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Identity Politics avec Lacan

Merci à Agnès Vigué-Camus qui, sur le vif, nous propose ce texte à l’issue de la première Soirée d’enseignement de Marie-Hélène Brousse à l’ECF le mardi 23 novembre : Identity Politics avec Lacan – Lien social et Identification à la lumière du « Y a de l’Un »

 Une focale précise, ajustée à un sujet brûlant prélevé au cœur des universités et médias américains, l’Identity Politics. L’angle de vue proposé par Marie-Hélène Brousse pour ces huit séances d’enseignement est nouveau. L’identité, en effet, contrairement à l’identification, n’est pas un concept psychanalytique. Pourtant, « la résurgence du concept d’identité, en tant qu’elle est liée à la dimension du politique » touche au plus vif de la psychanalyse lacanienne. Pourquoi cette résurgence du concept d’identité noué au politique, donc ? En quoi la pratique et l’expérience analytique peuvent-elles éclairer ce phénomène ? La recherche qui s’ébauche ici s’annonce éclairante pour lire l’époque.

Identité et discours du maître

En suivant ce fil rouge, plusieurs points de repères sont dégagés dans l’enseignement de Lacan et de Jacques-Alain Miller. Lacan est, tout d’abord, convoqué, en tant qu’il opère une coupure radicale avec une approche métaphysique et ontologique de l’être : « Le parlant se croit être […]. Il suffit de se croire pour être en quelque façon… »[1]. L’identité est d’emblée liée à la domination du sujet par le discours : « l’identité a toujours été liée au discours du maître. On pourrait dire qu’elle vient de l’Autre et qu’elle y retourne »[2]. Un fragment de l’expérience analytique d’un sujet analysant rend tangible cette dimension de l’assujettissement. Le texte d’un rêve fait surgir un point d’énigme, une petite case tracée sur une feuille d’impôts nommée « T1 », qui équivoquera avec « T’es un », dont l’analysant fut abreuvé durant son enfance. Ce Witz atteste que « l’Autre du père traditionnel fonctionne par un T’es un référant à des cases signifiantes dans un système classificatoire et ségrégatif selon lequel le Nom-du-Père distribue les sujets »[3]. Lacan, cependant, complexifie le tableau, indiquant que l’ego soutient la structure d’une croyance qui inverse la formule du sujet comme effet de signifiant.

L’Autre a changé

 Ces signifiants homme, femme, mariés, célibataires, fille, fils de… sont autant de « marqueurs d’identité » qui définissent un sujet dans les coordonnées d’un discours. Mais cet Autre corrélatif du Nom-du-Père traditionnel, c’est-à-dire du Nom-du-Père à structure hiérarchique s’est transformé[4]. S’il fonctionne encore en partie aujourd’hui, c’est sans l’hégémonie qui le caractérisait dans le passé. Lacan, durant son Séminaire « Les Noms du Père » indiquait déjà que l’Autre maternel peut se passer du nom et le remplacer par la loi de fer du monde social. Un effritement se produit, non du côté des identifications, mais du côté de l’instance qui frappe une marque.

Sur le versant des identités sexuelles, si les passeports nous classent toujours selon les catégories homme/femme, le travail des Gender studies a fait sauter l’évidence de l’identité sexuelle. La couleur de la peau, autre identité perceptive, vacille aussi, comme le montre l’affaire Rachel Dolezal, une éminente professeur d’études africaine se prétendant noire et dévoilée comme une femme blanche, qui fait valoir la notion « d’identité personnelle » contre celle de race, comme si cette identité en était alors réduite à n’être qu’une catégorie de discours.

Fragiles identités

Au-delà de ces transformations, la mondialisation et les techno-sciences font apparaître un changement dans la domination par le multiple. M.-H. Brousse avance alors une hypothèse stimulante. Au temps des Un-tout-seul, c’est moins un « T’es un » qui s’affirme, venant de l’Autre, qu’un « Je suis ». Une autodéfinition de l’identité émerge qui ne se réfère plus aux éléments qui l’organisaient mais est soutenue par une volonté subjective qui implique que non seulement l’ego est de la partie mais le surmoi aussi.

