Entrevoir l’invisible

Au théâtre, on le nomme « quatrième mur ». C’est un écran imaginaire tout autant que transparent entre la scène et la salle, celui que forment également les spectateurs, la multiplication de leurs paires d’yeux comme autant de regards scrutateurs, parfois impressionnants, à tenir à l’écart dans la tradition classique, mais qu’il peut aussi s’agir de franchir ou de briser en s’adressant directement au public, voire en jouant mêlé à lui.

Côté cour ou côté jardin, en simultanées comme en plénière, c’est bien un spectacle du regard qui se donnera à voir les 4 et 5 novembre 2016 au Palais des congrès. Et nous en avons interviewé ici les principaux acteurs, même si la troupe bien sûr n’est pas au complet, se tient dans l’ombre certes mais au travail. Et quel travail ! Derrière le rideau, vous pourrez en effet entrapercevoir comment depuis plusieurs mois déjà s’est enclenchée la machinerie des futures Journées avec ses innombrables poulies, ses rouages infimes et si précieux. En amont, la scène du Palais, l’accueil des participants, l’installation du décor qui n’est pas un décorum. Mais également la lecture des textes cliniques, le choix difficile des participants, la conversation nouée avec les têtes d’affiche de la plénière, l’attente de leur réponse, le suspens, les surprises et toutes les péripéties qui mènent au dénouement.

Pourtant, cette activité, ce fourmillement des coulisses ne serait pas sans celui qui se tient à l’arrière, non pas ce deus ex machina surgi du ciel pour résoudre l’intrigue en donnant la clef du thème mais l’objet cause, agalmatique, celui qui pousse notre communauté à lire, écrire, articuler théoriquement cet objet lacanien à notre modernité, s’engager, celui qui fait de chacun d’entre nous un acteur de ces journées. Cet objet invisible, qui ne cesse de nous échapper, nous manque ou se fait trop présent. C’est lui, l’objet regard, qu’il s’agira de cerner, de tenter de saisir dans les rets de nos exposés cliniques, dans la rencontre de nos corps tous en mouvement vers le beau Palais. Nul quatrième mur ici vous l’aurez saisi : acteurs et spectateurs, nous sommes tous concernés, regardés par cet objet du siècle, et c’est nous tous qui, emportés par le désir orienté et le travail titanesque de quelque uns, Laurent Dupont en tête, feront de ces Journées une fenêtre sur l’invisible.

 




L’œil est partout, mais qu’en est-il du regard ? Conversation avec Laurent Dupont, directeur des J 46

L’Hebdo Blog : Les prochaines Journées de notre École se tiendront à Paris les 5 et 6 novembre 2016, et leur thème, l’Objet Regard, pourrait apparaître comme un recentrage sur une notion fondamentale de la théorie psychanalytique et lacanienne plus particulièrement, plus conceptuelle, et peut-être moins grand public. En tant que directeur de ces J46, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le choix de ce thème, et s’il est lié à l’annulation des J45 dans les conditions que l’on sait ?

Laurent Dupont : Le thème des J46 n’est pas du tout lié à l’annulation des J45. Ce thème est d’une actualité brûlante. Le fait que les J45 n’aient pu se tenir a eu pour conséquence que chacun qui avait œuvré pour les J45 dans la commission dirigée par Christiane Alberti s’est levé comme un seul homme, ou femme dès que je les ai appelés pour repartir à l’aventure. En quelque jour, comme je l’ai dit à Radio Lacan, nous avons levé une armée du désir pour partir en campagne.

Bien sûr, l’objet regard est une invention de Lacan, une trouvaille géniale, qui permet de penser le sujet, la clinique, l’art… Et nul ne peut nier qu’aujourd’hui l’image ou l’œil, c’est à voir, est au cœur du monde. Nous pourrions dire que depuis le stade du miroir jusqu’au séminaire XI, où Lacan va le formaliser et lui donner toute sa profondeur, le regard est au cœur de la recherche de Lacan et cela continuera jusqu’à la fin de son enseignement. De ce point de vue, vous avez raison, c’est une notion fondamentale de la psychanalyse et de l’enseignement de Lacan. Mais aujourd’hui, l’œil est partout, dans les caméras de surveillance, dans la science qui veut voir via la génétique ou les neuro-sciences le futur du sujet non encore advenu. Là, nous pourrons nous référer à ce mot formidable de Jacques-Alain Miller : « Les neurosciences sont obligées, pour rendre compte du développement neuronal, de mettre en fonction le regard de l’Autre, parce que ce n’est pas la même chose de recevoir le langage d’une machine ou que ce soit un être humain qui regarde. Il faut qu’il y ait un certain “se faire voir” du sujet pour que cela fonctionne.»[1]

