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Scilicet, Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle[1]

Vers le Xe Congrès de l’AMP, go !

Après plusieurs dossiers aux thèmes prélevés dans la Conférence introductive de Jacques-Alain Miller au bien proche Congrès de l’AMP : « Le corps parlant. L’inconscient au XXIe siècle », l’Hebdo-Blog vous réembarque promptement vers Rio de Janeiro ! Marie-Christine Baillehache, René Fiori et Christine Maugin ont rencontré pour vous Marie-Hélène Roch, chargée de l’édition française de Scilicet. Lisez ce bel entretien, invitation au voyage, invitation à lire le précieux volume préparatoire au Congrès ! Dans l’échange, un constat se dégage : le concept de parlêtre, « discret » et « pas sur l’affiche », fil conducteur dans l’assemblage du Scilicet, fil rouge des travaux du prochain Congrès. Des conséquences cliniques et théoriques du dernier enseignement de Lacan encore en vue ! Et vous ? Déjà inscrits ?

Stella Harrison, Omaïra Meseguer

   

René Fiori Le corps parlant et le parlêtre distribuent-ils, selon vous, une différence en référence aux travaux de ce volume ?

Marie-Hélène RochLe corps parlant fait le titre de Scilicet qui porte sur L’inconscient au XXIe siècle. Dans sa conférence, Jacques-Alain Miller précise que la substitution du parlêtre lacanien à l’inconscient freudien est un index de ce qui change dans la psychanalyse au XXIe siècle, et il fait de cette substitution la boussole du prochain Congrès de l’AMP ; elle est aussi la boussole des textes qui composent ce volume. Cependant le parlêtre se fait discret, « il ne sera pas sur l’affiche du prochain congrès. Ce sera entre nous que ça se saura qu’il est question du parlêtre »[2]. Chargée de l’édition française du volume, j’ai suivi cette indication à la lettre. Le parlêtre – néologisme lacanien et nouveau nom de l’inconscient – comporte une entrée alphabétique dans le volume, vous le trouverez à la lettre P, il n’apparaît dans aucun autre titre, à l’exception cependant de ce paradigme : Symptôme du parlêtre. Le parlêtre est donc l’agalma pour « percer le mur du langage », et faire que les psychanalystes restent au plus près de l’expérience – savoir la dire, l’écrire.

Maintenant, comment se distribue la différence entre corps parlant et parlêtre ? Scilicet est tout aussi fragmenté, morcelé que peut l’être un corps. Il y a des entrées de ce volume qui traitent de l’imaginaire (comme nouvel imaginaire) du fait de l’écriture de l’espace et du temps inventée par Lacan, dans son tout dernier enseignement. Dire corps parlant, c’est ajouter un autre registre au corps imaginaire, le registre du symbolique (« il n’y a de corps que décerné par le langage »), sachant que c’est l’émergence d’un mode de jouir qui fait le réel du nœud. Par conséquent, c’est mettre l’accent sur le parlant d’un corps, c’est-à-dire, sur ce qui fait le mystère de cette union, sa corporisation – à cet endroit là précisément, où il y a défaut (sin, l’esp d’un laps), à cet endroit – la langue prend corps, se fait cause de jouissance, affectant ce corps de manière singulière, ce qui lui reste chair.

Christine Maugin – Ce nouveau Scilicet promet de nous enseigner très précisément. Y aurait-il un article dont vous pourriez nous parler plus particulièrement? Peut-être celui d’Antonio Di Ciaccia sur le « corps parlant » ?

 MHR – Vous me posez la question et me soufflez la réponse ! Eh bien parlons du texte d’Antonio Di Ciaccia. Celui-ci a hérité du titre du congrès: le « corps parlant ». Son texte s’ouvre par cette formule sans ambages de Lacan: « pousse-toi de là que je m’y mette, donc ». Y aurait-il querelle entre inconscient et parlêtre, entre inconscient freudien et inconscient lacanien ? Ce « pousse-toi  de là […] » vient attester de la force d’une invention, « ce qui se découvre, c’est d’un seul coup » écrit Lacan dans « Joyce le symptôme »[3] en faisant de l’inconscient l’événement Freud. Parler d’invention, c’est introduire le corps parlant avec sa jouissance, c’est jouer de la hâte, c’est compter (faire avec) la force de la pulsion. Il y a un lien entre ce qui s’invente et le perfectionnement de la langue au moyen de l’écriture, celle des néologismes, ils sont de la nature du parlêtre.