Si le langage reste à la base de cette volonté, c’est tel qu’il apparaît dans le dernier enseignement de Lacan, comme un essaim de S1 qui n’est plus organisé par l’ordre hiérarchique. Alors que cet ordre mettait en fonction la métaphore et la substitution, ces S1 ne font plus métaphore mais se juxtaposent dans une sorte de relation de voisinage. L’identité est donc fragilisée, à la fois évanouissante et affirmée par un « Je suis » volontaire. Dans le cadre contemporain, les auxiliaires de cette volonté identitaire peuvent relever de la chirurgie, de l’artifice ou de la conversion. M.-H. Brousse précise que cette conversion est d’un autre ordre que la conversion hystérique qui se produit sous l’égide du Nom-du-Père. La toux de Dora était décrite par Freud comme un message symptomatique présentant une face de fixation de jouissance, empruntée au père, sur une zone érogène du corps. La conversion, au temps du Un-tout-seul, s’émancipe de l’identification au père. Liée à « Je suis » volontaire, elle est support d’une identité dont les contours se dessinent selon des modalités variables qui permettent de changer d’identité. Ces identités constitueront sans doute, pendant longtemps, des ensembles fragiles et inconsistants, ce qui pourrait affecter durablement le lien social.

Ce « Je suis » contemporain miroite tout d’abord dans la parole analysante où « je suis un homme », « je suis une femme », sont autant de lignes de faille, de brisures. Des moments de doute qui nous renseignent sur l’intermittence de l’être, dont Lacan avait cherché à rendre compte dans son travail autour du cogito cartésien.

Ces variations s’entendent, ensuite, dans les deux formules de rhétorique courte produites après les attentats de janvier et du 13 novembre 2015. Le premier slogan « Je suis Charlie » était un nom propre. Le slogan du 13 novembre, « Je suis en terrasse », « ne fait pas référence à un nom mais à un mode de jouir utilisé comme repère identitaire ». Ce déplacement est corrélé aux types d’attaques qui ont eu lieu. Si en janvier c’était des signifiants qui étaient visés, en novembre ce sont des mœurs, un style de vie. Le discours change, ce n’est plus le nom qui le garantit aujourd’hui, mais une modalité du lien social en tant qu’elle définit une identité.

[1] Lacan J., Conférence de Louvain, le 13 octobre 1972.

[2] Brousse M.-H., Enseignement du mardi 24 novembre 2015.

[3] Ibid.

[4] Miller J.-A., « Une Fantaisie », Mental n° 15, février 2005.

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Le corps parlant, corps debout en route vers Rio

La seconde soirée de l’AMP à l’ECF, ce lundi 30 novembre 2015, fut passionnante. Gérard Wajcman a superbement décrit « l'esthétisation politique des corps » lors des Jeux Olympiques de Berlin sous le fascisme, qu’il a mise en relation avec l’exposé sur le stade du miroir prononcé, à la même époque, par Jacques Lacan, mettant ainsi l’accent sur le voyage que celui-ci a entrepris de Marienbad à Berlin. Puis Pierre Naveau a évoqué, avec une élégante clarté, « la résonance des mots sur le corps » ou les effets de lalangue sur le parlêtre, pas sans le psychanalyste.

Le ressort du mystère de l'inconscient au XXIe siècle – aux prises avec une jouissance opaque devant laquelle, aujourd'hui comme en 1936, le psychanalyste ne recule pas – y fut mis en lumière là encore avec finesse.

Après les interventions, lors de la première soirée, de Marie-Hélène Roch et d'Hélène Bonnaud, que l'on peut entendre, comme les deux suivantes, sur Radio Lacan, nous continuons à cheminer avec le texte d'introduction au Congrès, prononcé en 2014 par Jacques-Alain Miller, « L'inconscient et le corps parlant », devenu, depuis, notre boussole pour attraper ce thème passionnant sous ses multiples facettes.

