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Juste avant les J. 45 ! Avec le comité de pilotage, Damien Guyonnet, Virginie Leblanc, Camilo Ramirez

L’Hebdo-Blog – Bonjour Camilo Ramirez, répondriez- vous tout de suite ici à nos questions ? C’est la seconde fois que vous co-pilotez avec deux autres collègues les Journées organisées par Christiane Alberti. Y-a-t-il pour cette deuxième une spécificité, un renouveau dû au thème ou à autre chose encore ?

Camilo Ramirez – Oui, depuis le début nous nous sommes dits, au comité du pilotage, que nous allions favoriser la discontinuité entre les 44es et les 45es Journées, de telle sorte qu’elles ne puissent pas entre elles… faire couple ! Les Journées Être Mère ont beau avoir été un événement historique pour la psychanalyse d’orientation lacanienne, nous n’avons jamais songé à les reproduire sous une autre casquette, car pour que les Journées aient une chance de faire événement, elles doivent prendre acte du fait qu’entre elles il n’y aura pas rapport, elles se doivent d’être uniques.

D’où un blog ayant fait peau neuve, un drôle d’hybride : plus aérien, mais axé sur un tronc fort et moins touffu, doté de branches précises et fleuries à la fois. C’est sous ce signe novateur que Lacan TV a vu le jour, prenant acte de l’importance toute contemporaine de nouer image et discours, de façon aussi bien percutante que poétique. Même esprit de renouvellement du côté du comité scientifique, veillant à ce que l’ouverture des Simultanées reste aussi inoubliable que l’année dernière. D’où l’invention des Tac-o-tac, soit quelques dizaines d’analystes ayant dû forger à quatre mains des objets absolument singuliers, à partir d’une seule phrase soufflée à leur oreille, et pour le moins énigmatique ! Les Simultanées restent ce cœur des Journées où palpite l’expérience analytique transmise à travers 132 récits de cas sur l’actualité de « faire couple ».

Et bien évidement ce même vent soufflera sur les voiles de la plénière du dimanche, moment si fort des Journées pour lequel le moindre détail est soupesé, délicatement, afin de donner toutes ces chances à ce qu’entre la scène et la salle, par un dimanche pas comme les autres, il y ait une rencontre saisissante. De là à dire que ça sera Un long dimanche de fiançailles

L’Hebdo-Blog – Bonjour Damien Guyonnet, pourriez-vous nous livrer la pointe de ce que vous avez appris au cours de ces mois d’intense préparation sur le thème « Faire couple, liaisons inconscientes » ?

Damien Guyonnet – J’aborderai trois points (pointes).

Concernant le thème tout d’abord, quelle n’a pas été ma surprise de constater, à travers les nombreux textes que nous avons pu lire sur notre blog, que « Faire couple » constitue une question psychanalytique actuelle et cruciale, dont les abords sont multiples, comme ses déclinaisons d’ailleurs… Et si la forme que prennent ces liens à deux puisent dans notre époque, où tout est possible, ou presque, et où tout est montré, ou dévoilé, les liaisons inconscientes, quant à elles, demeurent toujours aussi complexes et obscures, gravitant autour d’un impossible qui ne cesse pas d’insister, et ce, toujours davantage. Et alors de nous étonner, pour ne pas dire nous réjouir, de toutes ces nouvelles solutions qu’inventent les parlêtres pour suppléer à ce non rapport, solutions qui doivent sans cesse se réinventer. Du nouveau, encore et encore…

Cette dimension de la nouveauté était omniprésente au sein même de la préparation des Journées (blog, messages, événements, etc.). Le challenge était le suivant : poursuivre activement le mouvement de renouveau impulsé par Christiane Alberti dès les J43, tout en innovant encore cette année. Et il a été réussi, me semble-t-il. La continuité n’empêche nullement le renouvellement – voyez l’enseignement de Lacan ! Voilà la deuxième grande surprise que cette intense préparation m’a apporté.

Enfin, j’ai beaucoup appris de nos collègues chargés de la diffusion dans toute la France. Je me suis aperçu combien notre sujet, notre façon de l’aborder, notre manière de le présenter, était en « phase » avec les attentes de l’ensemble des professionnels du champ médico-social. Concernant leurs questionnements cliniques bien sûr, parfois même personnels, mais aussi eu égard à la conception qu’ils ont du fait psychique et, pour les plus avertis, l’idée qu’ils se font de la psychanalyse en ce début du XXIe siècle. Sans aucun doute, nous sommes de notre époque !

Pour conclure, je dirais que cette préparation, si intense, si prenante et si sérieuse a été avant tout une aventure très joyeuse. Gageons que ces Journées en seront l’apothéose !

 L’Hebdo-Blog – Bonsoir Virginie Leblanc, nous diriez-vous comment vous avez vécu de « l’intérieur » cette longue préparation aux prochaines Journées de l’École ?