L’alliance de la science et du capitalisme produit des objets, smartphones, lunettes virtuelles qui donnent à voir et nous regardent, c’est même criant de voir ces objets, au bout de leur selfie stick regarder celui qui se voit… Sans compter les applications de nos smartphones : Instagram, Snapchat, Facebook… Mais nous pourrions ajouter la politique, la sociologie… Les lanceurs d’alerte sont autant des scrutateurs que la NSA, rien ne doit nous échapper, tout est découpé, observé, scruté. Les rues, les maisons, sont googleisées, un satellite peut prendre depuis l’espace une pièce de un centimes d’euros en photo. L’imagerie médicale lance des promesses qu’elle ne tient pas : tout voir, tout repérer, pour tout soigner, grâce à l’imagerie, nous vivrons 150 ans. Youpi !

La pulsion scopique a tout envahi. Omnivoyeurs, nous le sommes tous. Comme l’indique Lacan : « Ce qu’il s’agit de cerner, par les voies du chemin qu’il nous indique (Merleau Ponty), c’est la préexistence d’un regard – je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. »[2]

Il nous faudra mesurer les conséquences cliniques de cela lors des simultanées du 5 novembre. Car le regard, lui, où est-il ? Il est au champ de l’Autre, nous dit Lacan, toujours. Qu’est ce que le champ de l’Autre ? Là d’où je suis regardé. Le regard c’est le plus singulier de chacun, il renvoie au désir de l’Autre, mais aussi à notre propre jouissance face à ce monde qui nous regarde de partout. « Dès le premier abord, nous voyons, dans la dialectique de l’œil et du regard, qu’il n’y a point coïncidence, mais foncièrement leurre. Quand dans l’amour, je demande un regard, ce qu’il y a de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué, c’est que – Jamais tu ne me regardes là où je te vois. 
Inversement, ce que je regarde, n’est jamais ce que je veux voir. Et le rapport que j’ai évoqué tout à l’heure, du peintre et de l’amateur, est un jeu, un jeu de trompe-l’œil, quoi qu’on en dise. »[3] Finalement, le regard, tout regard est un trompe-l’œil,  suprématie du regard sur l’organe  dira Lacan. Explorer ce champ, c’est s’enfoncer dans la clinique, au cœur de ce qui fonde le sujet, dans le plus intime de son rapport au désir de l’Autre.

H. B. : Vous avez levé le voile dans l’éditorial d’une des dernières livraison de Matuvu sur le fait que jamais vous n’aviez reçu autant d’arguments après l’appel à contribution des simultanées : comment l’expliquez-vous ? Ce désir d’École est-il accentué justement par le caractère si contemporain du thème, en prise avec notre époque où la multiplication des images de soi et du monde ne fait peut-être que laisser béante la place de l’objet regard justement ?

L. D. : Je trouve que c’est une très bonne question, au cœur de ce qui nous occupe et qui va trouver ses développements autant le 5 novembre, durant les simultanées que le 6 en plénière. L’image est partout, l’œil aussi, mais qu’en est-il du regard ?

Oui, nous avons reçu un nombre incroyable de propositions d’intervention. Le choix fut rude, nous avons privilégié, dans ce moment fondamental des journées où la psychanalyse s’expose in vivo, les cas où le regard se dévoilait dans son extraordinaire singularité, où la pulsion scopique, voir/être vu, était dénudée, parfois sur un tranchant mortel, ou habillée, à voir de quelle manière, bref, les simultanées devraient avoir sur nous des effets, effets d’interprétation, de saisissement et surtout d’enseignement, car c’est aussi pour cela que l’on vient aux journées, en tirer un enseignement pour soi, pour sa pratique. Je peux vous dire qu’avec les cas dont nous disposons, nous allons être gâtés. Le regard est éminemment un objet de la clinique. Quand Lacan parle de l’obsessionnel et de l’empire du regard, quand Jacques Alain Miller énonce : « Bref, l’image du corps traduit toujours la relation du sujet avec la castration. C’est une façon simple de saisir que le secret de l’image telle que Lacan dans son analyse de la pulsion scopique le découvre, le secret du champ visuel, c’est la castration. »[4] Nous voyons bien que c’est d’abord un enjeu clinique, rencontre avec le regard à mesurer dans ses conséquences.