Aussi, et pour reprendre ses termes, la substitution du parlêtre lacanien à l'inconscient freudien, qui « fixe une étincelle », se présente-t-elle comme « un index de ce qui change dans la psychanalyse au XXIe siècle, quand elle doit prendre en compte un autre ordre symbolique et un autre réel, que ceux sur lesquels elle s'était établie ».

Ce thème, qui invite en effet les psychanalystes à décliner en quoi la psychanalyse a changé et à le démontrer, prolonge, sous d'autres formes, le thème du réel dans la civilisation auquel nous sommes confrontés, qui avait été considéré au cours du précédent Congrès de l'AMP à Paris sur le réel.

Gérard Wajcman rappelle qu'au moment où Lacan entre en scène dans la psychanalyse avec la balayette du stade du miroir, « juste avant le grand vide viennois, le feu brûle ». Et c'est là le souci de Lacan. L'enjeu pour lui est donc, déjà, de se montrer à la hauteur du temps qu'il vit.

Il s'intéresse à la passion humaine pour le corps, à l'amour de l'homme pour son image, au moment même où, dans un stade olympique, tout un peuple communie dans l'image d'un corps aryen.

La thèse de Gérard s'appuie sur l'écrit de Walter Benjamin qui déplie le thème du « fascisme comme esthétisation de la vie politique » et de la construction du peuple allemand comme œuvre d'art. Le point vif que souligne Gérard est que, dans cette esthétisation de la guerre qui promeut la foule et « la communauté du peuple », chacun renonce à être parlant et à se compter comme Un au milieu des autres : « La foule ne parle pas, elle chante, elle crie ».

Ce qui se joue au cœur de l'Europe est une guerre du beau, dont les juifs doivent être exclus.

C'est la beauté qui cache l'horreur, signal d'un réel à venir, la destruction des corps, jusqu'à la solution finale. C’est le stade préalable au massacre, repéré, dit Gérard, par Lacan. Destruction des traces mêmes.

Jouir du spectacle de la destruction des corps est donc le paradigme de cette époque, mais en sommes-nous sortis ?

Pierre Naveau, à l'inverse, montre en quoi, du corps parlant, il faut en parler. Car un dire dans le corps répond à ce qui, du signifiant, y résonne. Pierre montre ainsi en quoi c'est une voix, donnée au corps, qui produit un événement de corps. Et ainsi, aborde-t-il ce qui, de l'événement de discours, laisse des traces dans le corps.

Ce sont ces traces qui « dérangent » le corps et font symptôme, à condition, toutefois, note Pierre, et là est sa pointe, que « le sujet soit apte à les lire, à les déchiffrer ». Et comme cela ne peut se faire sans l'aide d'un psychanalyste, « le psychanalyste fait donc partie du corps parlant ». Par l'interprétation, le psychanalyste est alors celui qui désactive les bombes que les mots ont laissées sur les corps.

Il ne s'agit donc plus, selon ces deux points de vue éclairants, de taire une tragédie, mais bel et bien, dirais-je, de la dire.

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Les lundis de l’AMP « Vers Rio 2016 »

La seconde soirée des lundis de l’AMP animés par Laure Naveau a réuni une fois de plus un public nombreux ce lundi 30 novembre. Ce fut l’occasion d’écouter les interventions de Gérard Wajcman et Pierre Naveau autour du thème de travail de ces soirées : « La psychanalyse change, ce n’est pas un désir, c’est un fait. »[1]

Laure Naveau, coordinatrice de l’AMP avec l’ECF, a rendu cette soirée particulièrement vivante par la pertinence de ses analyses et de ses questions. C’est à propos des attentats qu’elle a lu la quatrième de couverture du dernier Scilicet qui vient juste de paraître : « La psychanalyse tend à rendre possible pour chacun l’invention, selon sa singularité, d’une alliance entre son corps et les ressources de la parole contre le pire. »[2]

