Temporalités du corps parlant

L’on pourrait si l’on se retournait sur les cinq numéros composés par la nouvelle équipe de l’Hebdo blog depuis janvier 2016 aisément tirer un fil, dans l’après-coup comme il se doit dans notre champ.

Du retour sur l’annulation des Journées 45 à la politique de la passe aujourd’hui, en faisant un détour par l’instant de voir en tant que détaché de toute aperception ou encore le refus que ces pages se fassent le mausolée des événements advenus dans notre communauté de travail, la question du temps est en effet au cœur des débats et réflexions qui font vivre notre École : qu’elle soit remise en cause du « temps pour comprendre » et précipitation vers le « temps pour conclure » ou nouvelle épaisseur donnée au présent par l’orientation toujours plus poussée des psychanalystes vers le réel, la temporalité est au cœur de toute analyse lacanienne et se voit elle aussi bousculée par l’ère du parlêtre.

Aussi consacrons-nous ce numéro à interroger, aux côtés de Miquel Bassols qui nous livre son retour précieux sur la soirée préparatoire au futur congrès de l’AMP, les différentes façons dont les corps parlants tentent de répondre à l’urgence imposée par notre civilisation. Multiplication des objets qui nous maintiennent toujours à côté de notre substance jouissante tout en espérant la combler, promesse d’éternité de la science comme de la religion qui ne font qu’accélérer le pousse-à-la-satisfaction qu’exige la pulsion : nous avons à répondre à ces nouvelles distorsions temporelles, qui réinterrogent le temps logique dégagé autrefois par Lacan, et nous obligent à faire un pas de côté, bien au-delà des considérations sur le manque à être du sujet du signifiant, et certainement pas comme conservateurs d’un temps passé mythique où chaque chose était soi-disant à sa place, advenant en son temps ou encore promoteurs du temps de la rétroaction comme du retour du refoulé.

Où se tenir quand s’abat la hache du réel, et quelle position adopter face à l’urgence dans laquelle sont précipités nos corps passés au tamis des mots, mais pas seulement ? Autant de questions pour lesquelles nos auteurs s’efforcent de vous livrer des pistes en se hâtant lentement.

Virginie Leblanc.




Le corps parlant et ses états d’urgence

En chemin vers le Xe Congrès de l’AMP qui aura lieu à Rio de Janeiro, au mois d’avril prochain, sur « Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle », la soirée spéciale de l’AMP ce lundi 1er février a pris un versant d’actualité pour traiter ce sujet. Cette actualité marque à nouveau la temporalité de nos Écoles. Les événements des derniers mois à Paris, difficiles pour tous mais particulièrement pour nos collègues français, ainsi que les situations de violence générée dans d’autres lieux, nous amènent à une réflexion sur les situations d’urgence subjective produites par l’irruption d’un réel dont nous sommes encore loin de voir toutes les conséquences.

Ce que nous désignons, à partir de l’enseignement de Lacan, par le corps parlant vit en réalité en permanent « état d’urgence » par le fait qu’il est habité par la pulsion, cette exigence immédiate de satisfaction. Que se passe-t-il quand cette exigence se fait présente depuis l’extérieur, dans la rupture même des liens sociaux, comme pure pulsion de mort, et toujours sous une forme distincte pour chaque sujet ? Les états d’urgence prennent dans chaque cas des modes singuliers de réponse qui échappent à toute explication sociologique.

Les collègues, membres du Conseil de l’AMP qui vivent dans des villes diverses de nos Écoles, ont traité cette question dans la soirée avec le tact et la fine sagesse qu’on peut tirer de l’enseignement de Lacan. Un même fil a traversé ces élaborations, celui du temps logique qui marque toujours la réponse du sujet de l’inconscient au réel impossible à symboliser. Et cela dans l’articulation de deux dimensions temporelles.

Il y a d’une part le temps du langage, un temps qui se pose comme éternel dans la mesure où on peut toujours ajouter un signifiant à un autre signifiant dans un glissement infini de la signification. Cela a été de toujours – c’est le cas de le dire – le temps de la religion, du sens même qui dans l’imaginaire pose cette infinitude comme inhérente au temps. Le paradoxe c’est qu’aujourd’hui c’est la techno-science même qui promeut déjà cette éternité en prenant la relève de l’Autre du langage dans une course d’Achille poursuivant sa tortue. En fait, on croit à l’éternité plus que ce qu’on croit. Le sujet du langage, le sujet de la chaîne signifiante se pose comme éternel, tel que le fantasme obsessionnel le fait entendre jusqu’à éprouver la torture d’assister à sa propre mort. C’est ce sujet éternel du signifiant dont un Sade voulait effacer toute trace de la surface de la terre.