De plus, il y aura une surprise : avant chaque simultanée, un membre de l’ECF viendra nous dire un texte à partir d’une référence issue de la bibliographie, moment particulièrement fort, de transmission incarnée. Pour L’Hebdo blog, je veux bien livrer en avant première le titre de ce moment : REGARDS SUR L’OBJET.

Pour la plénière également nous devrions pouvoir nous enseigner, des artistes, des scientifiques par exemple. Je ne peux rien vous dire, mais il va y avoir des surprises et rien que le fait de pouvoir rencontrer ceux qui seront nos invités, est pour moi une chance et un honneur. C’est un des nombreux plaisirs qu’il y a à être directeur des Journées de l’École.

H. B. : Nous évoquions à l’instant le formidable blog préparatoire à ces Journées, Matuvu : on y trouve notamment l’extraordinaire travail de toute l’équipe de Biblioregard, sous l’impulsion de Michel Heraud.  Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les orientations que vous avez suggérées à l’équipe des bibliographes ? Et dans le blog, y-a-t-il une rubrique qui vous fait particulièrement de l’œil ?

L. D. : C’est Philippe Hellebois qui me fait de l’œil ;). Quand il m’a proposé l’architecture du blog, avec plus de 30 rubriques, 30 rédacteurs, l’idée d’un scintillement, de soutenir l’idée que personne ne lirait tout mais que tout le monde serait touché par au moins un article, de faire un format court et vivant, j’ai été immédiatement séduit. Et Matuvu est devenu une star, je me demande jusqu’à quel point ce ne pourrait pas être un magazine d’information au même titre qu’un Vice par exemple. Ça foisonne et ça nous regarde de partout. Et le nom, magnifique trouvaille de Philippe Hellebois. Mais je pourrais ajouter Lacan TV, allez voir ce qu’avec Ariane Chottin et son équipe nous vous avons mitonné. Voilà une TV qui nous regarde et vous n’êtes pas prêts de zapper. Vous pourrez comparer avec cette autre télévision, celle dont J.-A. Miller nous dit : « Le regard que l’on sollicite aujourd’hui en faisant spectacle de la réalité – et toute la télévision est un reality show – est un regard châtré de sa puissance de faire honte, et qui le démontre constamment. Comme si cette prise du spectacle télévisuel avait comme mission, en tout cas comme conséquence inconsciente, de démontrer que la honte est morte. »[5] Lacan TV, c’est l’envers de cela, la pudeur, le voile, la puissance des formules et le témoignage incarné. Durant les simultanées, nous verrons quel est le statut de la honte aujourd’hui, c’est un point crucial.

Pour la bibliographie, dire que si nous avons levé une armée du désir, Michel Héraud en fut l’un des généraux en chef. Lui, leva une légion du désir. Ils ont été pas loin de 100 personnes à élaborer ce Biblioregard. C’est un outil qui nous attire, nous donne à grignoter, à dévorer. Plus de 80 pages de références, en quelques jours. Et le travaille d’Hélène Skawinski, vous l’avez remarqué ? On se promène, on glisse, on surf. Ce Biblioregard, c’est un véritable attrape regard. On m’a gentiment signalé que la biblio n’était pas complète, oui, elle n’est pas toute, elle témoigne de ce que chacun qui l’a élaborée, dans sa singularité, de là où il en est de son rapport à la psychanalyse, se voit arrêté par un passage plutôt qu’un autre. Un passage plutôt qu’un autre l’a regardé. Son incomplétude est la trace même du désir du sujet qui élabore cette biblio. Et ça, c’est essentiel.

Nous travaillons tous, toute la commission, pour que les 5 et 6 novembre, la psychanalyse offre ce qu’elle a de plus vivant, de plus subversif, de plus enseignant. Et vous pouvez déjà avoir une idée de ce travail, dans Matuvu, Lacan TV, Biblioregard, et dans chaque annonce que la commission concoctée par Laurence Martin vous adresse.

[1] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, juillet 2002, p. 20.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973, p. 69.

[3] Ibid., p.94-95.

[4] Miller J.-A., « Le secret du champ visuel », in La petite girafe, N°5, mai 1996, p. 24.

[5] Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, N° 54, juin 2003, p. 10.