 Virginie Leblanc – Longue et courte à la fois, car depuis que Christiane Alberti a donné l’impulsion et le signal de départ l’année dernière, de l’intérieur, c’est plus un marathon qu’une course de fond que j’ai eu l’impression de courir, entourée de mes chers co-pilotes, Damien et Camilo, mais également de toute l’équipe du blog, Christiane en premier lieu bien sûr, avec Alice Delarue et Pénélope Fay, Christine Maugin et Xavier Gommichon. L’afflux de textes, de propositions et d’idées de sommaires, personnes à interviewer ou lieux inédits où recueillir les échos de la cité sur notre thème m’a en effet donné l’impression d’une urgence, mais non d’une précipitation, plutôt d’une hâte joyeuse et éclairée par le savoir analytique en construction sur ces liaisons inconscientes du « faire couple », toujours appuyée par mes collègues, toujours en dialogue dans des formes de couples multiples finalement : car de l’édition des textes aux conversations avec les responsables de rubriques, de l’orientation à donner à chaque numéro du journal à l’élaboration de la plénière, que de duos multiples et productifs avons-nous formés, le temps de cette préparation, sous-tendue par un duo plus abstrait et singulier celui-ci, celui du transfert avec l’École qui a soulevé notre désir tout au long de ces préparations et j’ai hâte de participer à un temps fort de sa réalisation en acte, dans quelques jours au palais des Congrès.

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Rupture et procrastination

La séparation impossible est un classique. Serge Cottet démontre avec finesse qu’en voulant protéger l’autre de la rupture, c’est nous-mêmes que nous protégeons. Les chemins alambiqués de l’inconscient, masculin, en occurrence…

Le roman ultra célèbre de Benjamin Constant, Adolphe, fait figure de paradigme de la rupture impossible. Bien au-delà des clichés de la littérature romantique, le mode d’impasse subjective relaté confirme les ruses de l’inconscient.

Il s’agit d’un jeune homme de 24 ans, indécis quant à sa carrière, qui quitte la maison paternelle pour courtiser une veuve de dix ans de plus que lui. Celle-ci, une fois séduite, le sujet s’en trouve embarrassé comme un poisson d’une pomme : la rupture est toujours différée, annulée, jamais définitive ; seule la mort d’Éléonore mettra fin aux tergiversations. Le roman a donné lieu à d’innombrables débats et exégèses relatives à la biographie de Constant et au déguisement plus ou moins voyant des relations amoureuses du narrateur, bien connues des historiens.Bandeau_web_j452_def2

Stendhal qui n’appréciait qu’à moitié l’ouvrage, le résume ainsi : « Un marivaudage tragique où la difficulté n’est point, comme chez Marivaux, de faire une déclaration d’amour mais une déclaration de haine »[1]. Ce jugement abrupt escamote le dilemme auquel est confronté le jeune homme qui, certes, n’aime pas Éléonore d’une passion violente, mais se trouve prisonnier de scrupules : s’il pense l’abandonner, le mal serait aussi grand pour elle que pour lui : « La grande question dans la vie, écrit l’auteur, c’est la douleur que l’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait »[2]. Justification d’une mauvaise conscience ou indécision du désir se confondent. Si la douleur est certes du côté de l’objet abandonné, « c’est un affreux malheur d’être aimé quand on n’aime plus »[3]. Lacan traitera ce paradoxe qui fait qu’on est en deuil non pas seulement de ceux qu’on aimait mais peut-être plus encore de ceux qui nous ont aimés et dont nous étions le manque. « Bizarrerie de notre cœur […], écrit Constant, que nous quittons avec un déchirement horrible ceux près de qui nous demeurions sans plaisir »[4].

Adolphe se répand en auto-justifications alambiquées pour s’exonérer d’une faute qui n’est pas loin de faire de lui un monstre dans le cercle étroit que fréquente Éléonore. Il touche pourtant un point qui n’est pas toujours relevé par les critiques littéraires concernant l’interprétation qu’Éléonore elle-même donne des atermoiements de son jeune amant : « Vous croyez avoir de l’amour pour moi mais ce n’est que de la pitié »[5]. Ces paroles ont un tel effet de vérité sur le jeune homme que son sacrifice perd son sens. Celui d’Éléonore tout aussi bien, elle qui sacrifie et ses enfants et sa fortune à cette duperie (elle renonce pour lui à un mariage avantageux). Adolphe est justiciable de l’analyse que fait Lacan de l’altruisme moralisateur : « en voulant le bonheur de ma conjointe, sans doute je fais le sacrifice du mien, mais qui me dit que le sien ne s’y évapore pas aussi totalement ? »[6]

Benjamin Constant, lecteur de Jean-Jacques Rousseau, a bien compris ce qu’il fallait entendre par pitié, rien d’autre qu’une projection imaginaire de l’amour de soi-même. Les sentiments qui en procèdent sont tournés vers soi-même plus qu’ils ne témoignent d’un amour pour le prochain. Il apparaît alors que la relation à Éléonore est marquée d’un trait narcissique quasiment transitiviste. Il se tue lui-même, dit-il, s’il la quitte. Perdre l’amour lui semble aussi impensable qu’est pour Éléonore l’idée d’être abandonnée. Mais s’il reste ce n’est pas mieux ; on l’a dit : le bonheur de l’un se consume des renoncements de l’autre.

Il est facile de faire de la psychanalyse appliquée dans ce cas et de mettre en évidence la structure œdipienne des impasses du désir. Nombre de biographes ont rappelé que Constant n’avait pas connu sa mère décédée après sa naissance. Il lui est arrivé d’avoir des maîtresses beaucoup plus âgées que lui. Son ambivalence à l’égard de Mme de Staël (qu’on identifie généralement à Éléonore) dont il ne supporte pas les récriminations, donne à certains l’idée d’une vengeance à l’endroit d’une mère qui l’a laissé tomber.