D’autre part, l’expérience d’avoir un corps parlant implique l’expérience d’une limite temporelle, et cela toujours comme une urgence subjective. Dans la mesure où le corps est un corps parlant, affecté de la jouissance, de la pulsion justement appelée par Freud « pulsion de mort », il est mortel.

Entre ces deux dimensions, le destin du corps parlant est joué dans ses états d’urgence. Dans cette perspective, le temps logique déployé par Lacan au commencement de son enseignement, – ce temps marqué par l’instant du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure – implique toujours, en effet, un sophisme, c’est à dire un raisonnement logique qui inclut une certaine tromperie. Il se pose comme un temps qui se développe à partir de la structure du langage dans les rails du signifiant mais il y a dans son train un voyageur secret : la pulsion même qui habite dans l’instant du regard et qui fait sa boucle autour d’un objet qui est le regard même. Le regard comme objet pulsionnel introduit un court-circuit dans le temps logique, un court-circuit dans le temps pour comprendre, qui précipite le sujet dans l’acte dans la hâte, dans l’urgence. On ne peut pas résoudre la conclusion de l’acte dans le temps logique sans faire entrer la pulsion dans son train. C’est par cette raison qu’il s’agit finalement d’un sophisme dans ce temps logique qui n’échappe pas à la double dimension temporelle du temps infini du langage et du temps cyclique de la pulsion. C’est la pulsion en fait qui précipite le sujet dans son acte.

Dans cette conjoncture, il y a un paradoxe qui fait notre actualité : plus on promeut l’éternité pour sujet, plus on le pousse à l’urgence subjective ; plus on déplace le sujet dans la chaîne infinie du signifiant, plus on obtient son angoisse comme signe d’un réel, plus on trouve un sujet hyperactif, un sujet poussé à l’acte.

Le sujet de notre temps vit donc entre la métonymie infinie induite par le langage et l’expérience du corps limité par la pulsion de mort et son exigence de satisfaction immédiate. En fait, c’est le temps qui nous impose la techno-science avec ses gadgets, du portable à Internet : on est toujours poussé ailleurs, on est toujours ailleurs que là où est notre corps parlant. Le temps pulsionnel introduit ce court-circuit dans le temps du langage, il y fait irruption d’une façon qui arrive même à l’angoisse. On connaît déjà les effets divers d’addiction, de jouissance dans ce déplacement infini qui pousse le sujet à l’urgence de l’acte.

Le corps parlant est ce nouage même entre le corps et lalangue que nous désignons aussi avec le concept de pulsion. La pulsion est toujours l’expérience d’une urgence subjective par rapport au temps infini du langage. Du côté de la pulsion, comme on le verra dans les exposés de cette soirée, on est toujours trop en retard ou bien trop en avance.

Ce « trop » qui habite le corps parlant est ce qui se fait présent dans toute expérience traumatique qui motive l’urgence subjective.

Dans cette perspective, notre collègue Oscar Zack, de Buenos Aires, fait une subtile reconsidération du temps logique où l’urgence subjective devient le signe d’un réel impossible à supporter mais aussi le facteur nécessaire pour arriver au moment de conclure dans ce temps. C’est en fait la remarque qu’on peut déjà trouver chez Lacan dans son discours de Rome de 1953 : «  Rien de créé qui n’apparaisse dans l’urgence, rien dans l’urgence qui n’engendre son dépassement dans la parole. » L’urgence subjective est la condition de toute création effective. En même temps, la parole, le temps du langage, sont la condition de toute création pour dépasser cette urgence. Dans cette articulation entre les deux temps, il n’y a jamais de rencontre prévisible, il n’y a que la pure contingence.

Juan Fernando Pérez, de Medellín, reprend à nouveau le temps logique comme temps de l’angoisse : entre la menace qui suspend l’acte face à la figure de l’Autre méchant et le combat qui le transforme en ennemi. Et il souligne deux réponses possibles qu’il a rencontrées dans la clinique des états d’urgence : l’insomnie, une sorte de « procrastination circulaire », et l’état d’alerte généralisée qui précipite la fuite, la hâte, devant un signe quelconque de danger. L’état d’urgence prend sa place donc entre procrastination et hâte sans pouvoir rencontrer le kairós aristotélicien, le moment opportun de l’acte. Dans cette conjoncture de l’impossible, il nous propose la subtilité d’un « style tardif » qui habiterait l’acte de création.