Au-delà du narcissisme, l’objet regard


Dans La culture du narcissisme, Christopher Lasch signale une mutation essentielle qui serait, selon lui, à l’origine de ce qu’il appelle « le développement de la personnalité narcissique de notre temps » : le déclin des vertus protestantes fondées sur l’éthique du travail, l’épargne et l’assiduité au travail. Mais le régime de civilisation a changé, l’optimisme social auquel on pouvait croire jadis s’est effondré, on est en 1979, et les « vertus issues du protestantisme n’excitent plus l’enthousiasme ». L’inflation ronge l’épargne et les investissements, la publicité nie l’horreur d’être endetté et exhorte les consommateurs à acheter tout de suite et à payer plus tard. On vit encore aujourd’hui sous le régime de l’endettement , conséquence directe de l’effondrement de la confiance dans la valeur de l’épargne et au fond du semblant que représente l’argent comme valeur d’échange. Face à cette angoisse de l’avenir, Lasch décrit une mutation profonde de la notion du temps qui a transformé nos habitudes de travail, les valeurs et la définition de ce qui est le succès, et l’effondrement profond des semblants qui régulaient la société jusqu’à peu près les années ’50-’60 : « l’homme doit sa vie à l’agilité de son esprit. Il cherche moins à s’enrichir qu’à survivre, bien que cela demande des revenus de plus en plus élevés. Jadis , le self-made man s’enorgueillissait de son aptitude à évaluer le caractère et la probité d’autrui ; aujourd’hui il scrute les visages ,non pour prendre la mesure de la valeur de l’individu, mais pour deviner six celui-ci se laissera prendre à ses cajoleries ». Il pratique l’art classique d cela séduction et, sans se laisser troubler par des subtilités morales, espère gagner votre coeur pour mieux faire vos poches. »

À partir de ce constat il passera à décrire les caractéristiques de ce qu’il appelle « la personnalité narcissique de notre temps » : un « Moi grandiose », des images dépréciées, sans substance, de soi, des autres, et des persécuteurs potentiels, un profond sentiment de vide et d’inauthenticité, un manque de curiosité à l’égard des autres, une vie personnelle appauvrie, une expérience subjective du vide, une absence d’aucun engagement intellectuel réel dans le monde, une appréciation démesurée de ses propres talents intellectuels, de la peur, une dépendance affective, une dépendance de l’image qu’autrui lui renvoie.

Quelques-uns des constats de Lasch sont très évocateurs pour nous, lecteurs de Lacan, par exemple « le déclin de autorité paternelle et le déclin du surmoi », ou ce qu’il appellera « la montée d’un paternalisme sans père » dans la seconde moitié du XXème siècle.

La personnalité narcissique que Lasch aborde dans son ouvrage se situe déjà dans le registre où l’égo fonctionne comme une instance permettant de nouer les trois registre symbolique, Imaginaire et réel face au déclin du nom du Père et de l’ordre symbolique dans le social. Avec la distinction que l’égo inclut davantage la fonction d’énonciation de l’être parlant alors que le narcissisme renvoie plutôt à l’image du sujet.

Évidemment cette solution sinthomatique en tant que savoir faire doit être référée à la singularité clinique du un par un, des solutions mises en place par chaque sujet pour contrecarrer à la défaillance paternelle, mais il faut noter que dans l’approche social que Lasch propose, le narcissisme même se propose comme une solution, fragile, labile et en constant déséquilibre face à la chute des idéaux régulateurs à l’oeuvre dans la civilisation. Lacan parlait de l’égo correcteur dans Joyce le sinthome, correcteur du défaut du noeud qui pouvait se défaire à cause d’un nouage défectueux, et c’est à ce niveau que le narcissisme intervient dans sa référence au corps propre.

Et en fait, on peut considérer le narcissisme, à partir du stade du miroir comme une tentative de régulation du regard, présent dans l’image dans laquelle le sujet se reconnaît et jubile. Le narcissisme suppose une régulation du regard par l’image du corps propre. Sauf qu’au niveau du narcissisme le regard n’apparaît qu’entièrement aliéné à l’image qui apaise et captive, qui dégoûte et qu’éventuellement on rejette. Songeons ici à tous les phénomènes de capture ou de rejet de l’image propre que les psychoses articulent parfois. Dans son fascinum l’image constitue déjà une articulation du regard, un mode de traitement de cet objet, qui rappelons-le, a pour Lacan un statut de réel. L’image du corps vient suppléer les effets que sur le sujet comporte la non extraction de l’objet, et le culte de l’image propre, la recherche de l’approbation dans le regard d’autrui que Lasch décrit, vient ainsi suppléer au défaut symbolique à l’origine d’une béance, d’un vide irrésorbable si cette image venait à être brisée ou remise en question. La prégnance même de l’image, l’importance qu’elle prend pour les sujets en question, rend compte de l’impossibilité de réguler cet excès de regard qui habite le sujet du fait du fait de la non-extraction de cet objet. La personnalité narcissique en question suppose alors un bricolage mis en place par l’être parlant pour essayer de réguler à travers l’image un trop de pulsion scopique présente dans le corps, qui le déborde et qui fait appel à un arrangement sinthomatique.