L’aveu de la rupture pour Adolphe est difficile, car c’est son propre malheur qu’il déclenche. Croyant ménager l’autre, il se ménage. D’ailleurs, après qu’il ait eu le courage de lui avouer « je ne vous aime plus »[7], il se ravise comme chaque fois qu’Éléonore s’effondre. Il y a dans cet aveu qui, croit-il, le délivre de ses chaînes, une jouissance impossible à supporter ; celle-la même que Lacan dénonce comme le trait de cruauté dans l’amour du prochain[8]. D’un mot, Adolphe bat sa coulpe : il est culpabilisé. La belle affaire !

On raconte que lors d’une présentation de malade à Sainte-Anne une jeune femme avait fait une tentative de suicide par désespoir amoureux ; Lacan la faisait parler de son amant ; un médecin qui avait pris contact avec ce dernier est intervenu à sa décharge pour dire : « Oh ! Mais il est très culpabilisé ! » « Alors, avait conclu Lacan, c’est qu’il est bien décidé à ne rien faire. »

[1] New Monthly Magazine, 1er décembre 1824 ; d’après Stendhal, Courrier Anglais, tome 2, p. 224.

[2] Constant B., Adolphe, Réponse à la lettre de l’éditeur, Garnier Flammarion, Paris, 1989, p. 196.

[3] Ibid., p. 100.

[4] Ibid., p. 101.

[5] Ibid., p. 108.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 220.

[7] Constant B., Adolphe, Réponse à la lettre de l’éditeur, Garnier Flammarion, Paris, 1989, p. 113.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 229.

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La psychanalyse dans la cité, « à l’épreuve de la guerre »[1], au cinéma …

Pour la troisième année consécutive, « War on Screen », festival international de cinéma, s’est tenu à Châlons en Champagne. La Comète, scène nationale et cinéma Art et essai, est à l’initiative de cette manifestation.

Dédiée aux représentations à l’écran des guerres et des conflits d’hier, d’aujourd’hui et de demain, sa programmation allie les rétrospectives, les focus. Deux compétitions : celle des films documentaires et de fiction, pour la plupart inédits en France, et celle des courts métrages.

La présence d’un grand nombre de réalisateurs, lors des projections, en redouble l’intérêt. Ceux-ci viennent parler de leur film, déplier leur travail et rendre compte de leur démarche. C’est un climat particulier, alors, qui agite le centre de la ville. Comme si le réel de la guerre sur les écrans invitait à la convivialité, aux échanges impromptus entre cinéphiles, spectateurs, et artistes : le lien social pour supporter de voir la guerre?

On ne sort pas indemne de ce déferlement d’images sur les conflits.

La psychanalyse a pris une place au cœur du festival dès la première édition. Après une intervention sur le traumatisme de Bertrand Lahutte[2] en octobre 2013, et celle de Bernard Lecœur[3] l’année suivante sur la guerre et les jeux vidéo, c’est, cette fois-ci, Francis Ratier[4] qui est intervenu autour de la guerre d’Espagne.

Onze films faisaient rétrospective de ce conflit. La projection du Labyrinthe de Pan, de Guillermo Del Torro, clôturait l’ensemble et précédait immédiatement une table ronde « La guerre d’Espagne : Pourquoi? » mise en place à l’initiative de l’ACF-CAPA.

Ce film a d’abord été suivi d’une discussion passionnante entre Olivier Broche, programmateur pour La Comète, et Sergi Lopez, cruel capitaine franquiste dans le film.

La table ronde a prolongé ce moment. Y participaient Tangui Perron, historien, spécialiste en cinéma politique et F. Ratier, venu de Toulouse nous parler de cette guerre d’Espagne qu’il connaît si bien et sur laquelle il a beaucoup écrit, et plus particulièrement dans La psychanalyse à l’épreuve de la guerre.

Pour affirmer que la guerre était toujours prise dans une logique de discours, F. Ratier a commencé par décliner précisément, finement, ce qu’était un discours pour la psychanalyse. Il a poursuivi une conversation avec T. Perron face à une salle captivée par leurs approches singulières de la guerre d’Espagne. Ça et là des résonances apparaissaient avec l’actualité de la guerre dans le monde d’aujourd’hui.

Rappelant des moments précis de l’histoire, se référant à des images de la filmographie, F. Ratier a mis en exergue le régime de jouissance à l’œuvre dans cette guerre : « rien que de tuer »[5]. Après Le labyrinthe de Pan, S. Lopez avait conclu que le choix de Del Torro d’allier fiction et fantastique permettait une meilleure appréhension de la cruauté à l’œuvre dans ce conflit. D’introduire le concept de jouissance, le psychanalyste a permis d’éclairer et prolonger le propos de l’acteur.

Cette jouissance et ses effets, silence, exil, ont laissé des marques sur plusieurs générations. En écho aux questions du public, F. Ratier a rappelé que, à ces traumas, « ces blessures héritées »[6], à chaque fois propres à chacun, la psychanalyse permet d’inventer un mode de réponse singulier.

Depuis la naissance de « War on screen », en octobre 2013, à partir des liens créés avec l’équipe de la salle Art et essai et du succès des soirées « cinéma et psychanalyse », notre proposition, au titre de l’ACF-CAPA, d’un regard de la psychanalyse pendant le festival, poursuit son chemin.

[1] La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, ouvrage collectif sous la direction de Marie-Hélène Brousse, Paris, Berg international, 2015.

[2] Bertrand Lahutte, psychiatre, psychanalyste à Paris, membre de l’ECF.

[3] Bernard Lecœur, psychanalyste à Reims, membre de l’ECF.

[4] Francis Ratier, psychanalyste à Toulouse, membre de l’ECF.