Gérard Wajcman nous a ramenés au premier temps de l’enseignement de Jacques Lacan dans une intervention intitulée « Notes à propos du stade du miroir ». Lacan est entré dans la psychanalyse avec le corps. Si celui-ci est au cœur du stade du miroir, on y trouve également le drame, tel que Lacan le qualifie, drame qui est en résonance avec l’air du temps puisqu’au moment même où il prononçait sa célèbre communication avaient lieu les fameux Jeux olympiques de Berlin de 1936. Cette conférence intitulée « Le stade du miroir » fut prononcée à l’occasion du XIVe Congrès de psychanalyse de l’IPA à Marienbad, le premier auquel participait Lacan. Son texte inédit a été perdu et n’a pas pu être prononcé en entier par Lacan, interrompu au bout de dix minutes par Ernest Jones[3]. Dès le lendemain, Lacan se rendait à Berlin pour « aller prendre l’air du temps, un temps lourd de promesses, à l’Olympiade »[4], malgré le désaccord d’Ernest Kris. Il allait ainsi confronter sa théorie du stade du miroir au miroir du stade. En effet, ces JO étaient l’exaltation de l’image idéale du corps athlétique, un spectacle d’art total au service de la propagande nazie. Il s’est agi de ce que Walter Benjamin appelle « une esthétisation de la politique »[5] en conclusion de son texte L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Lacan a donc rencontré à Berlin cette exaltation des corps, mais aussi de l’esprit de corps à travers l’accomplissement de l’unité d’un peuple dans la foule, au sens de Jean-Claude Milner qui distingue foule et masse[6]. Cette foule qui faisait corps aux JO a détruit la division du corps social qui fondait la démocratie. Cette solution nazie impliquait la guerre sur le front de la beauté, beauté opposée à la « laideur juive », beauté qui impose le silence. L’élection d’une image idéale a un effet de voile du réel et de ségrégation. Le corps olympien a été l’annonce des corps amoncelés des charniers des camps de concentration. Ces JO ont donc réalisé une fête du peuple et de la beauté qui a utilisé les deux dimensions politiques du corps : spectacle des corps et jouissance du spectacle.

Aujourd’hui, les avancées de la technologie tendent à dissoudre le réel dans l’image. L’art renvoie à la contemplation et à la jouissance du regard alors que les produits de la science renvoient à l’observation et à l’inquiétude qui lui est liée. Dans notre monde contemporain, nous jouissons de nous regarder comme le soulignent les selfies. « Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme.»[7]

Pierre Naveau, avec un titre très pascalien, « Le corps a ses résons », a développé les effets de la résonance du dire sur le corps en lien avec le psychanalyste.

Il nous a tout d’abord rappelé la célèbre citation de Lacan dans le Séminaire Le sinthome « Les pulsions sont l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »[8]. Le corps est donc sensible au dire. La résonance du dire, de l’équivoque signifiante (résons), produit dans le corps une réponse (répons), c’est la voix. La résonance donne une voix au corps qui dès lors se met à parler et devient le corps parlant. « Le corps parlant parle en termes de pulsions. », nous précise J.-A. Miller[9]. Ce corps parlant est le corps dans lequel des événements de discours ont laissé des traces qui font la singularité du sujet en lien avec son histoire. « Ces traces dérangent le corps »[10] et « y font symptôme pour autant que le sujet soit apte à lire ces traces, à les déchiffrer ». Pour cela, il faut un psychanalyste et c’est alors que le corps a ses résons. Le psychanalyste fait donc partie du corps parlant. Il opère à partir de l’interprétation équivoque qui permet que l’écho dans le corps soit perçu et que la résonance pulsionnelle puisse être entendue par le sujet. Pour être entendue, elle doit être articulée. La pulsion a été présentée par Lacan « sur le modèle d’une chaîne signifiante »[11] susceptible d’être déchiffrée et qui est faite de « substance jouissante »[12]. Le signifiant est donc la cause matérielle de la jouissance. P. Naveau a fait alors l’hypothèse que la pulsion qui va en silence trouve dans le symptôme en tant qu’événement de corps l’articulation signifiante qu’il s’agit de déchiffrer afin de pouvoir la lire. Il a illustré son propos à partir d’un cas clinique d’une jeune anorexique, Roseline, cas tiré du livre d’Hélène Bonnaud Le corps pris au mot[13]. Le corps est pris au mot, car il a son mot à dire. Et dès qu’il y a un psychanalyste, le symptôme s’avère plutôt bavard. Le symptôme à déchiffrer de Roseline est l’écho dans son corps d’un mal dire de la mère, « tu es trop grosse ». Mais ce corps décharné sait aussi quelque chose, la tragédie des camps d’extermination que sa mère taisait.