Le triomphe du narcissisme, décrit par Lasch, suppose la promotion sociale de cet attachement du sujet à son image, là où l’ordre symbolique n’est plus opérant et ne permet donc pas de séparer le sujet du regard et de loger ce regard au champ de l’Autre comme la castration l’instaure lorsqu’elle est opérante. Ce n’est donc plus tant le narcissisme pris dans sa dimension imaginaire qui est en jeu ici, que le narcissisme pris dans la valeur correctrice que Lacan reconnaît à Joyce, dans sa volonté de « se faire un nom en faisant travailler les universitaires pendant deux cents ans autour de son œuvre ».

Un retour au réel même de l’œil

Pour donner une référence plus contemporaine, notre collègue et ami Gérard Wajcman, dans L’oeil absolu, livre de référence pour les prochaines journées car il explore différentes manifestations de l’objet regard dans notre civilisation, civilisation qu’il appelle justement, « la civilisation du regard », parle dans son livre du « mur des images », mur des images constitué non seulement par les multiples écrans qui peuplent notre monde et qui nous permettent de manière croissante de nous connecter avec le monde et avec les autres, mur qui dans son statut de semblant nous sépare du réel semble plutôt, avoir remplacé le réel lui-même. Le mur des images traduirait donc un nouveau régime du regard instauré à partir d’une vision sans cadre, d’une vision hors cadre, et donc sans fenêtre comme c’était le cas auparavant avec le tableau. Dans L’oeil absolu Wajcman procède à un diagnostic concernant le statut du regard dans notre civilisation que suppose un pas supplémentaire par rapport à la place qu’il occupait dans le régime classique et qui suppose l’abolition du bord, de la limite du regard, où son omniprésence serait le signe plutôt, d’une pente vers l’abolition de la division même, de la schize entre l’oeil et le regard. « Le mur des images – je cite Gérard -, n’est pas une fenêtre étendue indéfiniment, sinon plutôt l’abolition même du mur, l’abolition des limites et de toute fenêtre encadrant le regard. Si la fenêtre ordonnait le rapport du sujet au monde, l’abolition de la fenêtre comporte aussi l’abolition de toute distance, c’est à dire de toute division subjective. Fin de la séparation entre la place du sujet et la scène du monde : l’espace hypermoderne est celui d’un sujet sans lieu, délocalisé ».

Si la schize entre l’oeil et le regard que Lacan posait dans son Séminaire XI est de structure, si la castration suppose la perte du réel de l’organe au profit de l’objet regard situé désormais pour le sujet dans le champ de l’Autre, la clinique des psychoses et spécialement des sujets schizophrènes, nous a appris que le non extraction de l’objet suppose un retour sur le corps de la jouissance que cet objet condense. Si l’une des thèses les plus fortes du livre de Gérard est la délocalisation du regard, sa dérégulation dans la civilisation de par son omniprésence, nous voyant de partout, en suivant nos mouvements dans la ville, dans les rues, dans le Net, par les sites que nous visitons, on peut se demander jusqu’à quel point cette délocalisation du regard hors cadre, n’accompagne pas la tentative d’exclusion de la castration que notre civilisation technoscientifique cherche à mettre en place, étant donné que comme J.-A. Miller l’évoquait dans son cours il y a quelques années, la castration suppose un univers ordonné qui permet de localiser le manque, rappelons-nous de l’exemple de la bibliothèque que Lacan même donnait comme représentation du manque, mais du moment où cet ordre se trouve en déliquescence, la castration même en tant que manque repérable, a tendance à s’effacer du fait de ne plus pouvoir être localisée. Parmi les conséquences de cette abolition de l’opération principale que le symbolique opère, il y aurait un retour au réel même de l’œil, un œil de synthèse, électronique, algorithmique, que Wajcman nous présente sous différentes formes dans son travail, dans la vidéosurveillance, par exemple, qui a explosé ces dernières années, avec la conséquence paradoxale qu’il a fallu créer des algorithmes qui détectent des mouvements suspects dans le métro de Londres, car il n’y avait pas assez d’yeux pour regarder et traiter l’information que les milliers de caméras renvoyaient à la centrale de contrôle.