[5] Vicens A., « Guerre, dictature et régime de jouissance dans le franquisme», La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, op. cit., p.171.

[6] Ratier F., Gonzales Delgado A., Goder L., « Blessures héritées », ibid., p.27 à 41.

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E-AMOURS et E-DÉSAMOURS à portée de doigts

Pas d’accès direct au partenaire ?

Quelle tactique has been ! Lisez ce texte de Françoise Haccoun qui nous dit comment quitter silencieusement, du tac au tac et en un clic !

E-Amours à portée de doigts

 La première fois que Fabien, dix-neuf ans, l’a vue, c’était en photo électronique, une parmi des dizaines. Chaque fois, deux possibilités : le cœur ou la croix. « Tu fais glisser à droite, tu “like” – à gauche, tu jettes ». Smartphone dans la poche, nous voilà tous géo-localisables : une aubaine pour les applications mobiles de rencontres, comme Tinder[1] lancée en 2012 par quatre Américains qui misent sur la drague de proximité. L’application fait défiler des profils avec plusieurs critères, dont le sexe et la position géographique. Si l’attraction est réciproque, le doigt rivé à l’écran de son téléphone, Marie envoie vers la gauche ou vers la droite les photos des célibataires inscrits sur Tinder à trois kilomètres à la ronde. Gauche, s’il est écarté, droite, s’il lui plaît. En face, si le jugement est réciproque.Bandeau_web_j452_def2

Je te quitte en un clic

Après les Apps de rencontre, l’App de rupture à l’aide d’excuses préenregistrées !

Fictive ? Utopique ? Imaginaire ? « Imaginez seulement que vous puissiez rompre avec une personne de la même manière que vous débutez une relation... », écrit Ian Greenhill, trente-six ans, co-fondateur de Binder[2]. Ce nouveau site propose à ses utilisateurs de se charger de la rupture. Binder est un nom construit sur un jeu signifiant : « bin » est la corbeille en anglais, le nom de l’App se prononçant « binned her », « la mettre à la corbeille » ! Le principe est simple : mettre fin à la relation du bout du doigt, envoyer son profil dans une poubelle ornée d’un cœur. L’App propose alors plusieurs phrases d’excuses préfabriquées, de la basique et laconique - je préfère être seul(e) - à la provocante et dénuée de toute responsabilité - ce n’est pas moi, c’est clairement toi - jusqu’à celle chargée de pathos - j’ai l’impression de vivre dans un cauchemar duquel je ne peux pas sortir. Il y a plus. Une autre solution plus altruiste encourage l’autre à trouver mieux ailleurs - tu mérites le rêve, maintenant sois libre et va attraper ce joli papillon. Un message est ensuite envoyé au destinataire avec le texte choisi, le tout enrobé dans un SMS impersonnel signé par Binder. À portée de doigts ! N’est-ce pas le comble ? Rompre par un intermédiaire robotisé ? En quelques semaines, plusieurs dizaines de milliers de téléchargements ont eu lieu. Binder vend l’illusion que le réel serait contourné, l’engagement dans la parole réduit à des excuses pré-formatées et codifiées. Faire taire l’autre et éviter le moment où pourrait se dire le ratage, le « ce n’est plus ça », ne serait-ce pas là l’objectif d’un tel dispositif de rupture standardisée ?

Place à la contingence

La sexualité chez l’être parlant ne passe pas par l’instinct et ne relève pas d’un programme préétabli. Pas d’accès direct à son partenaire. Il doit en passer par les chemins labyrinthiques du langage. Cela implique donc inévitablement des incompréhensions, des malentendus, voire des impasses, qui font les beaux jours de la plainte des parlêtres. Le désir, la jouissance, l’amour ne s’harmonisent ni ne convergent vers le partenaire qui serait le bon à partir de critères de recherche statistique. Pour Jacques-Alain Miller, le partenaire est un partenaire symptôme. Il peut être partenaire image comme pour ces applis dites branchées. Mais pour être partenaire symptôme, il ne suffit pas d’être partenaire image, il faut sortir de l’axe imaginaire… et prendre le risque de se parler ! Or quid des paroles, du discours amoureux, quand la première « approche » se résume à un like ?

Le rapport au sexe est déterminé pour chacun par une rencontre, une contingence. Elle s’invente au un par un. Aucune application, fut-elle fictive, ne pourra parler à notre place. Pour que le symptôme de l’un rencontre le symptôme de l’autre, et « fasse couple », il sera toujours nécessaire d’aller au-delà d’une simple image !

[1] http://mobile.lemonde.fr/societe/article/2014/08/09/avec-tinder-du-sexe-et-beaucoup-de-bla-bla_4469392_3224.html?xtref=http://www.google.fr/url

[2] L’application Binder disponible sur Google Play va ravir les séducteurs et séductrices qui n’ont pas de temps à perdre en ruptures délicates. Cette application se chargera de rompre illico via des messages préenregistrés.

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Faire couple avec un fantôme

Le retour de morts revenant hanter les vivants est un thème littéraire ancien et universel. Nombreux sont les films, séries, jeux, ayant pour héros des fantômes, des spectres ou des revenants. Dans le domaine du théâtre, nous avons l’exemple d’Hamlet – auquel Lacan a consacré plusieurs chapitres du Séminaire VI[1] – où le fantôme du père d’Hamlet apparaît à son fils pour lui révéler la vérité sur sa mort récente, et lui demander de le venger. Deux films, Doña Flor et ses deux maris[2] et Vers l’autre rive[3], d’époques, d’horizons, d’esthétique et d’ambiance très différents, ont en commun le retour sur terre d’un mari fantôme auprès de sa femme veuve.