La conversation a été vive et animée et est revenue, entre autres, sur le spectacle nazi de la destruction des corps et sur le rapport entre le silence de la pulsion et le corps parlant.

[1] Miller J.-A., «  L’inconscient et le corps parlant », Scilicet, Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, Collection rue Huysmans, EURL Huysmans, 2015, p. 23.

[2] Scilicet, op. cit., quatrième de couverture.

[3] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 184.

[4] Lacan J., « La direction de la cure », op. cit., p. 600.

[5] Benjamin W., L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique  (1939), Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 316.

[6] Milner J.-C., « À propos de la foule », entretiens réalisés par Pablo Lucchelli, Radio Lacan, http://www.radiolacan.com/fr/topic/653/5.

[7] Benjamin W., loc. cit.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, p. 17.

[9] Miller J.-A., op. cit. p. 32.

[10] Miller J.-A., « Biologie lacanienne », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 44.

[11] Miller J.-A., «  L’inconscient et le corps parlant », op. cit. p. 32.

[12] Ibid.

[13] Bonnaud H., Le corps pris au mot, Paris, Navarin, Le champ freudien, 2015, p. 52-57.

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« La vie est ainsi fête ! »

Clochard céleste

Monsieur T. a trente-six ans, sans emploi depuis huit ans, il est au RSA. Le CPCT est sa dernière chance.

La raison première de sa venue est l’alcool. Il a commencé à l’âge de dix-huit ans, lorsqu’il a quitté le cadre familial. C’est une consommation festive. Suivi depuis sept ans en alcoologie, il a écourté une cure de désintoxication il y a cinq ans et a eu une pancréatite il y a trois ans. Il souffre d’une insomnie attribuée au Baclofène, un relaxant musculaire détourné de son usage premier, prescrit depuis un an pour diminuer l’appétence à l’alcool.

Quand il boit, il provoque. Il a fait des séjours au commissariat suite à « des rigolades déplacées, un humour peu compréhensible teinté d’ironie et d’autodérision ».

Je remarque que sa consommation est prise dans son rapport à la parole. Il veut « maîtriser les trous noirs ». Buvant à forte dose, il ne se souvient plus et n’a que les échos que lui donnent les autres. « Je ne parle pas si je ne bois pas ».

Il se sent déprimé depuis quelques mois. Il en a marre, n’a consacré sa vie qu’à ça. Je lui dis : « c’est une œuvre ! » Il me parle de son goût pour les jeux de langage, le non-sens, la littérature : Allais, Bukowsky, Desproges, Cioran, Blondin, qu’il cite régulièrement : « Lorsque je ne bois pas, je suis au seuil de moi-même ».

Soutenir le choix de l’otium

 Mesurant que l’alcoolisme est une façon de supporter sa vie, je prends le parti de ne pas vouloir l’en soigner, mais d’en mieux cerner les causes. Je lui dis que boire lui sert à quelque chose.