Il s’agit d’un processus donc qui ressemble beaucoup au mécanismes de la schizophrénie où « tout le symbolique est réel ». Sauf que dans le régime actuel de la civilisation, où l’ordre symbolique ne tient plus, l’objet regard ne serait plus le point de fugue du tableau qui constituait jadis la « scène du monde », faisait retour depuis la scène du monde en direction du sujet comme Lacan l’expliquait dans le Séminaire XI, car l’exploitation technologique du regard, à l’origine de sa démultiplication et son omniprésence dans nos vies quotidiennes, permettrait presque de croire aboli son extraction même : il n’y aurait presque plus de séparation entre le sujet et le monde qui le regarde. Et bien sûr, c’est le défi principal aujourd’hui que la psychanalyse et autres discours ont face aux technosciences, aux neurosciences aussi, de faire valoir l’échec de cette illusion fondamentale qu’elles promeuvent.

Dans la passe

Si j’ai proposé ce parcours, un peu étrange ou inhabituel « Du narcissisme à l’objet regard » c’est parce que je peux reconnaître dans le parcours qui comme analysant m’a emmené à faire l’expérience de la passe une direction similaire. De la position narcissique initiale, où il s’agissait comme enfant de compléter l’Autre maternel avec mes défauts, mon idiotie, ma supposée idiotie, ou son envers, une volonté de passer par un être intelligent, à dégager comment je me fixais au regard de l’Autre pour pouvoir gagner un plus d’être, un « plus d’existence » , qui néanmoins me fixait de manière symptomatique dans mes inhibitions et difficultés dans la vie.

Premier enfant d’un couple de jeunes professionnels, je suis né avec un triple circulaire autour du cou, un infection respiratoire et des forceps pour m’arracher de ce capharnaüm, qui me liait disons, déjà de manière réelle, à ma mère. L’obstétricien avait prédit que probablement je serais un idiot. Mes parents, traumatisées par ce dit médical qui faisait autorité, ont cherché à faire fléchir ce destin annoncé par une sollicitation.

« Être un idiot pour la jouissance de l’Autre » c’est la formule du fantasme fondamental que j’ai pu construire dans la passe. Le pire c’est que l’Autre jouissait effectivement de cette position d’idiot que je prenais dans le fantasme, de ma castration, non pour venir à mon secours, comme le névrosé que j’étais l’avait pensé dans un premier temps, mais parce que tant ma mère que mon père y trouvaient de quoi conforter leur position. Du coup le narcissisme qui s’articulait de cette position se déclinait dans des formes symptomatiques particulières : souvent il m’arrivait de ne pas terminer mes phrases en me remettant à l’autre pour le point de capiton, tel qu’il arrivait à ma mère de le faire lorsque enfant, j’essayais d’articuler quelques mots. L’aliénation à l’Autre se jouait ainsi de manière actuelle, dans le hinc et nunc de la rencontre fantasmatique avec le semblable, dans ce circuit qui via la répétition déclinait ma difficulté à articuler une parole et tenir un discours. C’était le même circuit narcissique qui m’empêchait de demander quoique ce soit, parce que je me voyais complet, même si comme le dit Lacan si justement dans ses leçons formidables du Séminaire V sur la névrose obsessionnelle, « l’obsessionnel de jeune demandait beaucoup », mais c’était chez moi une demande muette, retenue. Plus tard, dans la vie amoureuse, ce même schéma s’est traduit par des inhibitions d’ordre sexuelle et amoureuse qui concernaient, le corps sexué de la femme, et une impossibilité à répondre véritablement à la castration du partenaire, à ne pouvoir l’écouter, et à ne pas pouvoir mettre en jeu ma castration, ce qui m’aurait destitué de ma position narcissiste, ceci jusqu’à très tard dans l’analyse.

Ce rapport à l’Autre et à son regard approbateur, dans une coalescence de l’objet regard et de l’analité, s’est révélé de manière presque grotesque dans mes séances de contrôle, car sur le divan le regard était nécessairement neutralisé. Je cherchais l’approbation de mon contrôleur, et mon regard cherchant le sien, demandant le retour et l’appui du sien, s’est trouvé confronté à un abîme lorsque mon contrôleur, averti de cette demande, détournait dans un geste très appuyé, accentué, et donc bizarre, son regard du mien. Ce geste est venu s’ajouter à d’autres qui l’annonçaient : une ou deux fois, à l’époque du fax, il m’avait reçu en interposant entre lui et moi le fax qu’il lisait pendant que je parlait de mon patient. Je me suis trouvé à entendre ma parole s’effilocher, perdant discrètement le fils mon discours, confronté à l’absence du regard de l’Autre. Comme quoi on peut être averti de l’importance du maniement du regard dans l’analyse, mais tant qu’on n’a pas été séparé de son propre mode fantasmatique de jouir, qui peut inclure le regard sus cette forme, on est encore quand-même dans une forme d’ignorance par rapport à cet objet plus de jouir.