De son côté, Marcus André Vieira, directeur du prochain Congrès de l’AMP à Rio de Janeiro, introduit l’instance du surmoi et de l’angoisse dans l’urgence subjective. Notre paradigme pour traiter l’urgence est l’angoisse qu’il faut faire dé-consister à rebours du surmoi, cette voix qui regarde le sujet en lui imposant une jouissance. Il introduit un nouvel élément dans la logique temporelle de l’urgence, c’est la « résonance asémantique » de la voix dans le corps parlant, instance de lalangue hors sens, partie non signifiante de la voix, croisement entre signifiant et jouissance, qui n’a pas un objet prédéterminé mais qui introduit le temps de la contingence. Un savoir faire, donc, avec la contingence pour faire face à l’urgence du surmoi.

Patricia Bosquin Caroz, enfin, nous fait part d’une expérience décidément subjective en deux temps à partir des deux événements tragiques qui ont secoué la ville de Paris les derniers mois : celui des attentats du 7 et 9 janvier 2015 à Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, et celui des attentats du 13 novembre. Il y a eu, en effet, deux réponses différentes à chaque événement, une identification massive au signifiant maître et la bascule du groupe formé comme réponse à l’irruption d’un réel entre un silence imposé et un silence voulu, entre le silence imposé par la terreur et un silence parlant qui s’est fait présent aussi dans le rues de la ville. Il y a donc un temps de silence nécessaire au temps pour comprendre dans un deuil.

Enfin, si on peut conclure dans une formule pour scander ce nouveau temps logique qui marque le temps de l’urgence subjective de notre temps, on peut prendre la formule lancée par Éric Laurent dans un débat riche en nuances : « Finie l’éternité ! »

9 Février 2016, dans l’après-coup de la soirée préparatoire au congrès de l’AMP, qui s’est tenue au local de l’ECF le 1er février 2016.




Le temps du réveil

La question du temps a traversé tous les exposés des intervenants à la dernière soirée de l’AMP à l’École le 1er février, centrée sur « Le corps parlant et ses états d’urgence ». En effet, le temps est indissociable de l’abord de tout phénomène dans le dernier Lacan, comme le remarquait Éric Laurent lors de la discussion.

Oscar Zack, notre collègue de Buenos Aires a évoqué l’urgence comme reformulation du temps logique dans ce qu’il a appelé « le sophisme de l’urgence » qui implique une précipitation du moment de conclure. Il a formulé une hypothèse : la contingence de l’acte de l’analyse pouvait répondre à la contingence de la rencontre du corps et de la langue. Il y aurait donc dans l’analyse une rencontre de deux contingences.

Juan Fernando Perez de Medellín s’est intéressé à la réponse face à la rencontre avec le réel : sidération où le temps subjectif est figé ou hâte où l’acte se précipite en urgence subjective. Il a également évoqué  le style tardif (comme chez Lacan) qu’il a opposé à la procrastination à propos des urgences subjectives (insomnie procratinatrice). Le style tardif implique qu’il n’y a pas de temps à perdre.

Patricia Bosquin-Caroz a centré son intervention sur le temps de l’après-coup à propos des attentats du 13 novembre. Tout comme O. Zack, elle a souligné que face à ces attentats, il n’y a pas eu de temps pour comprendre, mais on est passé de l’instant de voir au moment de conclure avec l’annulation des Journées. Le temps pour comprendre est venu plus tard, après l’effet d’après-coup advenu lors des Journées de l’ELP à Barcelone « Crises » où la vérité du trauma s’est imposée à elle. Selon la distinction proposée par Patrick Boucheron[1], les attentats nous ont assommés, alors que ceux de janvier nous avaient sommés (dans les deux sens du terme), sommé plus de quatre millions de personnes à descendre dans la rue et à faire somme, sommé de nous réunir et de débattre.  Les derniers attentats ont empêché les corps parlants de se rencontrer, dans une aspiration à la sécurité des corps. Ils ont morcelé les corps, envers du culte de l’Un.