Doña Flor et ses deux maris met en scène une comédie adaptée du roman éponyme de Jorge Amado[4] paru en 1966, chronique gourmande et musicale de Bahia, terre du candomblé[5]. Les deux sous-titres de ce livre très drôle sont : « Ésotérique et émouvante histoire vécue par Doña Flor, professeur émérite d’art culinaire » et « La terrible bataille entre l’Esprit et la matière ». Doña Flor a épousé Vadinho, séducteur, buveur, joueur, enthousiaste pour tout sauf le travail, qui la trompe et la maltraite, un homme/ravage, mais qui s’est révélé un amant extraordinaire. Belle, appétissante, appréciée de tous, elle dispense ses recettes dans l’école culinaire « Saveur et art », mais ne peut avoir d’enfant. Vadinho meurt brutalement un matin de carnaval, alors qu’il danse avec ses amis, déguisé en femme, et la laisse seule au monde. Veuve exemplaire à l’extérieur, ses nuits sont bientôt peuplées de rêves sensuels et de combats contre un désir brûlant, qui la laissent désemparée au petit matin. « La matière domine l’esprit » et les exercices proposés par la brochure de yoga ne sont d’aucun effet. Doña Flor est bientôt poussée par ses voisines vers un second mariage, avec le Docteur Theodoro, pharmacien, qui avait tenté de lui redonner le sommeil par ses pilules. C’est à tous points de vue l’opposé de Vadinho, un mari riche, fidèle, rassurant, et qui a horreur de l’improvisation. Comme dit Marcela Antelo dans son article[6] « il y a quelque chose […] que la chanson […] annonce “O que será ?[7] qui pousse Flor à se rebeller, qui la fait Autre soudainement ». Quelque chose qui n’a pas de raison ni jamais n’en aura, qui ne lui donnera aucun répit, chante le poète. Les rapports d’automate avec son nouvel époux deviennent vite lassants, elle se remémore ses nuits torrides avec Vadinho, et l’appelle. Nous sommes à Bahia, au pays des esprits et de la sorcellerie. Vadinho revient en tant que fantôme, visible seulement par elle, et parvient à la convaincre de le laisser reprendre une place de mari/amant dans son lit. Pour sauver son honneur, elle avait demandé aux dieux de le reprendre. Constatant que Vadinho n’est plus un ravage, qu’elle n’en souffre plus et n’est plus jalouse, qu’il n’y a plus d’infidélité, c’est elle qui viendra le délivrer du sortilège, et l’arracher à la mort, afin de pouvoir continuer à vivre complètement satisfaite avec ses deux maris.Bandeau_web_j452_def2

Vers l’autre rive est le dernier film du réalisateur japonais Kitoshi Kurosawa, connu pour ses films d’épouvante, par exemple Kaïro, où des fantômes, obstinés à se venger des vivants, piratent des ordinateurs et tuent brutalement les humains qui les approchent. Ce film est l’adaptation d’un roman de Kazumi Yumoto, un mélodrame qui raconte l’histoire de Mizuki. Jeune veuve, professeur de piano, bouleversée par la disparition en mer de son mari Yusuke, elle voit apparaître un soir son fantôme, de retour après trois années d’absence. Il propose à son épouse d’entreprendre un voyage sur les lieux de son passé, à la rencontre de personnes qui, touchées par le problème du deuil, se réjouissent de revoir le défunt. Rien ne distingue ce fantôme d’un être vivant, il revit au milieu des vivants, sa présence est toujours bienveillante. Le road-movie nous entraîne dans des villages et de beaux paysages de campagne, le couple retrouve une familiarité provisoire de gestes et de paroles. Ils se rendent chez un vieil homme qui a perdu sa femme, et découpe des fleurs en papier dans des magazines pour en tapisser le mur de sa chambre, dans un restaurant où ils participent à la préparation des plats. Yusuke est accueilli comme une vedette dans son village où il donne une conférence sur les sciences de l’Univers. Entre trains et bus, le film est une succession de moments en accéléré, d’instants précaires, même si parfois Mizuki peut souhaiter qu’ils puissent se prolonger. Elle se rappelle qu’elle a découvert des mails de son mari adressés à une collègue de travail, et elle cède à une crise de jalousie posthume. Enfin, le couple retrouve une forme d’apaisement qui permet la rencontre des corps, avant la séparation ultime. Le but du voyage est atteint lorsqu’ils se retrouvent sur le ponton, face à la mer, où Yusuke se trouvait juste avant sa noyade. Ces retrouvailles permettront à Mizuki de faire son deuil, en voyageant avec son mari et en échangeant avec lui, d’accepter leur séparation définitive.

Dans ces deux fables sur l’amour, l’absence et le deuil, sont interrogés le rapport à entretenir avec les morts dans les différents registres R.S.I., ainsi que la place respective de l’amour et du désir chez les deux sexes. Chez Doña Flor, le dédoublement entre amour et désir, habituellement masqué chez la femme, est « imaginarisé » par l’utilisation de deux hommes. Pour les deux femmes, Doña Flor et Mizuki, c’est la jouissance sexuelle avec le fantôme de leur mari qui redonne vie à leur amour. Mizuki accepte alors que Yusuke soit mort, et Doña Flor retrouve la vie.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Martinière & Le Champ freudien Éditeur, coll. Champ Freudien, juin 2013.