La construction du fantasme s’est faite dans l’après coup de la fin de l’analyse et dans la préparation du témoignage de passe. Cette construction m’a permis de comprendre une adhérence que j’avais tendance à avoir avec les personnes et les objets : un style qui s’accompagnait d’une difficulté à ne pas pouvoir me séparer facilement, ni du passé, ni des lieux, ni des personnes. Ni de l’analyse non plus : je savais que j’étais proche de la fin, mais je n’arrivait pas à trouver la décision qui me propulse à abandonner le divan. J’en rêvais, car dans un rêve quelques mois avant la fin, j’arrivais à l’analyse et disais que c’était fini et que je n’avais plus rien à dire, ce à quoi mon analyste répondait avec une petite tape sur l’épaule : « Très bien : Vous vous êtes décidé  ! ». Il s’agissait de trouver « le signifiant de la fin »comme il me l’avait dit quelques années encore avant la fin, ce à quoi j’avais répliqué, que vu mon rapport compliqué au signifiant, je pensais plutôt qu’il fallait que quelque chose d’un événement inattendu se produise, ce avec quoi nous avons tous les deux été d’accord.

L’événement inattendu s’est présenté vraiment de la manière la plus étonnante : ‘j’ai été invité à faire une série de conférences à une Section importante de l’École de l’orientation lacanienne, en Argentine. On me dira que c’est mon analyste qui avait suggéré mon nom, pour que j’y aille « parler de la passe », car il s’agissait de relancer la procédure dans cette vile importante de l’Argentine. Une fois là-bas je m’aperçois que je ne suis pas dans mon pays natal comme d’autres fois, angoissé et extrêmement divisé face au constat du pays perdu, de ma place perdue dans ce pays, de la langue que je me suis mis à adorer une fois exilé volontairement en France.

J’y parlais tranquillement comme quelqu’un qui venait de Paris faire ses causeries. Je n’avais plus tellement de me référer à d’autres noms propres pour donner un poids à mon discours : ma parole prenait un poids qu’il n’avait pas eu jusqu’alors. Quelques auditeurs de la salle, des collègues analystes, sont venu me demander après si je n’avais pas fait la passe, car je parlais comme si c’était le cas….Dans ce contexte, la phrase de mon analyste , répété par une de collègues qui me recevait à pu être entendu comme « que Fabian aille faire la passe », et ce voyage a pris tout un autre sens. Une énorme satisfaction m’a envahie à ce moment là, la satisfaction qui suit le moment de conclure et le temps pour comprendre. Un énorme soulagement aussi, suivi d’une sorte d’élan et d’enthousiasme, presque d’émotion, qui ne m’a vraiment pas quitté depuis.

Quelques jours après je fais un rêve que je prends pour une confirmation de cette fin d’analyse, que je n’avais encore finie, car je n’avais pas rencontré mon analyste encore après ce voyage. Je rêve que je marche dans mon quartier, et qu’une énorme masse animale, mi-ours, mi-dragon, roupille étendue au milieu de l’avenue. je passe à côté, intrigué par cette scène surréaliste, qui pourrait sortir d’un tableau de Magritte et sans angoisse ni peur, passe à côté de cette masse animale, et je poursuis ma route. Je me réveille. Ce rêve conclusif, qui se présente clairement du côté de l’Inconscient réel, car il n’appelle pas à une quelconque interprétation, mais à un constat de séparation d’avec cette jouissance en trop dont j’ai été a délesté, me laisse indifférent au spectacle du déchet qui s’est détaché et qui gît désormais sur une avenue. De l’analysant que j’étais au passant que je suis devenu, je poursuis ma route.

Je pourrais me voir en héros, une tendance que j’avais dans mes identifications. Saint Georges terrassant le dragon c’est une association qui suivra, après, dans l’après-coup déjà, du rêve. Mais si c’est Saint Georges, c’est un guerrier dépourvu de cheval et de flèche, qui passe plutôt à pieds tranquillement et le dragon n’est qu’un ours, un nounours, endormi, tranquille. Pourrait-il se réveiller ? En tout cas je n’en ai cure, la décision est prise : c’est celle de la sortie.