Tous les invités ont insisté sur le lien entre l’événement traumatique et l’angoisse du corps parlant. Ainsi, Marcus André Vierra a souligné à partir de son exemple sur la balle perdue que l’angoisse vient dans un deuxième temps, lorsque la police proclame que chacun doit rester chez soi car le pire peut arriver ou lorsque la voix des rumeurs envahit l’espace public. Comme pour la mante religieuse, il est impossible de localiser cette voix qui n’est pas sans rapport avec celle du surmoi. L’urgence est du côté de cette voix surmoïque qui impose de jouir sans préciser dans quel objet. Il va s’agir alors de faire déconsister cette angoisse de l’urgence.

F. Perez précise que l’angoisse est ce qui réveille le corps parlant. À partir du Séminaire L’angoisse, Lacan définit l’inconscient comme discours de l’Autre, c’est-à-dire du corps, du corps en tant qu’il est troué, qu’il angoisse. Cette angoisse structurante permet l’éveil du sujet qui le fait sortir du rêve d’éternité. Par son style tardif mettant en fonction de la hâte, il nous détourne de l’idéal et de l’éternité pour nous concentrer sur la jouissance, précise É. Laurent.

 

[1]  Boucheron P., « Les événements de janvier nous somment, ceux de novembre nous assomment », Libération, 6 janvier 2016, http://www.liberation.fr/debats/2016/01/06/patrick-boucheron-les-evenements-de-janvier-nous-somment-ceux-de-novembre-nous-assomment_1424729




Sarah Kane avant l’éclipse

Pour un sujet mort, déchu du langage et du monde, mais non encore suicidé, que reste-t-il, sinon l’écriture, comme l’a puissamment relevé François Leguil qui nous fit percevoir en quoi nous pouvions nous laisser enseigner, et non pas seulement par l’auteure Sarah Kane, auto-disparue à l’âge de 29 ans, dévorée par sa psychose.

Nous laisser enseigner, qu’est-ce à dire ? Textuellement : c’est eux qui savent. A savoir faire confiance à la structure de ce lieu où l’on est immergé : un auteur et son texte, qui témoignent de la phase mélancolique de la psychose qui conduira la jeune femme à s’éclipser du monde, comme du décalage et de l’impuissance du psychiatre et de l’imposante médication qui défaille à accompagner la jeune femme ; faire confiance, aussi, aux effets et à l’irradiation du texte sur une troupe théâtrale qui s’en empare pour lui donner l’écrin d’une mise en scène qui fait saillir ce qui fut de toujours perdu par le sujet : l’Autre de l’amour et ses déclinaisons, la vitalité, tous deux magnifiés par le danseur et chorégraphe congolais DeLaVallet Bidiefono, qui n’en accentue que plus encore ce dont la jeune Sarah est démunie.

Quant au texte, il est immensément porté, incarné, par la jeune comédienne Sarah Llorca. C’est la musique électrique de Benoît Lugué et Mathieu Blardone qui nous prend, elle, par la main, par l’oreille devrait-on dire, dans la première partie de la pièce, et elle ne tient pas un rôle mineur. Clinique, le texte certes l’est, tel qu’on peut le lire dans la traduction et la mise en page d’Evelyne Pieiller. D’une clinique froide, implacable même, et qui est l’implacabilité du désespoir. Le parti pris de la jeune troupe est ici tout autre que de nous mettre en présence d’un long monologue s’échappant d’un unique acteur immobile, rythmée par les fulgurances mélancoliques et maniaques, et qui ne ferait que mobiliser chez le spectateur sa répulsion à ce qu’on le fasse participer, de gré ou de force, au « désordre au joint le plus intime du sentiment de vie » , qui est la basse continue du spectacle. La mise en scène en prend donc le contrepied, nous convoquant à rester présent, à entourer ce sujet sur le point de rejoindre son point mort, nous convoquant aussi à assister au pitoyable exercice du psychiatre, qui voudrait rester désimpliqué dans « une relation professionnelle ». Le public est donc convoqué à une place de l’Autre de l’accueil, de l’accompagnement, sinon de l’amour. Et il faut bien dire que c’est une place qui lui sied mieux que celle de le fixer à celle d’une jouissance voyeuriste.

