répond le psychanalyste au physicien.
Il est amusant de noter que, dans ce texte, Freud interpelle aussi Einstein sur le caractère scientifique de leurs recherches : « Peut-être avez-vous l’impression que nos théories sont une sorte de mythologie, pas même réjouissante dans ce cas. […] En est-il autrement pour vous dans la physique contemporaine ? » [5]
Que l’amour inclue la haine, c’est ce que Lacan exprime en raccourci dans son néologisme « l’hainamoration » [6]. L’amour désirant au moins être réciproque inclut en effet toujours le vœu que l’aimant manque à l’aimé. Ce vœu du manque n’est-ce pas déjà de la haine ? [7]
Park Chan-Wook réussit à nous montrer le paradoxe d’une figure où la pulsion destructrice est mise au service du soutien de la vie et de l’amour. Cette femme va toujours plus loin pour permettre à l’homme qu’elle aime de retrouver son sentiment de l’idéal et son goût de vivre. Ici Thanatos est le soutien d’Éros.
Dans un tout autre contexte, l’actualité la plus récente nous montre la mise en jeu toujours plus loin de la pulsion de destruction, dans les menaces que porte le plus récent discours de Poutine. « L’enthousiasme guerrier » [8], comme s’exprime Freud dans sa lettre à Einstein, ne semble pas partagé par beaucoup de Russes, mais il est bien présent pour un certain nombre, et au moins dans l’entourage du président.
L’annonce d’une mobilisation populaire, fût-elle encore partielle, et la menace non voilée d’user de l’arme nucléaire, même tactique, sont incontestablement une mise en jeu de la pulsion de mort, pour à la fois mobiliser la masse et faire peur aux foules ennemies. L’envoi de jeunes, et moins jeunes, Russes au combat est une mise en jeu très réelle d’un pousse à la mort, alors que les menaces se limitent, pour le moment, à un effet de discours. Ici aussi la pulsion de mort est mise en jeu comme outil au service d’un idéal, celui d’une Russie impériale. Mais n’est-elle pas aussi une sorte de partenaire amoureux insatiable à satisfaire ?
« Lorsque l’intégrité territoriale de notre pays est menacée – dit Poutine – nous utilisons certainement tous les moyens à notre disposition pour protéger la Russie et notre peuple. Ce n’est pas du bluff. » [9] Nous pourrions en déduire : donc c’est du bluff. Dénégation. Sauf si c’est un discours qui porte l’inconscient à ciel ouvert. À quelle folie a-t-on exactement à faire ?
Alexandre Stevens
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[1] Stevens A., « À chacun sa folie », Hebdo-Blog n°278, 12 septembre 2022, https://www.hebdo-blog.fr/a-chacun-sa-folie/
[2] Decision to leave, film du réalisateur sud-coréen Park Chan-Wook, 2022.
[3] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985.
[4] Ibid., p. 210.
[5] Ibid., p. 211-212.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 84.
[7] Jacques-Alain Miller développe cela dans « Sobre fenómenos de amor y odio en psicoanálisis », Introducción a la Clínica Lacaniana, Colección ELP, Barcelona, RBA, 2006.
[8] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », op. cit., p. 209.
[9] Vitkine B., « La fuite en avant de Vladimir Poutine : mobilisation de 300 000 réservistes et chantage nucléaire », Le Monde, 21 septembre 2022, consultable sur internet.