C’est ce que m’inspire le texte de Antonio Di Ciaccia, Il y a bien d’autres choses à en dire mais je laisse les lecteurs le découvrir, c’est-à-dire y mettre leur part d’invention.

Maintenant, je pourrais prendre chaque texte de ce Scilicet et y trouver mon bonheur ! C’est le grand intérêt des volumes conçus en préparation de nos congrès, et il faut bien le dire, le thème du prochain congrès est particulièrement accrocheur.

Marie-Christine Baillehache – Pour la psychanalyse, les mots marquent le corps d’une jouissance permanente, mystérieuse, singulière et troumatique. C’est par son néologisme lalangue que Lacan nous fait entendre et lire la matérialité sonore du signifiant par laquelle « le symbolique prend corps »[4]. Il y a bien une rencontre entre les mots et le corps et cette rencontre est réelle. Elle produit un mode de parler où les trous du dire sont aussi importants que les pleins du dit.

 Diriez-vous qu’en rendant prévalent sur le symbolique le corps qui jouit, notre XXIe siècle tend à faire taire la voix singulière de lalangue du parlêtre au profit de la voix du surmoi, exilant toujours plus le sujet parlant de son corps vivant ?

MHR – Dans ce volume, de nombreux auteurs s’emploient à cerner, saisir l’impact de l’empire de la technique sur les corps, la diffusion planétaire sur le web des multiples images (pornographiques, selfies, images de sa vie privé, etc.) Un point mérite notre attention, on s’interroge: y a-t-il chiffrage ? Il semblerait que cette superposition de l’empire de la technique sur l’empire des corps ne produise pas d’énigmes sur les sujets et n’ait pas d’autres effets au XXIe siècle qu’excès, toujours plus de consommation.

« Le spectacle est la principale production de la société actuelle ». C’était ce qu’écrivait Guy Debord de la société en 1970. Aujourd’hui, nous parlerions de « show du je », toujours plus de transparence et toujours moins d’intimité. Il y a de très bons textes là-dessus.

Pour l’anecdote, j’ai entendu un acteur raconter une expérience instructive. Après la projection de son dernier film, Vincent Lindon qui était invité à parler de son film, attendait les questions de la salle. Les premiers rangs ont attiré son attention, ils étaient occupés par des jeunes, qui avec leur portable ne cessaient pas de le prendre en photo. Il leur demande alors d’arrêter, il n’est pas venu pour ça, on peut parler quoi ! Mais ce fut sans succès. Sans aucune gêne, les jeunes continuaient à prendre des images sans mots dire. Comme V. Lindon s’apprêtait à partir, deux jeunes filles sont allées le voir, enfin il va peut-être pouvoir parler avec, non elles voulaient seulement un selfie avec lui pour vite envoyer ça sur Facebook.

L’expérience de la psychanalyse nous apprend que « la voix singulière de la langue du parlêtre », son énonciation, est de la nature accomplie du sinthome. Un psychanalyste qui s’autorise comme tel ne peut faire l’économie sur lui-même de l’Unbewusst, (l’Une-bévue) qu’atteste la discordance de son corps avec l’inconscient. Sur le fond de cette discordance primordiale, il trouvera certains accords permettant l’heureuse rencontre d’un corps à corps. Pour enfin s’accomplir d’une alliance renouvelée entre corps, parole et lalangue, du fait de la jouissance. Alors il pourra opposer au pire, au « faire taire », des ressources inédites.

MCB – Si en 1960, dans L’éthique de la psychanalyse[5], Jacques Lacan fait de la sublimation l’élévation de la jouissance muette à un objet digne, en 1975 dans « Joyce le symptôme »[6] il invente le mot S.K.beau pour désigner la jouissance toujours énigmatique et hors-sens – S.K – à laquelle l’artiste se confronte et qu’il voile et sublime avec l’objet digne – beau. Alors que l’objet digne de la sublimation peut se présenter comme la Chose digne du père universel, l’S.K.beau est un objet bricolé, plus modeste et plus inesthétique, relevant d’un usage pragmatique du réel et engageant directement le corps.

L’art contemporain témoigne d’un usage direct du corps pour traiter de la jouissance sans loi. Pouvez-vous nous éclairer sur le traitement par ces artistes de l’abject qui ne noue pas la jouissance du corps à la parole et produit un effet de réel incontestable sur l’amateur d’art contemporain, mais néanmoins fait S.K.beau pour ces artistes ?