La mise en scène, la chorégraphie, la musique, ont aussi cette fonction d’occuper la place de la vitalité annulée, éteinte, désactivée, du corps du sujet «  Mon corps décompense/mon corps s’envole de son côté ». Corps sur lequel la langue n’a plus prise, laquelle par moments s’emballe en un enchaînement des mots, fuite, fugue. L’artiste, encore une fois ici, perfore le spectacle lisse du monde en ouvrant cette fenêtre par la langue et l’écriture, faisant tout autant signe au psychanalyste certes, mais aussi à tous ceux qui se confrontent à la folie. Avec cette question à la clé : où situer le délire ? Du monde et de sa dite «  santé mentale », ou du sujet fou, c’est-à-dire de la folie de chacun.

fiori

La compagnie Du hasard objectif, en résidence au Théâtre de l’Aquarium, y donne plusieurs représentations de la pièce de Sarah Kane, 4.48 PSYCHOSE, du 2 au 21 février. L’envers de Paris, en la personne de Philippe Bénichou et Christiane Page, en était, ce samedi 6 février, le partenaire attentif, avec François Leguil, psychanalyste, psychiatre, membre de l’ECF, pour débattre avec et les acteurs et la salle.
Mise en scène et scénographiée par Sara Llorca et Charles Vitez, le texte de la pièce avait été traduit par Evelyne Pieiller (L’Arche Éditeur). La chorégraphie est de DeLaVallet Bidiefono, la musique de Benoît Lugué et Mathieu Blardone, son : Olivier Renet, costumes : Emmanuelle Thomas, lumière : Léo Thévenon, régie lumière : Anaï Guayamarès, régie son : Sarah Bradley. Les comédiens sont DeLaVallet Bidiefono, Mathieu Blardone, Sara Llorca, Benoît Lugué, Antonin Meyer Esquerré




Du corps parlé au corps parlant

Le corps parlé, avant l’Autre de la barre posée sur le sujet comme première marque du signifiant sur le corps, se présente à l’orée de la vie sans existence et sans demeure, pour parer aux phénomènes de jouissance qui le traversent. L’incessant vacarme du monde surgit sur le fond sonore indistinct de l’organisme vagissant et de ses borborygmes physiologiques, avant que le cri ne se transforme en appel sous l’effet de la réponse supportée par la fonction maternelle.

L’Autre comme lieu du signifiant n’a pas encore d’existence. C’est le sujet hypothétique, celui de l’hilflogiskeit, sans habitacle subjectif à pouvoir loger le fonctionnement des organes dans l’organe hors corps de la langue. Le vivant, avant la naissance de l’Autre, se présente comme flot informe de sensorialité diffuse, jouissance invasive, jusqu’à la prise du sujet dans le symbolique permettant une répartition de la jouissance sur les objets a prélevés sur l’Autre du désir. L’Autre lui décerne un corps, ce corps qu’il a, à partir d’une nomination convoquant les premières inscriptions du symbole dans la chair, et venant organiser la tessiture de ce qui deviendra plus tard pour le sujet ses signifiants-maîtres.

La part que le sujet et l’Autre prennent dans la constitution du jugement d’attribution et d’existence dépend aussi de ce que le sujet a primordialement consenti pour se laisser “traumatiser” par cet effet d’intrusion de la langue dans le corps. Si le corps parlé joue sur la gamme des premiers balbutiements d’une mélopée sur le mode des premières imitations puis du trait unaire de l’identification (soit la place où vient s’accrocher la fonction du signifiant), le monologue ludique de l’enfant répond d’une expérience subjective de déperdition de jouissance au regard de la jouissance des organes dont il se sépare ; sépartition dira Lacan.

Cette jouissance prosodique que Lacan qualifie de la lalangue, est l’instance même du ruissellement des signifiants de l’Autre sur son corps dont certains feront trace et dépôt, en venant hameçonner la chair du vivant comme corps parlant. L’équivoque généralisée que promeut la lalangue en faisant advenir le sujet de l’inconscient, ne dit rien de ce qui fait le nouage entre la langue et le corps, d’où l’idée que le corps parlant renvoie au “mystère de l’inconscient”[1],c’est-à-dire, plutôt à son discord. “Il y a corps, précise Lacan, lorsqu’un organisme vivant incorpore l’organe du langage” [2].

La disjonction du corps avec les fonctions vitales dans le passage du corps parlé au corps parlant introduit comme le souligne Alfredo Zenoni, une “[…] transposition dans la dimension symbolique (qui) se paie d’une mortification sur le plan du vivant, en même temps que cette annulation de son être naturel est la condition de sa constitution symbolique comme de la quête d’un être qu’il ne peut désormais recevoir que de l’Autre”[3]. Le sujet comme corps parlant porte la marque de cet exil des propriétés de son corps vivant, ne pouvant l’appréhender que comme corps qui “se jouit” à partir de l’articulation signifiante.