Pour conclure

Signalons, pour conclure, à partir de ce petit parcours que j’ai esquissé, combien le traitement de l’objet produit par la cure analytique est de tout autre ordre que celui que lui réserve la civilisation. Dans sa fonction réparatrice, le narcissisme permet de nouer Réel, Symbolique et Imaginaire et de faire tenir ensemble ces trois registres à un être parlant qui ne disposerait de la fonction paternelle qui assure ce nouage. Ce bricolage que l’ego permet, peut devenir un trait d’époque : c’est toute la valeur du travail de Christopher Lasch d’avoir repérée cette faille et cette fonction.

Là où les technosciences cherchent à voir, comme si voir assurait un savoir, car rien de ce qui est réel ne saurait être auparavant visible, et là où l’époque pousse à jouir partout de l’objet regard, selon la tendance voyeuriste ambiante, laissant le sujet dans un rapport d’aliénation à l’objet, une analyse permet à un sujet de décliner les conditions de sa jouissance, de produire l’objet qui se trouve au centre de cette opération et de s’en défixer, de se séparer de la jouissance que cet objet condensait, avec l’effet de délestage que le rêve de la fin de mon analyse vient pointer. Reste, coquille vide d’un plus de jouir qui a migré ailleurs, l’objet devient un outil dont on peut, à son tour, faire usage dans les analyses, pour emmener d’autres ayant pris la décision de faire le voyage, à s’en séparer.

Ce texte est constitué d’extraits de la conférence prononcée à Amiens le 10 septembre 2016, à l’invitation de l’ACF-CAPA. Elle sera publiée in extenso dans un des prochains numéros de Scripta documents.




Sur la scène du Palais des Congrès, conversation avec Agnès Vigué-Camus

L’Hebdo Blog : Comme responsable des relations entre l’ECF et le palais des Congrès, pouvez-vous nous dire comment votre commission se prépare ? Quel type d’équipes avez-vous formées et comment travaillent-elles ensemble ? On imagine une véritable fourmilière qui bruit de désir !

Agnès Vigué-Camus : De petites fourmis qui circuleraient dans une grande horloge dont les aiguilles indiquent le temps qui nous sépare de ces journées. Une certaine fièvre règne car leur déroulement nous regarde de très près. Depuis plusieurs mois, trois commissions s’affairent, animées par Mariana Alba de Luna, Patricia Wartelle, Romain-Pierre Renou qui travaillent en lien étroit avec le comité de pilotage. Les interconnexions s’intensifient, alors que le jour J approche, entre Les étincelles accueillant le public, Les clins d’œil prêts à le guider dans les méandres du palais et la Commission hébergement, transport, restauration qui veille à l’acheminement et à la sustentation des corps parlants. Mais au-delà de ce mouvement intense, il y a le mystère du désir qui nous anime plus que jamais. Beaucoup de ceux qui ont été sollicités faisaient partie des commissions des J 45 et chacune, chacun a répondu « oui », dans un élan formidable. Un souffle qui répond au trou creusé par l’absence des journées qui n’ont pu se tenir l’an dernier.

H. B :  Quelles orientations sont prises pour l’organisation ?

A.V.-C. : La psychanalyse intéresse le plus grand nombre et ces journées s’adressent à un public très large, tous ceux qui se sentent concernés par cette question complexe du regard, en phase avec l’époque.  L’accueil concerne aussi les invités qui seront reçus à la séance plénière, le dimanche. Il s’agit de prévoir, pour eux, un cadre agréable pour que la conversation se déroule dans les meilleures conditions, qu’elle soit vive et enseignante. De petits détails comme un canapé confortable, sa couleur peuvent avoir leur importance… Je n’en dis pas plus sur ces hôtes illustres vous les découvrirez bientôt…

H. B. : Depuis quelques années des artistes nous fraient la voie en exposant, créant des happening ou illustrant le thème de nos Journées. En novembre, sans tout dévoiler, pouvez-nous nous dire si l’objet regard sera lui aussi saisi par des concepteurs d’images ou d’attrape-regard?

Sans dévoiler le fruit de ce travail afin de privilégier la surprise, disons qu’une réflexion est en cours pour utiliser l’architecture du Palais des Congrès. Il s’agira, par exemple, de faire quelque chose autour de l’œil de bœuf que chacun a pu voir lors des précédentes journées. Il y aura aussi deux installations de Philip Metz, artiste, pour qui l’objet regard est tangible à travers le dispositif d’attrape-regard qui happe le spectateur, le convoque en un « Viens voir ! » Ces mises en scène et ces installations rendront hommage au travail de Lacan sur le regard qui a toujours une dimension réelle, éprouvée par chacun de façon singulière. Le regard va monter sur scène au Palais des congrès les 5 et 6 novembre prochains, c’est l’un des paris de ces Journées.