MHR – J’ai entendu une histoire éloquente sur le destin d’une installation contemporaine au musée de Bolzano, en Italie. L’installation de l’artiste s’appelait : « Où allons-nous danser ce soir ? » Elle agissait un peu comme une anamorphose. On y voyait des bouteilles vides jonchant le sol comme les derniers reliefs d’une soirée alcoolisée. Eh bien, figurez-vous qu’au petit matin, les femmes de ménage du musée sont venues nettoyer la salle, jetant par erreur l’installation d’art à la poubelle. C’est d’un drôle. L’histoire est métaphorique de l’art contemporain dont on n’a pas toujours le mode d’emploi. Le geste des femmes de ménage ajoute quelque chose à l’installation, comme la poubelle. Sans médiation, sans mots, l’œuvre muette peut rencontrer son vrai destin de poubellication, comme le suggérait Lacan à propos des écrits.

Ce volume parle du Body art qui montre très bien au moyen de performances sur les corps, cette déconnection entre les corps (découpés, réinventés avec la chirurgie esthétique, travaillés comme pour une toile …) et les sujets de l’inconscient.

J’aimerais citer : Joyce ou l’Art-gueil, S.K.beau (et Duchamp), Escabeau (et Schoenberg), Passe et escabeau. Ces néologismes, à l’instar des noms de jouissance, indexent un work in progress avec la langue. Quand Lacan écrit « S.K.beau », il l’invente dans une version propre à l’esthétisme de Joyce qui élève son œuvre à la dignité du sinthome.

 [1]. Sous la direction de Jacques-Alain Miller, Scilicet, Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, 2015, ECF, Collection rue Huysmans.

[2]. Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant – Présentation du thème du Xe congrès de l’AMP à Rio en 2016 », Scilicet, op. cit., p. 28.

[3]. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 566.

[4]. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 408.

[5]. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.

[6].  Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 565.

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Poétique du cerveau, de Nurith Aviv

Image, langues, symptôme, recherche scientifique, interprétation et invention poétique : telles sont les balises que nous propose Nouria Gründler qui a vu pour nous, en avant-première, « Poétique du cerveau », de Nurith Aviv. Deux projections suivies d’un débat sont organisées à Paris le 2 décembre et le 7 janvier par le vecteur Champ-Contre champ de L’Envers de Paris. Le 2 décembre est aussi le jour de la sortie en salles du film !

Première image en noir et blanc, une jeune femme et un jeune homme enlacés, une photo prise en 1943. Comme dans un conte, la voix de la cinéaste nous narre l’histoire d’un jeune couple qui vient de se marier. Ils partagent leur appartement avec un homme, qui est l’auteur de la photo. Celle-ci dévoile l’expression d’une femme éprise, en suspens, figée à l’instant présent. Pourtant, elle attend : elle ne sait pas où se trouve sa mère. Ce jeune homme et cette jeune femme sont les parents de Nurith Aviv.

Deux ans plus tard, la mère de la cinéaste ne sait toujours pas si sa mère est encore en vie, mais elle a donné naissance à une enfant : Nurith est venue au monde. D’où une seconde image : celle d’un bébé et de sa mère qui semble heureuse de s’occuper de lui.

Puis l’image d’un appartement, d’un intérieur, le lieu du lien : une table, des chaises, et surtout une fenêtre qui sera déclinée tout au long du film.

Nurith parle l'allemand à la maison, l’hébreu à l'école – la voici qui nous emmène explorer ses thèmes favoris entre filiation, langue et lieu... Mais elle convoque cette fois un symptôme particulier : un picotement du bout de sa langue qu’elle sent lorsqu’elle est exposée à certaines odeurs. Elle convoque la science, jusqu’à s’exposer elle-même, notamment avec les clichés d’une IRM où l’on voit sa langue et son cerveau : elle cherche à faire un lien, à travers son symptôme, entre son travail sur les langues et celui de chercheurs en neurosciences.

Parmi eux, Yadin Dudaï, neurobiologiste à l’Institut Weizmann en Israël : un chercheur pour lequel ce qui donne la mesure de la vérité, c’est sa subjectivité. Il nous explique que la mémoire est dynamique, toujours changeante, et que l’imagination est issue de défauts de la mémoire. Pour lui, ce sont les mêmes circuits qui entrent en jeu pour le rappel de la mémoire et toute projection dans le futur. Pour N. Aviv il y a le passé et le futur mais pas le présent.