 

[1]  Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p.118.

[2] Lacan J., Joyce le symptôme, Actes du V symposium James Joyce, ed. CNRS, p.197.

[3] Zenoni A., Le corps de l’être parlant, Ed. De Boeck-Université, Bruxelles, 1991, p.77.




Éclaircir le mystère

Le thème proposé par Jacques-Alain Miller pour le prochain congrès de l’AMP à Rio nous invite à expliciter un oxymore issu du dernier enseignement de Lacan : oui, la notion de « corps parlant » est un véritable « mystère[1] » que Jean-Luc Monnier, dans sa conférence du samedi 5 décembre à Marseille à l’invitation de l’ACF MAP, contribue à percer pour nous.

Pour Freud, deux axes de recherche ont toujours coexisté : l’un portant sur le fonctionnement de l’inconscient « structuré comme un langage » et l’autre fondé sur la découverte des pulsions, le déchiffrage des symptômes se cognant très vite à la fixité libidinale.

Jean-Luc Monnier nous fit entendre la déconvenue des « premiers analystes [qui,] à la suite de Freud, interprétaient à tour de bras » après l’enthousiasme devant « les symptômes [qui] s’évanouissaient, littéralement[2] ». Vers la fin de son œuvre, Freud faisait état de « restes[3] » symptomatiques, de « manifestations résiduelles[4] » – autre nom du réel du symptôme – dont l’analyse ne peut venir à bout.

Lacan, parti lui aussi des pouvoirs de la parole, radicalise la première topique freudienne, là où les post-freudiens s’égaraient à partir de la seconde. Il commence par penser la pulsion en termes signifiants, à partir de la demande de l’analysant. D’où son (étonnant) mathème de la pulsion : $ <> D[5]. Ainsi, le ça freudien se met à parler… avec pour conséquence la guérison sans reste du symptôme[6]. Plus fort que Freud, souligne Jean-Luc Monnier !

Las ! Lacan en revient rapidement, face au même reste indéchiffrable de la pulsion, irréductible au sens sexuel. Le concept de l’objet a lui permet d’énoncer qu’une part de cette jouissance rebelle est significantisable, ce qu’il traduit d’abord par la formule du fantasme : $ <> a, puis généralise dans Le Séminaire, livre XVII,a est l’un des éléments qui structure chacun des quatre discours.

Ceci permet de rendre compte de la répétition symptomatique par le pousse-à-jouir que constitue le rapport de chacun à l’objet. Reste la jouissance dite « opaque », appelée aussi « réel sans loi » – à entendre comme sans loi symbolique.

Jean-Luc Monnier parle d’un « glissement […] vers le corps[7] ». En effet, le dernier enseignement de Lacan nous invite à considérer cette jouissance comme celle du corps vivant, dont « nous […] savons […] seulement ceci, qu’un corps cela se jouit[8] » – ce en quoi elle s’apparente à la jouissance féminine qui s’éprouve mais ne se dit pas[9].

Mais alors… Comment opérer ?

Avançons encore. Jacques-Alain Miller nous propose une nouvelle articulation du corps et du signifiant[10]. Il met en évidence une opération, à l’envers de la significantisation, qu’il nomme corporisation. Le signifiant y percute le corps, y fait trace et du même coup, en fait sourdre la jouissance et l’affecte. Le corps devient surface sur laquelle la jouissance s’écrit. Dès lors, l’opération analytique ne vise plus le déchiffrage, mais la lecture de la lettre du symptôme.

Place à une nouvelle clinique !

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 118.

[2] Monnier J.-L., « Symptôme et fantasme à l’heure du corps parlant », conférence prononcée dans le cadre des grandes conférences de l’ACF MAP, 5 décembre 2015, inédit.

[3] Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF, p. 244.

[4]  Ibid., p. 243.

[5] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 817.

[6] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 269 : « il est déjà tout à fait clair que le symptôme se résout tout entier dans une analyse de langage ».

[7]Monnier J.-L., « Symptôme et fantasme à l’heure du corps parlant », loc. cit.

[8] Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p.26.

[9] Ibid., p. 69.

[10] Miller, Jacques-Alain, « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n° 44, Événements de corps, février 2000.