[2] Doña Flor et ses deux maris, film de Bruno Barreto, Brésil, 1976, avec Sonia Braga, José Wilker et Mauro Mendonça (Il existe un remake fait en 1982 aux USA : Mon fantôme bien aimé, avec Sally Field).

[3] Vers l’autre rive, film de Kiyoshi Kurosawa, Japon, 2014, prix de la mise en scène dans la sélection « Un certain regard » (festival de Cannes 2015).

[4] Jorge Amado (1912- 2001), maître de la littérature brésilienne originaire de Bahia.

[5] Candomblé : religion afro-brésilienne, où le culte des divinités orixás est célébré lors de cérémonies au moyen de tambours, chants et danses.

[6] Antelo M., « La solution Doña Flor », La Cause freudienne, n° 36, février 1997, p. 49.

[7] O que será, musique du film, composée par Chico Buarque https://www.youtube.com/watch?v=vSSQ0CYHJ7E

 

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Espérance et désir – À ce projet, personne ne s’opposait

Le collectif « Théâtre et psychanalyse » de l’Envers de Paris vous convie, le mardi 17 novembre à 19 heures, au Théâtre de la Colline pour la représentation de À ce projet personne ne s’opposait, texte de Marc Blanchet et Alexis Armengol, conception et mise en scène d’A. Armengol, librement inspiré de Prométhée enchaîné d’Eschyle. Un débat avec le metteur en scène et Serge Cottet, psychanalyste, membre de l’ECF, suivra la représentation. Réservations au tarif préférentiel de 20 euros si vous vous présentez de la part de l’Envers de Paris auprès de Myriam 01 44 62 52 82.

 À l’heure où la France va accueillir et présider la 21e Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP21) pour discuter d’un nouvel accord international sur le climat, la pièce de théâtre À ce projet, personne ne s’opposait résonne étrangement.

En effet si l’espoir de la COP 21 est de sauver la planète, les auteurs misent sur l’espérance pour sauver l’espèce humaine. Ils se demandent, à partir de cette adaptation du Prométhée enchaîné « Comment sauver l’humanité ?». S’agit-il de sauver la planète en limitant la hausse de la température ou de sauver l’humanité ?

Le président du Comité consultatif national d’éthique, Jean-Claude Ameisen, pense que « la question essentielle n’est pas celle de l’avenir de ‘la nature’ en tant que telle. […] En détruisant les composantes de la nature qui sont essentielles à notre existence, c’est à l’humanité que nous faisons du mal. Nous devrions remettre le bien-être de l’humanité au centre de nos réflexions sur la nature »[1].

Suivant Eschyle, les auteurs reprennent le thème de la volonté de Zeus d’anéantir l’humanité. « Et à ce projet personne ne s’opposait. Sauf moi, nous dit Prométhée. J’ai sauvé les hommes du sort qu’on leur destinait. J’ai traqué la source du feu. Je l’ai dérobé et leur ai offert ». Prométhée a donc volé le feu pour que l’humanité puisse s’élever. « Que faisons-nous aujourd’hui de ce don ? » s’interroge Alexis Armengol.

Si, à travers le feu, Prométhée a donné aux hommes l’art, la science et la technique, il n’a pas eu le temps de voler la politique, ce qui aurait permis aux hommes de vivre correctement ensemble. Prométhée ne bute-il pas là sur un impossible, l’impossible de donner aux hommes les moyens de se gouverner, rappelant le propos de Freud sur les métiers impossibles formulé en 1925 dans la préface au livre d’August Aichhorn, Jeunesse à l’abandon[2].

Dans le second mouvement de la pièce, A. Armengol se demande « Comment construire à partir de l’espérance ? ». Pandore, se rendant compte de son geste, a refermé la boîte et seule l’espérance, parmi les fléaux qui vont se répandre sur l’humanité, est restée enfermée. L’espoir est-il un fléau comme les autres dans la boîte ou, comme reste, nous évoque-t-il l’objet cause de désir ? Les auteurs semblent aller dans ce sens. En effet, pour eux, l’espérance semble le remède nécessaire pour que l’humanité se reconstruise au-delà de la course à la performance et à son instrumentalisation via le discours du capital. L’espoir sert à penser, nous dit A. Armengol, que « tout est possible, tout est encore possible, tout est toujours possible. C’est peut être d’ailleurs dans la réinvention permanente que se situe la possibilité d’une issue ». Autre manière de maintenir le désir en laissant ouverte la question.

N’est-ce pas là le point principal de la pièce ? L’espérance comme cause du désir. Une fois tous les fléaux répandus sur le monde, il reste le désir indestructible.

[1] voir http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/09/01/jean-claude-ameisen-il-ne-faut-pas-seulement-se-focaliser-sur-le-climat

[2] Aichhorn A., Jeunesse à l'abandon, (1925), Préface S. Freud, Toulouse, Privat, 1973.

crédit photo (© Elisabeth Carecchio)

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Poutine d’airain

Nul ne doutera qu’il existe dans le monde un nombre de langues nationales, régionales ou locales. Il convient cependant de ne pas oublier lalangue propre de la subjectivité de chacun, mais aussi celle du symptôme, du réel, de la clinique. Celle-ci ne sera entendue et avec elle, le sujet dans sa singularité, qu’à travers l’analyste. Pour des sujets dans l’errance, souvent en difficulté, s’adressant aux services sociaux, rencontrer quelqu’un qui parle la langue du pays d’origine et celle de l’inconscient, c’est donner un au-delà aux questions de survie : lui permettre d’advenir à lui-même. C’est ainsi que l’on se laisse enseigner dans ce texte, sur l’histoire d’un homme, pendant longtemps sans histoires, un petit homme ordinaire. Négligé par l’Autre social, il en devient extraordinaire. Il se met à interpeller la puissance politique, et, dans le même mouvement, le monde devient pour lui menaçant. Fuyant alors son pays, il est en France néanmoins figé, paralysé. L’analyste lui offre un lieu réel où son maitre trouve sa place, un lieu de la réalité protégé de la méchanceté du monde ; enfin, un lieu où il construit sa vie. Francesca Biagi-Chai