Sharon Peperkamp travaille dans le département d’études cognitives à l’École normale supérieure. Elle s’intéresse à la perception de la parole et à l’acquisition du langage. Les tout jeunes bébés, nous dit-elle, ont des capacités extraordinaires pour traiter les sons de la parole. Ils ont un système de perception universel, c’est-à-dire qu’ils sont capables de percevoir tous les sons, toutes les consonnes et toutes les voyelles qui sont utilisées dans les langues du monde. Mais cette perception universelle est de courte durée parce que pendant la première année de vie ils vont se spécialiser dans leur langue maternelle. Et cela entraîne une perte dans la capacité de percevoir les sons qui ne sont pas utilisés dans leur langue.

Selon François Ansermet, présent aussi dans le film, l’image et le son laissent des traces, comme toute expérience, des traces où se nouent le langage et le vivant, qui viennent à former une partition que le sujet ne cesse de réinterpréter chaque fois différemment, sans cesse.

C'est ce que fait Nurith : son travail donne une interprétation par l’image des propos de chaque intervenant. Ses images mettent en lien ces différents chercheurs, chacun avec son invention, chacun pris dans sa propre nécessité : finalement ce ne sont pas des scientifiques, des chercheurs, mais ce sont d’abord les personnages d’un film réalisé par N. Aviv. Leurs propos sont strictement encadrés – temps de paroles, rythme, évitement de certains mots, loin de tout jargon. Mais son film est d’abord une autobiographie et elle utilise ces discours pour parler de son histoire, de sa confrontation à son enfance, à sa mémoire familiale, aux disparitions, et pour mettre en perspective le réel de ce qui a marqué sa vie, l’irreprésentable de la Shoah, du camp où sa grand-mère disparaît. À travers ses archives personnelles, elle plonge chacun dans son propre vécu, sa mémoire, mettant en jeu ce que chacun ne peut se représenter de son histoire. C’est ainsi qu’elle nous invite à une expérience à partir de ses archives couplées aux découvertes des chercheurs en neurosciences.

Elles nous disent que le passé et le futur permettent l’expérience poétique. Ceci n’est pas sans évoquer pour nous ce qui peut se produire dans l’expérience analytique quand, dans la surprise, un signifiant peut surgir qui traite le réel indélébile et permet d’aller au-delà. Comme le dit Jacques-Alain Miller : « La psychanalyse a partie liée avec la poésie. Une psychanalyse, c’est une invitation à parler, non pas à décrire, non pas à expliquer, non pas à justifier ou à répéter, et non pas vraiment à dire la vérité. Une psychanalyse est une invitation à parler, purement et simplement, et sans doute pour être écouté. Lacan a désigné ce dont il s’agit dans une analyse par le terme d’épopée. »[1]

Dans le film, F. Ansermet nous parle aussi de l’importance du rêve : « On ne peut voir la vie seulement comme une manifestation de quelque chose d’inscrit dans la structure neuronale, mais plutôt comme une partition à interpréter ». Ses propos ouvrent la voie à N. Aviv qui nous présente un rêve stupéfiant, mis en scène en un lieu précis, déjà inscrit : une autre scène sur laquelle son film se termine.

[1] Miller J.-A., « Un effort de poésie », extraits de l’Orientation lacanienne III, 5, choisis et établis par Catherine Bonningue. http://www.causefreudienne.net/un-effort-de-poesie/

 

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À quoi sert la haine ?

Sur le vif de la conférence de Philippe De Georges à Amiens le 4 Novembre 2015, dans le cadre du cycle  « Symptômes et lien social – Clinique de la haine » organisé par l’ACF-CAPA, Cécile Quina nous transmet les grandes lignes de la réflexion qu'il a proposée.

Cette conférence, Philippe De Georges la débute par le constat du regain de haine dans la société avec la montée des formes les plus archaïques de la religion, de la haine de l'étranger, du nationalisme. Selon lui, ce regain de haine s'observe également dans la clinique : à l'école, dans les familles, dans le nombre croissant de passage à l’acte.

Par ailleurs, P. De Georges nous rappelle que la haine de l’autre est avant tout liée à la haine de soi.