L’alcool le sort de l’ennui qu’il connait depuis l’enfance. À l’école à l’âge de six ans, il « cherchait les autres ». Son père, qualifié de « self-made-man-anarchiste-bizarre-de-droite », lui a appris les syllabes. Il savait lire à quatre ans. Sa mère « conventionnelle et peu épanouie » n’ose pas parler de lui à son entourage. Sa crainte de l’ennui laisse entendre un vide que fait résonner la profusion d’une parole truffée de jeux de mots et d’aphorismes. Enfant, déjà, il n’avait pas d’accrochage au désir de l’Autre.

Il accompagne des amis musiciens, enregistre, fait des arrangements, ce qu’il a appris auprès d’ingénieurs du son et par lui-même. Il se décourage vite, vexé par la moindre remarque. Il sait qu’il ne retravaillera pas. Il a choisi l’oisiveté. Mais c’est un choix angoissant, car il se condamne à la précarité, à n’avoir pas de ressources, à vivre sur la corde raide. C’est cependant ce qu’il s’agit de soutenir contre la honte forcée par la volonté de l’Autre.

« Ennui(s) et emmerdement(s) » : chercher l’Autre

 Monsieur T. arrive au deuxième entretien défiguré par des contusions et fatigué, n’ayant pas dormi depuis deux jours. Le Baclofène ralentit sa consommation, mais l’empêche de dormir. Accompagnant une amie, dans la foule, il a bousculé quelqu’un qui l’a frappé. Son amie, étonnée qu’il n’ait pas réagi, lui a dit : « les gens qui ont peur des chiens se font mordre ». « C’était une double peine », me dit-il. Il se dit peu vaillant, faire « l’éloge de la fuite ». Je soutiens que ce n’est pas sympa de la part de cette amie, car c’est en lui faisant un passage pour la protéger qu’il a bousculé ce type. Je perçois alors qu’il est réceptif à ce soutien.

Il essuie un « revers sentimental » et éprouve une profonde déception. Sa copine sort avec un autre. Il se demande si c’est sérieux. Ils s’étaient déjà séparés, car ça n’allait pas : « il n’y avait pas de limites. Elle me faisait péter les plombs ». Elle lui reprochait son rythme. Un copain s’est rapproché d’elle. « Je ne voulais pas gâcher ça. » Ça ne le dérange pas qu’elle sorte avec un autre, du moment qu’il ne le sait pas. « Je ne veux rien imposer à l’autre que je ne m’imposerais à moi-même ».

Il rumine sur cette séparation douloureuse. Il voit du monde pour se stimuler, évite de rester seul dans « ses abîmes ». Il doit quitter son appartement, car il n’a plus d’argent. Il s’est de nouveau fait agresser. Il vit un sentiment d’abandon, se sent « minable, dépossédé ». « J’ai toujours mis un temps fou à me sortir des relations avec mes copines. »

L’autodérision tourne en dépréciation : « J’ai l’impression d’être un looser et que ça se voit à des kilomètres. On se permet avec moi des choses qu’on ne se permet pas avec d’autres. » Je souligne fortement cette dernière remarque pour accentuer cette affliction en colère.

Il remarque cependant qu’on lui prête des qualités. Sa copine lui dit que grâce à lui, elle a plus confiance en elle. « Moi je ne m’accepte pas, mais j’arrive à soutenir cette manière d’être avec aplomb. Je me permets de me tourner au ridicule. »

L’alcool-traitement

 La fréquence des rencontres varie beaucoup. Absent, en retard, il ne se lève pas, ou trop juste pour arriver à l’heure, vient sans avoir dormi, alcoolisé, laissant après son départ une odeur d’alcool.

Par volonté « d’inverser le négatif », il se force à ne pas boire pendant une semaine. Il ne dort plus, est dans un repli total, bloque sur l’absurdité de l’amour, tente de comprendre pourquoi elle l’a quitté.