 

À ciel ouvert

 Une phrase, « à bas Poutine, Russie Unie[1] au tribunal », est apparue de nulle part ce funeste matin d’octobre 2009 sur un trottoir en face de la mairie, à ciel ouvert, au sens littéral du terme. Un défi au Seigneur-même qui regarde d’en haut « les fils des hommes ».

Ensuite les événements s’enchaînent comme dans un film. Le 2 octobre, il est convoqué au commissariat de police. Au début il est interrogé par un « bon flic ». L’agent lui suggère de plaider coupable et d’assumer la responsabilité de l’énoncé illicite. Tout en niant en bloc, il chiffonne la photo du slogan et la jette dans la poubelle. Alors on l’envoie chez un « mauvais flic ». Celui-ci lui met les menottes et le menace avec un pistolet. Face à l’intransigeance de l’appréhendé, le « mauvais flic » le met dans une cellule avec de vrais criminels pour qu’ils le « sodomisent ». Il est terrassé et veut cesser d’exister. On le jette derrière les barreaux où il se fait cracher dessus, reçoit des coups de pied sur le corps et la tête. Après des heures de brimades, il s’évanouit.

Quand il ouvre les yeux, il voit un médecin se penchant sur lui avec une seringue. Bientôt il sera libéré et il se rendra chez lui accompagné par sa femme. Or une partie de lui est restée incarcérée au commissariat de police. Pour se retrouver lui-même, il devra partir en long voyage…

Les âmes mortes[2]

 Avant le 2 octobre 2009 l’existence du protagoniste de notre histoire était tout à fait ordinaire, un mécanisme bien réglé, pourrait-on dire. Plombier par vocation, il passa la plupart de sa vie sous terre à réparer des tuyaux d’égout. Il n’eut jamais d’amis. À vrai dire, il n’en eut pas besoin car il méprisait ses semblables. Il avait son petit monde à lui où il était le maître légitime. Cet univers consistait en sa propre personne, ses livres d’histoire, sa femme et son chat. N’étant pas quelqu’un de sentimental, il était plus attaché à son chat qu’à son épouse dont la place aurait pu être occupée par quelqu’un d’autre sans trop de peine pour lui. Son partenaire aurait dû satisfaire à la seule condition d’être inférieur à lui.

Avec une pointe d’ironie, il se caractérise comme un « petit homme sans importance ». Le personnage du « petit homme » (malenki chelovek) apparaît dans la littérature russe au début du XIXe siècle ; c’est l’un de ces héros principaux qui traverse les grandes œuvres de Pouchkine, Gogol, Dostoïevski. Malenki chelovek, c’est l’ordinarité même : un homme creux, sans qualités, dont les ambitions se cantonnent à « se faire plus petit qu’une fourmi ». Mais il y a un moment où le héros s’éveille en lui. Ainsi, Eugène, ce « pauvre dément » du fameux poème de Pouchkine « Le Cavalier d’airain » lança-t-il un défi impossible au « souverain de la moitié du globe » qui le piétinait avec les sabots de son cheval de fer[3].

Notre protagoniste, appelons-le Eugène en hommage au personnage de Pouchkine, se sentit héros à l’âge de cinquante ans. Jusque-là, il vivait en conformité avec les règles de vie de sa mère qui lui disait : « garde le silence, sois comme tout le monde ! ». Pourtant, en 2008, il décida de devenir un « citoyen ayant des droits ». Il s’adressa aux autorités locales en leur demandant de lui accorder un nouvel appartement. Sans succès. Il participa alors à la « ligne directe » avec le président de la Russie[4]. Malgré son insistance, Poutine laissa la demande sans réponse. Un an plus tard et après de nombreuses plaintes, Eugène reçut une réponse mais pas celle qu’il attendait. Lors des préparatifs pour l’élection des députés à la Douma d’État, il découvrit « une âme morte » enregistrée à son adresse. Pour augmenter le nombre des électeurs, les autorités locales eurent recours à de petites tricheries. Or Eugène ne fut pas dupe : c’était un défi personnel venant de l’autorité qui se vengeait de son « outrecuidance ». N’ayant pu tolérer cette injustice, Eugène se transfigura en un ingénieux hidalgo[5] et envoya une lettre d’indignation à Poutine dans laquelle il se présenta comme un « gentilhomme des taudis urbains ». Bien qu’il ait « tremblé comme une feuille » face à cette figure puissante, il ne put reculer. Il s’agissait de sa dignité subjective. « Suis-je un zéro ou ai-je le droit ? »[6], se demanda-t-il.

Poutine donna sa réponse définitive le 2 octobre 2009. Dans la cellule de la prison, Eugène fut humilié, c’est-à-dire réduit à « zéro ». Son évanouissement le transforma lui-même en âme morte.

La métonymie paternelle

 Le KGB fut à ses trousses : le « Poutine d’airain » ne pardonnerait pas l’audace du « gentilhomme des taudis urbains ». Eugène quitta sa ville et se mit à se déplacer. Il brouillait les pistes et ne faisait confiance à personne.