Il nous propose d'abord de faire un détour par le concept de « l'affect ». Il nous rappelle que pour Lacan, l'affect qui ne trompe pas c'est l'angoisse car directement corrélé à quelque chose de réel en nous qui est la cause même de nos désirs. « Ce dont le sujet est dans l'angoisse affecté, c'est vous ai-je dit, par le désir de l'Autre. Il en est affecté d'une façon que nous devons dire immédiate, non dialectisable et c'est en ceci que l'angoisse est, dans l'affect du sujet, ce qui ne trompe pas »[1].

Comme l'angoisse, la haine ne trompe pas et comme l'angoisse, la haine vise l'objet : quand on m'insulte ou que j'insulte l'autre c'est toujours, selon P. De Georges, « un point de vérité intime qui est visé ».

Freud a toujours lié l'amour et la haine et a pu repérer comment ces deux sentiments sont présents simultanément chez le petit enfant dans son lien aux personnes les plus proches, notamment à l'Autre maternel. L'enfant oscille rapidement de l'un à l'autre, ces sentiments semblent interchangeables. On peut haïr la personne que l'on aime et vice versa. Freud introduit à ce propos le concept d'ambivalence, notamment à propos du cas du Petit Hans : « un conflit d’ambivalence, un amour bien fondé et une haine non moins justifiée, dirigés tous deux vers la même personne »[2].

Si l'enfant ressent cette haine à l'égard de son objet d'amour c'est parce qu'il en est justement très dépendant. Cette haine à l'égard de l'autre, le sujet va la retrouver sans cesse dans les relations aux autres toute sa vie.

Lacan, de son côté, ne parlera pas d'ambivalence. Selon lui, l'amour et la haine sont les deux faces d'une même pièce, l'un n'est que l'envers de l'autre. Il introduira ainsi le concept d’ « hainamoration » : il n'y a pas d'amour sans haine ni de haine sans amour, « L’amour, c’est l’hainamoration »[3].

La haine de l'autre est en même temps une haine de soi comme nous le rappelle P. De Georges à travers le cas Aimée de Lacan. Lacan rencontrera Aimée dans ses premières années de pratique en psychiatrie, alors qu'elle est hospitalisée pour avoir tenté de poignarder une actrice. Pour Lacan, Aimée, souffrant de paranoïa, cherche à tuer en l'autre son idéal.

Dans Malaise dans la civilisation, Freud explique que pour vivre ensemble nous devons refouler ce qu'il y a en nous de plus négatif et de plus antisocial mais plus la contrainte sociale est élevée et plus les pulsions négatives sont intériorisées et aspirent alors à s'extérioriser. « On pourrait croire qu'une régulation nouvelle des relations humaines serait possible, laquelle renonçant à la contrainte et à la répression des instincts, tarirait les sources du mécontentement qu'inspire la civilisation, de sorte que les hommes, n'étant plus troublés par des conflits internes, pourraient s'adonner entièrement à l'acquisition des ressources naturelles et à la jouissance de celles-ci. Ce serait l'âge d'or, mais il est douteux qu'un état pareil soit réalisable. Il semble plutôt que toute civilisation doive s'édifier sur la contrainte et le renoncement aux instincts. »[4]

Aussi, plus les sociétés seront civilisées et moins elles feront place à ce qu'il y a de barbare dans la jouissance de l'homme et plus ces pulsions ressortiront de façon violente. Lacan reprend cela et s'y intéresse notamment en mai 68 : moment où alors que tout semblait stable dans la société, tout vole en éclat. Lacan s'est alors questionné sur ce qui fait qu'une société est en période de paix ou en période de guerre. Pour Lacan, ce qui fait tenir les hommes ensemble c'est « un pacte de parole » : des mots que les sujets ont en commun et qu’ils acceptent de partager.

La communauté c'est justement la tentative de faire Un. Ce qui permet à la communauté de faire Un c’est le « discours du Maître » en référence à Lacan.

Or, actuellement bon nombre de personnes, de penseurs, d'intellectuels médiatisés pensent que le Un serait menacé, menacé par une multitude de petites communautés qui cherche à faire Un, chacune à sa manière, chacune de son côté. Mais est-ce cela qui menace la paix sociale ? Chacun a aussi à faire avec sa propre jouissance.