Je m’intéresse alors à ses insomnies. Enfant il ne dormait déjà pas ; pris dans le défilement des pensées : « Il y a un monde à côté, on tourne en boucle, ça ne s’éteint jamais. » Découvrant que ce symptôme n’est pas attribuable aux effets du Baclofène, je m’interroge sur les effets subjectifs de ce médicament qu’il rendait jusque-là responsable, d’autant qu’il continue à boire à forte dose. L’enjeu des rencontres est de ralentir une certaine pente suicidaire.

Un jour, il vient ivre « sans aucune envie », s’interroge, doute sur nos rencontres. Je lui dis que sa venue est très importante, car il accorde ainsi un crédit à sa parole. Je constate qu’il s’en dépossède cependant, concédant à la chimie ce qui relève de sa capacité de décision. Je lui dis qu’il ne se résume pas à des réactions chimiques, mais qu’il est aussi doué de parole par ses jeux de mots ; qu’il n’est pas question d’arrêter de boire, mais plutôt d’arrêter le Baclofène, l’usage de sa prescription servant manifestement une désubjectivation.

La semaine suivante, plus vivant, il me raconte sa semaine : Il est passé d’un extrême à l’autre, a eu une crise d’angoisse avec ressassement permanent. Ayant d’abord augmenté les doses, puis diminué, il a bien dormi. Il sait qu’il va boire.

Il a eu un trou de mémoire. Je lui demande si c’est parce qu’il a dormi ou parce qu’il a trop bu. Il a bu jusqu’à s’effondrer et a dormi.

Il découvre qu’il peut boire moins, mais mieux, tout en profitant de l’euphorie. Il a peur de retomber dans une consommation effrénée.

Je lui dis que c’est un risque, mais qu’on ne peut le savoir à l’avance.

Il arrête le médicament, dort un peu mieux et ne boit plus d’alcool fort ; que du vin.

Insuffler de la vie

N’arrivant pas à se détacher de sa copine, il continue à « s’enfoncer », ne sort plus que quelques heures, reste dans son lit, refuse des propositions dans la technique, la radio et l’organisation d’évènements.

Je saisis qu’un enjeu des rencontres porte sur la ponctuation de la parole. Il commence une séance par « trois p’tits points… » pour dire avec ironie que les choses continuent sans nouveauté. Je lui réponds : « Suspension ! » J’interviens plus fermement et clos les séances en l’interrompant alors qu’il voudrait poursuivre, le laissant déconcerté. Les séances sont plus courtes, plus rapprochées, mais sans régularité. Il s’agit d’apporter un rythme pour insuffler de la vie dans nos rencontres qui prennent dès lors une fonction importante pour lui.

Il aperçoit un trait commun de ses petites amies : serveuses du bar qu’il fréquente et qui constitue pour lui une famille, une tribu.

Il déménage, sort moins dans les bars et plus chez ses amis. Il me fait part d’idées militantes en opposition à la politique culturelle de la ville en matière de fêtes qu’il trouve froides et aseptisées.

Un changement opère : les séances deviennent régulières. Il participe à un tournage, à l’organisation d’un concert, enregistre et fait l’intendance. « Ce qui est important dans la fête, c’est la rencontre. » Il y a un enjeu, pour lui aujourd’hui, à transmettre cela. Les enregistrements qu’il fait sont appréciés. Il en est gratifié.

Il angoisse de se retrouver avec des gens endormis, qui se couchent tôt. Finalement il emmène tout le monde dans ses délires et jeux de mots jusqu’au matin.

Il a souvent peur du regard des autres. Parfois reconnu par des gens, il est gêné de ne pas se souvenir d’eux. Je lui dis qu’il ne passe pas inaperçu, qu’il laisse des souvenirs.

À la fin du traitement au CPCT, Monsieur T. décide de poursuivre des rencontres auprès d’un analyste. Il continue à le rencontrer.

Son goût pour l’absurde et les jeux de mots lui permettent de faire face à l’absurdité de la vie à laquelle il a affaire de façon non médiatisée. « Il faut faire de sa vie une fête. La vie est ainsi fête ! »

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