Quand Eugène était petit, son père ne demeurait pas longtemps au même endroit et se déplaçait beaucoup. Il n’expliquait jamais la raison de cette vie nomade ; il n’était en général jamais très loquace. Dorénavant le fils comprenait ce père silencieux : c’est la peur qui le poussait à voyager. Paradoxalement, c’est justement cette peur qui animait Eugène après son évanouissement subjectif au commissariat de police : « Survivre à tout prix ! »

Au bout d’un an de pérégrinations, il arriva en France. Ce pays ne fut pas choisi par hasard : Eugène suivait le chemin de son grand-père qui se trouvait à Paris après la Seconde Guerre mondiale. Il fut dénoncé à Staline et envoyé au Goulag comme prisonnier de guerre. Ainsi, Eugène avait-il pour mission de réussir là où son grand-père avait échoué. En France, il réclama le statut de réfugié politique et s’installa dans une forêt pour échapper aux agents du KGB.

Il fallait qu’il se venge du pouvoir soviétique dont lui et ses ancêtres étaient victimes. L’énoncé anonyme se cristallisa en une idée claire : il allait porter plainte contre Poutine devant la Cour européenne des droits de l’homme. Ainsi, la phrase apparue à ciel ouvert, de nulle part, devint-elle son unique raison d’être. Cela mit fin à son déplacement de nomade.

LA victime

 Il est au commissariat de police. Deux flics sont devant lui. Il les voit nettement : chaque pore, chaque poil. Quelqu’un hurle. Un cri terrible, monstrueux. Eugène se réveille. Il se rend compte que c’est lui qui crie. Ce cauchemar le torture depuis des années. Ce n’est pas les flics qui lui font peur. Ils sont « perceptibles aux yeux ». Ce qui est insupportable, c’est l’invisible qui se dissimule derrière son dos. Pour se réveiller il se fait tomber du lit : la douleur physique le sauve de l’horreur de l’anéantissement.

Ses cauchemars sont plus réels que la réalité qui craque de toutes parts. Le 2 octobre, Eugène perdit l’ordre du monde qui le protégeait contre la pesanteur énigmatique de l’invisible, l’ordre fondé sur le sentiment de supériorité que chérissait ce petit homme. Par conséquent, le langage lui fit défaut : il lui est arrivé de demeurer figé, une brosse à dents à la main, perplexe, contemplant ce drôle d’objet. « À quoi ça sert ? », se demandait-il angoissé. La réalité d’un « petit homme » était parasitée par les pensées, insignifiantes comme leur propriétaire. Il ne parvenait pas à les boucler : « ce soir je vais manger et… je vais manger et… »

En France il commence un travail de reconstruction. L’idée d’entamer un procès contre Poutine lui « donne de la force » pour sortir de la forêt et établir des liens sociaux. Il a trouvé un partenaire qui parle un peu russe et qui allait devenir son Sancho Panza fidèle. Eugène est condescendant par rapport à ce « misérable » et l’utilise comme son dictionnaire personnel. Par ailleurs, il fuit ses semblables et l’ignorance de la langue lui sert de refuge contre des amis ou ennemis indésirables. En revanche, il fréquente des avocats, des assistantes sociales et des médecins. Il veut qu’on lui « répare son cerveau ».

À chaque séance il apporte des morceaux de papier émaillés de sa petite écriture soignée. Il y énumère tout ce qu’il faisait pendant la semaine, décrit son état actuel et ses projets. Au début de sa cure, il rédigeait plusieurs brouillons pour que sa pensée soit bien construite. Maintenant il arrive à écrire sans coupures. Aussi, pour reconstituer la perpétuité de sa pensée, il « nomme » son psy au poste de secrétaire. Eugène exalte ironiquement son psy tout en gardant sa supériorité.

Il tient son journal extime sur le verso de ses ordonnances médicales. Parallèlement à la guérison de la pensée, il reconstruit son corps. Il se plonge dans un traitement : des pneumologues, des ophtalmologues, des urologues et d’autres spécialistes collent ensemble les fragments de son corps morcelé.

Sa haine envers le « Poutine d’airain » protège Eugène contre le morcellement subjectif. La puissance de la grande Russie en face de laquelle il se constitue lui permet d’établir l’Idéal du Moi. Il s’est inscrit à une bibliothèque pour reprendre la lecture. Il voudrait créer sa propre version de l’Histoire et décompléter ainsi le grand Autre soviétique.

Le mot « жертва » a deux significations en russe : la victime et le sacrifice. Eugène n’a pas réussi à faire un sacrifice structural, mais il a trouvé une autre solution : s’identifier à La victime.

[1] Le parti pro-Kremlin, majoritaire au Parlement. [2] Cf l’œuvre de Gogol Les âmes mortes [3] Eugène de Pouchkine perd sa fiancée lors d’une des terribles crues de la Neva. Désespéré, il défie la statue de Pierre le Grand (le célèbre Cavalier d’airain par Étienne Maurice Falconet) qu’il juge responsable du drame. La statue s’anime et se lance à sa poursuite. [4] « Ligne directe avec Vladimir Poutine » est une émission télévisée annuelle lors de laquelle le président répond aux questions des Russes. [5] Autre nom donné par Cervantes à Don Quichotte. [6] Le patient reformule, à son insu, la fameuse question de Raskolnikov dans Crime et Châtiment : « Suis-je une créature tremblante ou ai-je le droit ? »

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