Et dans tout cela, à quoi sert la haine ? C'est à travers un cas clinique que P. De Georges déplie en quoi la haine peut servir de façon vitale à un sujet. Ce cas est celui d'une femme pour qui la demande est de sortir de la place de victime qu'elle pense occuper pour l'Autre. Pour elle, la haine apparaît alors comme un « moteur ». Ce cas témoigne pour P. De Georges du fait que la haine a une fonction pour le sujet.

[1] Lacan J., Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, Coll. Champ freudien, janvier 2005, p. 70.

[2] Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Œuvres Complètes, t. XVII, Paris, P.U.F., 1992, p. 219.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 83.

[4] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, P.U.F., 4e éd., 1995, p.10.

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L’École dans les régions

À la suite des échanges qui se sont tenus lors de l’Assemblée générale de l’ECF, ce triste vendredi 13 novembre où des évènements majeurs nous ont portés ailleurs, nous pouvons dire que l’étude de la psychanalyse, dans son lien à l’École et aux évènements qu’elle produit, est plutôt bien assurée dans l’ACF et que l’École est amplement relayée dans les régions.

Je voudrais cependant insister sur un point. Les membres de l’École ont à garder le souci de se faire passeurs, dans l’ACF, des fondements même de la psychanalyse, de transmettre ce qui anime leur transfert à la psychanalyse et qui touche à la psychanalyse pure. Ils ont là une responsabilité particulière. Car, derrière les évènements et les activités, derrière une présence plus vivante dans la cité, il reste que, pour le public, ce qu’est un psychanalyste demeure bien opaque et que l’Orientation lacanienne n’est pas nécessairement dissociée de l’ensemble du champ de ce qui se range sous le signifiant de psychanalyse. Parce que la psychanalyse au XXIe siècle, est amenée à vivre sous le régime de l’inconsistance[1] et du multiple, ce qu’avait anticipé Jacques-Alain Miller, il nous revient de donner les raisons de nos choix singuliers, de les éclairer pour les partager.

Aussi, à la suite du dernier congrès de l’AMP, nous avions mis sur pied à Angers une soirée ouverte à tous, autour de la question « Qu’est-ce qu’une École pour la psychanalyse ? »

Nous avons déplié, devant une quarantaine de personnes, la logique sur laquelle Lacan a construit son École, le type de nouage entre les Écoles et les groupes qui se rattachent à l’orientation lacanienne, et la nécessité qui a présidé à la création, par J.-A. Miller, de l’AMP ainsi que de l’École Une, l’articulation entre le l’Un et le multiple, etc. Cette soirée a été suivie avec une grande attention et la demande nous a été faite, par des étudiants, de poursuivre dans ce sens. Il ne fallait donc pas s’arrêter là.

En mars dernier, nous avons tenu une deuxième soirée sur le thème « Comment se forment les analystes ». Soirée soigneusement préparée dont nous mesurions les enjeux. Nous avons fait appel à de jeunes membres de l’ACF et à quelques plus anciens pour témoigner, dans une énonciation vivante et engagée, de leur formation, de leur désir de contrôle et de ses effets. Ce soir-là, à Angers, une véritable petite foule s’est pressée dans un amphithéâtre de cent places qui a vite été saturé au point qu’une trentaine de personnes n’a pas été autorisée à entrer.

Cette série se conclura au début de l’année prochaine avec une troisième soirée qui aura pour thème : « Qu’est-ce qu’être lacanien aujourd’hui ». Elle sera l’occasion de parler, à ciel ouvert, non seulement de l’enseignement de Lacan, dans son entier, mais de témoigner aussi de celui de J.-A. Miller, avec son nom propre « l’Orientation lacanienne », qui ne cesse d’animer notre travail et notre transfert- J.-A. Miller – sans qui nous ne saurions être lacaniens aujourd’hui. Comme la fois précédente, nous donnerons la parole à des membres de l’ACF pour qu’ils témoignent d’un moment crucial de leur rencontre avec l’enseignement de Lacan et avec « l’orientation lacanienne », et de ses conséquences pour eux. Car, il nous revient, dans l’ACF, de porter ce nom propre, l’Orientation lacanienne, à la hauteur qu’il mérite, de le rendre désirable et de démontrer en quoi il est une boussole aussi bien pour conduire les cures aujourd’hui que pour lire le monde du XXIe siècle et en déduire la politique et les actions qui conviennent.

[1] Miller J.-A., « Le désenchantement  de la psychanalyse », Mental, n° 33, 2015.

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